Chapitre 19

7 minutes de lecture

Karl Prat se regardait dans le miroir. Depuis son altercation avec le lieutenant Wolffhart son visage avait dégonflé, mais des auréoles de jaunes se mélangeaient au violet autour de ses yeux. Il avait une sale gueule et chaque fois qu’il passait les mains dessus la douleur le lui rappelait. Il avait tout fait pour éviter Madeleine après ce banquet au château. Le lieutenant l’effrayait. Son grade lui permettait de faire de Karl ce qu’il voulait et de l’envoyer dans pire endroit, mais surtout il savait qu’il risquait bien pire s’il était dénoncé. Pourtant cette altercation n’avait fait qu’augmenter son intérêt pour la jeune Perrin. Il se sentait excité par l’interdit. Cette salope se croyait sûrement protégée, mais il jurait qu’il finirait par l’avoir.

Karl enfila sur son torse tuméfié sa chemise qu’il rangea dans le pantalon de l’uniforme. Il allait se faire discret pour le moment. Il mettait Madeleine dans un coin de sa tête en attendant patiemment le bon moment, qui finirait par se pointer. Des filles, il y en avait bien d’autres et beaucoup plus accessibles.

Il sortit de la salle de bain et descendit les escaliers pour se rendre à la cuisine. En chemin, il croisa Yvonne. Il ne doutait pas de la satisfaction de cette femme à le voir ainsi. Depuis le début elle se montrait odieuse, alors qu’il avait d’abord tenté d’être charmant. Telle mère telle fille se disait-il, toutes les deux avec un sale caractère.

  • Joséphine, petit déjeuner, ordonna Prat en entrant dans la cuisine.

Il savait cette domestique craintive, au contraire des maîtresses de maison. L’ombre d’un sourire retroussa les commissures de ses lèvres. Les Perrin se montraient effrontées pour l’instant, mais il arrivera un moment où elles le respecteront. Il allait dompter cette insolence et leur apprendre à lui obéir, tout comme on l’avait fait pour lui dans sa jeunesse. Inspirer la peur était la meilleure méthode pour étouffer n’importe quel instinct de rébellion.

٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭

Un sourire fendit les lèvres de Madeleine et elle tapa dans la main d’Annie en signe de victoire. Avec l’aide de l’enfant, elle avait enfin réussi à convaincre Eliane de sortir pour autre chose que des besoins nécessaires. Elles allaient pique-niquer, elle avait déjà tout préparé.

Depuis le banquet, la jolie brune s’efforçait d’être très peu présente chez elle pour ne pas croiser le sergent. Elle se rendait à nouveau régulièrement chez Eliane le matin et s’était donné pour objectif de la faire sortir. Au-delà d’aider son amie, cela lui avait donné un but à atteindre et avait occupé son esprit pour ne plus penser à cette soirée. Cette escapade allait leur faire du bien à toutes les deux. Madeleine souhaitait oublier et faire rentrer les choses dans l’ordre. Seul le lieutenant Wolffhart était au courant de ce qu’il s’était passé cette nuit-là, elle n’avait pas voulu en parler à ses proches, pas du tout prête à admettre ce qu’il aurait pu se passer. Le déni était sa stratégie.

Elle avait remarqué le visage tuméfié du soldat, comprenant les agissements du lieutenant. Cela ne l’apaisait pas pour autant, ce qui l’aidait c’était de revenir à la norme, de reprendre sa routine. Routine de guerre. Cette occupation avait un goût amer que Madeleine tentait de faire passer en fermant les yeux. Ça ne fonctionne pas comme ça…

Sourire, se montrer fière, était sa meilleure arme. Et c’est ce qu’elle fit en prenant le panier de nourriture pour sortir de l’appartement de son amie.

  • C’est parti ! s’écria la petite Annie, folle de joie.

Elles allèrent au parc de l’Ermitage où plusieurs personnes déjà avait commencer leur déjeuner. Le soleil d’août faisait sortir les Lormontais ce qui rendit Madeleine plus heureuse : Eliane allait se sentir plus à l’aise avec du monde autour. Cette dernière se serait sûrement sauvée si elles avaient été seules au milieu des Allemands qui patrouillaient.

Elles s’installèrent dans l’herbe, parmi les autres habitants. Annie était surexcitée, elle sautillait dans tous les sens, heureuse de pouvoir ressortir et surtout d’être en présence de sa mère. Elle était sûre qu’un peu de soleil allait faire réapparaître le sourire sur les lèvres de cette dernière. Elle voyait bien que sa maman était triste depuis le départ de son papa et encore plus depuis qu’elles étaient parties de Paris. Eliane et Madeleine s’assirent puis placèrent les couverts et la nourriture sur le drap tandis qu’Annie tournoyait dans son coin. Elle se rappela la dernière fois qu’elle était venue au parc et se demanda si les enfants qu’elle avait rencontrés seraient présents aussi. Elle avait bien envie de retrouver des copains pour s’amuser un peu. Elle s’arrêta et tomba sur les fesses en riant.

  • Maman regarde, la dernière fois on était là-bas avec Madeleine !

