Chapitre 18

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Emmerick jeta le dossier sur le bureau et se prit la tête entre les mains.

  • Verdammt !

Une semaine que le banquet avait eu lieu. Une semaine qu’il était chargé avec Werner d’enquêter pour trouver le coupable. Le lendemain de la soirée, le colonel avait complètement disjoncté et voulait absolument donner une bonne leçon à qui osait s’en prendre à l’armée allemande. Les deux lieutenants avaient interrogé tous les invités de la soirée, constitué des dossiers sur chacun d’entre eux pour vérifier leur passé, connaître leur vie aussi bien qu’eux. Rien. Personne ne semblait suspect. Aucuns éléments concrets. Ils avaient perdu leur temps et ce travail leur avait pris presque toute la semaine. Il ne manquait qu’une seule personne à interroger : Madeleine. À son sujet, Emmerick avait menti, disant qu’il l’avait questionnée lorsque Werner n’était pas disponible. Demi-mensonge. Il était persuadé de son innocence et n’était pas à l’aise avec l’idée de la faire revenir à la Kommandantur. Là où deux fois des hommes avaient franchi la limite. Là où elle avait été enfermée toute une nuit. Pourtant, la pianiste avait le profil parfait. Récupération de tract. Absente dans la salle lorsque la coupure avait eu lieu. Que cachait-elle d’autre ?

Wolffhart s’était posé de nombreuses questions au sujet de cette femme. Que faisait-elle à l’étage ? Prat l’avait-il emmenée de force ou l’avait-il surpris en mauvaise posture ? Avait-elle accepté d’être pianiste à cette soirée dans un but précis ? Plus le temps passait, plus le voile s’assombrissait et le lieutenant espérait sincèrement que la jolie brune ne lui fasse pas regretter son mensonge.

  • On n’a rien, putain, et pas le temps d’interroger toute la ville ! s’écria Werner.

La tromperie d’Emmerick avait eu d’autres conséquences. Lorsque le colonel avait remarqué la gueule du sergent Prat, il lui avait demandé des explications. Ce dernier n’avait trouvé comme excuse qu’une bagarre contre des hommes français. Von Faber avait vu rouge, les Lormontais ne pouvaient pas s’en prendre à la Wehrmacht sans subir des séquelles. Si à la fin du mois Koenig et Wolffhart n’avaient pas trouvé le coupable, il prenait dix hommes au hasard pour les exécuter sur la grande place. Fini la gentillesse et l’opération séduction, les Lormontais n’allaient pas le prendre pour un bonnet. Le vainqueur, c’était lui.

Les deux lieutenants ne disposaient plus que d’un jour pour trouver l’auteur des faits.

  • On devrait voir ça avec nos soldats, je ne comprends toujours pas pourquoi personne n’était posté à cet endroit, dit Emmerick.

Mauvaise compréhension ? Mauvaise gestion des troupes ? Soldats corrompus ? Cette partie restait encore à creuser. Si Madeleine était suspecte, Prat pouvait tout autant l’être. Qui des deux s’étaient isolé en premier ? Qui avait surpris l’autre ? Emmerick serra les mâchoires, revivant la scène. Il regrettait amèrement qu’elle ne soit pas venue déposer une plainte contre le sergent. Ces non-dits ne facilitaient pas la tâche aux lieutenants. Pire encore, Wolffhart ne pouvait s’empêcher de penser à cette enflure qui vivait sous le même toit que sa jolie brune.

Il ne l’avait pas revu depuis cette soirée, depuis qu’elle l’avait laissé en plan sur le pas de la porte. Emmerick n’avait pas osé venir à la guinguette. Il ne savait comment se comporter après de tels événements. Devait-il se méfier d’elle ? Ou au contraire se montrer protecteur ? Cette femme était un mystère. Pourtant, il y pensait sans arrêt. Sa chute de reins, son odeur sucrée, ses lèvres charnues, ses seins qui s’étaient collés contre son torse lors de cette brève danse…

  • Oh tu m’écoutes ? beugla Werner
  • De quoi ?

Il était piqué, il le savait, mais il fallait qu’il l’oublie par n’importe quel moyen. Madeleine ne pouvait rien lui apporter de bon.

  • Qui devait être placé à l’entrée de la rue ? demanda son ami
  • Je ne sais pas, est-ce que quelqu’un devait l’être au moins ?

Werner souffla, agacé.

  • Tu devrais la baiser, balança-t-il, froidement.

Surpris, Emmerick releva vivement la tête et l’interrogea du regard.

  • Depuis la soirée t’es pas concentré putain ! Et ça n’aide pas du tout à avancer. Alors baise ta pianiste et oublie-la.

