Chapitre 12

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Yvonne sortit discrètement un peu du café qu’elle cachait dans sa chambre. Cette denrée devenue rare, elle ne voulait pas la laisser dans la cuisine à la portée de tous, et surtout du sergent Prat. Elle préparait un panier où elle ajouta par-dessus l’arabica quelques biscuits et un peu de brioche, le tout recouvert d’un torchon à carreaux rouge et blanc. Madame Perrin se rendait chez son amie Marie qu’elle ne voyait plus beaucoup depuis le début de l’occupation. Cette dernière accueillait deux soldats, un peu trop présents pour Yvonne.

Sur le chemin, elle salua quelques Lormontais qu’elle côtoyait. Cela faisait trente ans qu'elle habitait la ville, mais cette dernière étant relativement grande, elle ne connaissait pas tout le monde, seulement une poignée d'anciens. Malgré son sale caractère et sa carapace épaisse, Yvonne était appréciée pour la force autoritaire qu’elle représentait. Cependant, après la mort d’Albert et le départ de Madeleine pour Paris, la femme était devenue plus taciturne et rares étaient les amis restés près d’elle.

  • Bonjour Lucien, dit-elle en arrivant chez les Dufresne.

Le mari de son amie, lunettes noires sur le visage, était assis devant la maison et profitait des rayons du soleil. Lucien était aveugle depuis que son diabète s’était aggravé huit ans auparavant, altérant alors les vaisseaux sanguins de ses yeux. La rétinopathie l’avait empêché de retourner sur le front en 1939, mais il se sentait coupable d’avoir laissé partir son fils seul.

Il salua Yvonne en retour avec un grand sourire, sentant sa bonne humeur. Depuis qu’il avait perdu la vue, il était plus sensible à ce qui l’entourait. Il écoutait davantage les personnes autour de lui et arrivait à mieux discerner les humeurs et émotions qu’un voyant. Cela le rendait plus sage. Il avait parfois l’impression d’être un vieil homme plein de bon sens ayant vécu plusieurs vies. La maladie avait tempéré sa témérité. Marie disait qu’il devenait plus empathique, lui prenait ça plutôt pour de la clairvoyance.

  • Tu devrais venir, j’ai ramené des gourmandises, confia la mère de Madeleine.

Cette dernière lui tendit son bras et ils entrèrent ensemble à l’intérieur de la maison où Marie les attendait déjà. Elle salua son amie et aida son mari à s’installer dans le salon. Avec Yvonne, elles allèrent à la cuisine préparer quelques en-cas.

  • Tiens, regarde ce que j’ai amené, montra Perrin en soulevant le torchon et les biscuits.
  • Du café ! Tu es folle ! Tu n’aurais pas dû… lui dit Marie, mélangeons-le avec de la chicoré, que tu puisses en garder au moins.

Yvonne balaya de la main la remarque de son amie. Si elle en avait amené, c’est qu’elle le voulait. Pourquoi se priver alors qu’elle en avait les moyens ?

  • C’est toi qui es folle ! Je t’amène une belle denrée et voilà que tu veux la couper. Si c’est comme ça, je le garde pour moi, rouspéta Yvonne.

Marie leva les yeux au ciel, amusée, et hocha la tête. Même en temps de restriction son amie ne changeait pas.

Une fois le café préparé, elles rejoignirent Lucien dans le salon.

  • Comment va Benoît ? demanda Yvonne, vous avez des nouvelles ?
  • Plus depuis un mois, répondit douloureusement la mère, toujours prisonnier chez les chleuhs…

La voix de Marie se brisa et son mari lui prit la main. Parler de leur fils était de plus en plus difficile. Après l’Armistice, elle avait vivement espéré son retour, à la place ils avaient reçu une lettre du service des prisonniers de guerre. Cette nouvelle les avait abattus. Lucien montrait moins sa tristesse, épaulant sa femme, mais plus les jours passaient plus ses espoirs de voir bientôt son fils s’amenuisaient.