Cette dernière blêmit. Son sang ne fit qu’un tour. L’enfant avait réussi à tenir parole jusqu’à présent et la jolie brune pensait qu’elle avait peut-être même oublié les événements. Ce n’était pas le bon moment de se souvenir, surtout pas quand Eliane se décontractait un peu.

  • Tu viens manger Annie ? feinta Madeleine pour changer de sujet.

La petite accepta et la pianiste souffla. Eviter le sujet. Oublier le passé. Aller de l’avant. Tel un mantra, elle se le répéta une deuxième fois pour elle-même.

Toutes les trois commencèrent ce déjeuner dans la bonne humeur, se moquant même parfois des soldats qui crevaient de chaud dans leur uniforme.

  • Tu devrais venir à la guinguette parfois, suggéra Madeleine, il y a quand même une bonne ambiance.
  • Je ne pense pas que ce soit une bonne idée avec Annie.

La jolie brune haussa les épaules, cela ne servait à rien d’insister. Elle commençait à connaître suffisamment Eliane pour deviner quand une idée était inacceptable et surtout elle ne voulait pas plomber l’ambiance. Le repas se passait plutôt bien et Annie s’amusait avec une poupée en même temps qu’elle mangeait, même si parfois elle jetait des coups d’œil à droite et à gauche pour trouver des enfants avec qui jouer. L’école et ses copines lui manquaient, surtout Barbara sa meilleure amie avec qui elle passait habituellement tous ses étés à Paris. Les grandes vacances touchaient bientôt à leur fin et Annie avait hâte de retourner à la capitale en septembre.

Elle repéra soudain une tête blonde avec qui elle avait joué la dernière fois qu’elle était venue.

  • Maman, je peux aller jouer avec les enfants là-bas ? demanda-t-elle suppliante.

Eliane jeta un regard inquiet à Madeleine qui lui assura qu’elle n’avait rien à craindre. Du moins, elle l’espérait et cette fois-ci elles étaient deux à la surveiller. La jeune mère hocha la tête et Annie sauta de joie. Elle se mit à courir en direction de la tête blonde puis stoppa sa course brutalement. Souhaitant rassurer une dernière fois sa maman, elle rebroussa chemin.

  • Promit Madeleine, promit maman je ne prendrai pas de lettre cette fois-ci ! dit-elle déterminée avant de repartir.

Panique. Le cœur de la pianiste cogna contre sa poitrine et l’adrénaline l’envahit. Son visage se décomposa tandis que les yeux d’Eliane, braqués sur elle, étaient pleins d’interrogations.

  • Prendre une lettre ? questionna la jeune mère.

Madeleine mourrait d’envie de lui dire que ce n’était rien, qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter, que c’était du passé. Cependant, elle sentait qu’Eliane n’allait pas lâcher l’affaire et si ce n’était pas elle qui lui disait, Annie le ferait à force de questions. Elle ne voulait surtout pas qu’elle le découvre à travers le récit d’un enfant.

  • Ecoute je… Ne t’inquiète surtout pas… commença-t-elle.

Mais ces paroles avaient l’effet inverse, l’angoisse montait dans la poitrine d’Eliane. Qu’était-il arrivé à sa fille ? Du regard elle supplia Madeleine de lui raconter. Cette dernière s’exécuta, la boule au ventre, racontant comment Annie s’était malencontreusement retrouvée avec une lettre dans les mains sur laquelle la Marseillaise était inscrite. Elle tenta de la rassurer quand elle raconta que le lieutenant l’avait laissé ramener l’enfant plus ou moins tranquillement. Elle résuma très rapidement son entretien à la Kommandantur brodant quelques mensonges pour ne pas inquiéter son amie et évitant soigneusement le sujet épineux du baiser.

Lentement, le visage d’Eliane passa de l’angoisse à la colère. Pourquoi Madeleine ne lui avait-elle rien dit ? Est-ce qu’elle lui cachait d’autres choses ? Avait-elle été maltraitée à la Kommandantur ?

  • Excuse-moi, je t’en prie, supplia la jolie brune, je ne voulais pas que tu t’angoisses plus que tu ne l’es déjà. Tu restes toute la journée enfermée parce que tu as peur pour ta fille et toi. Tu sors à peine pour faires tes courses, tu fais des cauchemars… Si je te l’avais raconté tu te serais encore plus inquiétée… Tout va bien je t’assure.

Madeleine se montrait convaincante. Elle avait raison. Eliane passait son temps à se morfondre dans cet appartement minable, à attendre l’arrivée de son amie pour avoir de quoi manger sans avoir besoin de sortir. Son attitude impactait aussi le moral d’Annie, elle le voyait bien. Prête à tout pour protéger sa famille, elle avait pris le parti de s’enfermer, de se cacher comme si cela pouvait la sauver de cette misère. Tout ce qu’elle faisait, c’était empirer les choses.

La culpabilité la frappa, il fallait que ça change, qu’elle cesse de vivre dans l’angoisse.

  • Tu as raison, déclara-t-elle, soudainement déterminée. Je vais arrêter de me laisser consumer par la peur.

Annotations

Vous aimez lire Sand.Bones ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0