Wolffhart réfléchit un instant. Il ne comprenait pas pourquoi cette femme l’obsédait autant. Imaginer que ce ne soit qu’à cause de son corps séduisant, sensuel, arrangeait l’Allemand et lui donnait un semblant d’excuse pour le comportement qu’il avait pu avoir. Peut-être avait-il besoin de découvrir et d’explorer sa chair pour se détacher d’elle.

Cependant, ses actes passés ne lui facilitaient pas la tâche.

  • Il faudrait déjà qu’elle soit intéressée.
  • Tu lui offres des fleurs, tu l’invites à dîner puis tu l’emmènes à l’hôtel. L’affaire est réglée. Et je ne me souviens pas d’une seule fille qui t’ai résisté quand on était à l’école militaire. Depuis quand t’as pas trempé ta bite, mon vieux, pour manquer de confiance comme ça ? titilla Werner.

Un rire traversa la gorge d’Emmerick. Depuis l’adolescence, il plaisait et le savait. Ses iris l’avaient toujours aidé à charmer les filles. Loin d’être un tombeur, il avait pourtant su en profiter. Des aventures, des relations, oui il s'était amusé et plus d'une fois. Jamais rien de sérieux toutefois. Il ne vivait que pour sa famille.

Après la Grande Guerre, son père était revenu avec de graves séquelles, faisant parti de ceux que l’on nommait « les gueules cassées ». Un éclat d’obus lui avait arraché une jambe et abîmé un œil. Après avoir passé des mois à l’hôpital, il était rentré, mais son état ne s’était pas amélioré. Devenu accroc à la morphine et dans l’incapacité de travailler, sa mère travaillait d’arrache-pied pour subvenir aux besoins de la famille, mais aussi pour acheter la morphine nécessaire. Éviter les crises de colère était vite devenu une priorité.

Friedrick naquit en 1920. Ce petit frère, de dix ans son cadet, fut une claque pour Emmerick. Pourquoi avoir un deuxième enfant alors que leur famille survivait à peine ? Sa famille au bord du gouffre, il avait décidé de quitter l’école et de commencer à travailler. Il était d’abord devenu ramoneur. Les enfants de son âge étaient vivement recherchés dans ce métier pour leur petite taille et leur agilité. C’est aussi à cet âge-là qu’il fit sa première réparation : une radio, dont les fils électriques effilochés jaillissaient. Il l’avait ramené chez lui, avait nettoyé et démêlé l’écheveau de câbles. Curieux de découvrir la machine, il avait déconnecté tout ce qui pouvait l’être et avait disposé les éléments par terre avant de les exposer un par un à la lumière. Trois semaines avaient été nécessaires pour comprendre la bête et une pour rembobiner l’ensemble. Il y avait passé ses soirées et ses nuits.

Cette première réparation avait été fastidieuse et le résultat immédiat assez médiocre : rares étaient les sons clairs au milieu de la friture. Cependant, cette expérience lui avait donné le goût du bricolage. Il avait profité de ce temps pour lire et décortiquer Principes de la mécanique, de Heinrich Hertz, que sa mère lui avait offert un noël. Rapidement, le besoin de mettre en pratique ses connaissances s’était fait sentir et il avait réparé la machine à coudre d’un voisin, la vieille horloge de l’orphelinat, s’était amélioré dans la remise en état de radio.

Ses talents de petit bricoleur s’étaient ébruités et lui permirent de trouver un nouveau travail : mécanicien. Rapidement, bricoler les voitures était devenu son truc. Il était bon dans ce domaine et se sentait destiné à ce métier.

Il travailla dans un garage à deux rues de chez lui à Stuttgart. Heimo, le gérant, était un homme bedonnant, accroc à la bière brune et aux cigarettes, mais extrêmement gentil. Il avait appris à Emmerick toutes les ficelles du métier, faisant de lui un expert de la mécanique. Malheureusement, cela ne rapportait pas assez et il devenait de plus en plus difficile de manger à sa faim chez les Wolffhart.

Pour pallier le manque d’argent, Emmerick avait décidé de s’engager dans l’armée à sa majorité puis de faire l’école militaire pour gagner en grade. Hitler au pouvoir, le rideau de misère se levait enfin. Jamais il n’avait été aussi bien payé. Aujourd’hui encore, alors qu’il occupait la France, il gagnait quatre-vingt-dix Reichmarks par mois. N’ayant aucun loyer à payer, cette somme était comme de l’argent de poche. Depuis Lormont, le lieutenant s’arrangeait toujours pour envoyer à sa famille nourriture, vêtements ou n’importe quel objet qu’il jugeait utile. Leur faire des cadeaux, même de loin, c’était sa façon de prendre soin d’eux.

Sa famille. Sa priorité. Madeleine n’était pas différente des autres femmes. Elle ne devait pas le devenir.

  • Ouais t’as raison, avoua Emmerick, c’est sûrement ma queue qui parle. Je vais me la faire.

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