  • Vous savez, Madeleine est revenue à la maison. Et vu la situation à Paris, elle ne risque pas de repartir de sitôt. Je pourrais la relancer… tenta la mère Perrin.
  • Ne parlons pas mariage sans la présence de Benoît. Même s’il était d’accord, il faudrait attendre son retour, répondit Marie.
  • Je ne pense pas que ce soit la meilleure période pour une telle fête de toute façon, ajouta Lucien, excédé de l’insistance de son amie.

La mère de Madeleine se tut et but une gorgée du café encore brûlant. Elle tenait à ce mariage entre les Dufresne et les Perrin. Grâce à la longue amitié d’Yvonne et Marie, les deux enfants se connaissaient depuis la tendre enfance et s’entendaient merveilleusement bien. Les deux femmes s’étaient rencontrées, adolescentes, à l’école lorsqu’Yvonne avait emménagé à Lormont avec sa famille. L’adolescente de douze ans avait déjà un caractère difficile à l’époque et avait du mal à se socialiser. Marie avait été la première à venir lui parler et à l’intégrer. Elle avait appris à la connaître sans la juger et les liens s’étaient créés naturellement. Leur passion pour les ragots les avait rapprochés et en grandissant leur amitié s’était renforcée. Elles ne s’étaient plus lâchées depuis leur rencontre, même lorsque chacune s’était mariée. Entre Lucien et Albert, ce n’était pourtant pas évident au départ. Le premier était un vrai casse-cou toujours prêt à amuser la galerie tandis que le mari d’Yvonne, bien que bon vivant, était plus calme et posé. Les premiers dîners à quatre étaient de vrais supplices pour les deux hommes qui ne trouvaient jamais de terrain d’entente tandis que leurs femmes parlaient entre elles. C’est seulement après avoir eu leurs enfants qu’ils s’étaient rapprochés. Madeleine appréciant Lucien comme un second père et vice-versa pour Benoît. Les deux hommes avaient enfin trouvé un sujet qui les animait : leur quotidien de père et de mari. Albert détestait toujours le caractère intrépide de Lucien, qui lui n’aimait pas la pudeur du banquier, mais leur relation s’était apaisée. Parfois même, ils se surprenaient à être complices.

Yvonne reposa sa tasse bouillante.

  • Comment ça se passe avec les vôtres ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

Les Dufresne accueillaient deux Allemands, l’un occupait leur chambre d’ami et l’autre la chambre de Benoît. Céder cette pièce, celle de son cher fils prisonnier de l'ennemi, était comme une seconde défaite pour Marie.

  • À vrai dire ils sont corrects et essayent d’être sympathiques, répondit la mère de Benoît, et toi avec le sergent ?
  • Je ne lui parle pas. C’est un drôle de personnage, il a une manière de regarder les jeunes femmes, ça fait froid dans le dos…
  • Comment ça ? demanda Lucien
  • Parfois, il fixe ma Madeleine avec des yeux… Je ne lui fais pas confiance. Dans la rue je l’ai déjà vu faire la même chose aussi avec la jeune Lucile Dumont.
  • En même temps, Lucile n’est pas un modèle de pureté… commença Marie.
  • Mais elle ne mérite pas la cruauté d’un homme pour autant, coupa son mari.

Lucien posa sa main dans le dos de sa femme.

  • Heureusement, les deux que nous avons ici n’ont pas l’air comme ça, continua la mère Dufresne.
  • Ils sont tous les mêmes, répondit Yvonne sèchement.

Les deux femmes continuèrent leur bavardage et leur plainte le reste de l’après-midi. Discrètement, lorsqu’il en eut assez, Lucien retourna sur sa petite chaise en bois devant la maison. Il ne voyait plus mais il sentait encore : le soleil, la brise, les gens autour de lui. Il n’avait plus la possibilité de courir, sauter par-dessus les grillages, jouer les impavides. Cependant, il pouvait encore écouter et sentir la vie.

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