Chapitre 13.1

6 minutes de lecture

  • Couper un câble allemand ? Mais enfin, qui a pu faire cette connerie ?

C’était dans la nuit, près de l’école que le méfait avait été commis. Toute la matinée la rumeur avait circulé bon train à Lormont et chacun donnait sa petite hypothèse. La plus répandue : un gamin qui voulait emmerder les boches installés dans l’école des garçons. Certains habitants simulaient le mécontentement alors qu’au fond ils jubilaient, d’autres s’offusquaient sincèrement craignant les conséquences.

  • Ils parlent d’avancer le couvre-feu à dix-neuf heures, vous imaginez !
  • À mon avis, ça arrangerait mieux les choses si on retrouvait le con qui a fait ça…

Madeleine écoutait attentivement la discussion qui se faisait entre une autre cliente et la boulangère. Depuis le départ de son mari, Madame Pelletier gérait la boulangerie seule. C’était une belle femme blonde, grande gueule, d’une bonne trentaine d’années. Elle aimait susciter le désir des hommes et n’hésitait pas à faire usage de décolletés plongeants, bien que cela lui attirait régulièrement les foudres de la gente féminine.

  • Venir dans la cour de l’école en plein couvre-feu, avec des sentinelles à côté… il faut oser, risqua la jeune Perrin.

Peu importe ce qu’en disait les autres, elle était admirative de cet acte et aurait aimé avoir ce cran. Depuis qu’elle avait quitté précipitamment la Kommandantur quelques jours plus tôt, elle se sentait épiée et talonnée. Cette sensation de n’être jamais seule la suivait chaque fois qu’elle quittait son domicile et l’empêchait d’aller voir Eliane. Cependant, jamais personne ne semblait derrière elle lorsqu’elle se retournait. Devenait-elle paranoïaque ? Cette impression était exacerbée par la présence écrasante des Allemands dans la ville. Ils étaient partout. Madeleine savait qu’elle n’avait rien à se reprocher et ce sentiment d’être surveillée décuplait sa colère contre le lieutenant.

La boulangère se pencha sur le comptoir, comme pour se confesser.

  • C’est vrai que celui qui a fait ça, il en a une sacrée paire. J’aimerais bien le rencontrer, chuchota-t-elle, accompagné d’un clin d’œil.
  • Attention aux répercussions, moi j’vous le dis, insista la cliente avant de partir.

Madame Pelletier donna une baguette de la veille à Madeleine. Depuis que les Allemands étaient arrivés, impossible d’avoir du bon pain frais : « pour l’économie », disaient-ils. Après être sortie de la boulangerie, elle la rangea dans son panier, enfourcha sa bicyclette et rentra chez elle pour déjeuner.

٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭٭

Le colonel Von Faber avait obligé Emmerick à se rendre à l’école des garçons pour constater l’ampleur des dégâts et mener une enquête. Ce n’était pas son rôle, mais le capitaine Flegel était apparemment affairé ailleurs. Le lieutenant se demandait surtout s’il n’était pas trop occupé à décuver. Cet homme était connu pour ses nombreux aller-retour dans les bordels de Bordeaux.

Arrivé sur les lieux il découvrit un câble arraché qui pendait le long de la façade. Décidé à rechercher des indices, il entra dans l’école afin d’interroger les soldats qui y dormaient depuis qu’elle avait été réquisitionnée. Il doutait de trouver grand-chose, mais il fallait calmer le colonel.

Il poussa la grille et traversa la cour. Des barrières barbelées, une énorme cantine roulante, des sacs de sable, des piles de pneus envahissaient le préau. Cela ne ressemblait plus du tout au refuge des galipettes et des rires en cascade. Les soldats avaient envahi les lieux, effaçant toute trace de frivolité. Il entra ensuite dans le hall où les meubles avaient été renversés, les dessins des enfants écrasés, le fourbi des locataires jeté au sol. À terre traînaient des bouts de journaux, de la paille et des cigares à demi consumés. Une porcherie.

Les quatre soldats présents se figèrent en le voyant arriver, la mine penaude. Le lieutenant se présenta, ignorant le désordre, mais il ne put s’empêcher de se demander si ces hommes n’avaient pas eux-mêmes saccagés le câble électrique. Qui peut vivre dans des conditions pareilles ?

  • Expliquez-moi comment un délit a pu être commis sous les yeux d’une dizaine de soldats ? demanda-t-il durement.

Les quatre militaires se regardèrent gênés, n’osant pas prendre la parole. Ils se sentaient bien seuls sans le reste de la troupe.

  • Il y a eu un vol de nourriture aussi lieutenant, avoua l’un d’entre eux.
  • Un vol ? répéta-t-il les dents serrées.

Le regard de Wolffhart s’assombrit et une bouffée de colère lui enserra la gorge. Comment ces abrutis avaient-ils pu se faire berner à ce point ? Ils étaient la honte de la Wehrmacht, ces gamins d’à peine vingt ans qui ne pensaient qu’à profiter de l’autorité nazie pour mieux exploiter les femmes. Il inspira profondément, tentant de garder son calme.

  • Qu’est-ce qui a été volé ?
  • La moitié d’un jambon et de la pâte de coing…

D’un mouvement de tête il demanda à être accompagné dans la cuisine. À première vue, toute la nourriture n’avait pas été prise et cela ressemblait plutôt à un vol à la sauvette, commis par quelqu’un d’affamé qui avait agi dans l’urgence. Le lieutenant observa la pièce et s’approcha de la fenêtre, c’était juste à cet endroit que le câble pendouillait. Le voleur avait dû passer par-là et était sûrement descendu par la fenêtre en utilisant le câble. Cela avait dû faire un sacré raffut.

  • Vous vous foutez de moi, personne n’a rien entendu ? s’énerva franchement Emmerick.

Le ton employé glaça les quatre jeunes hommes qui semblaient se rapprocher les uns des autres, comme pour se protéger. Aucun d’entre eux n’avaient d’explication convenable. La veille, ils s’étaient tous enfilés une bonne quantité d’alcool, profitant de l’espace de l’école pour faire tapage et s’amuser. Les quelques filles présentes avaient accaparé toute l’attention des allemands, n’arrangeant pas du tout leur situation.

Comme personne ne répondait, le lieutenant s’emporta et abattit violemment ses paumes contre le plan de travail.

  • Rangez-moi ça ! Rangez-moi toute l’école !

Les soldats firent le signe nazi et s’exécutèrent aussitôt. Emmerick claqua ses talons, sortit de l’école et inspira une goulée d’air pour se calmer. Si les Lormontais commençaient à prendre les Allemands pour des imbéciles, la cohabitation allait être difficile.

En chemin vers la Kommandantur l’officier croisa son ami de l’Abwehr, Werner Koenig. Ce dernier grand sourire aux lèvres s’approcha et le bouscula pour le taquiner.

  • Bah dis, t’en fais une tête !
  • La ferme Werner…

Ce dernier s’esclaffa. Koenig et Wolffhart s’étaient connu à l’école militaire grâce à laquelle ils étaient tous deux devenus lieutenant. Ensemble ils avaient fait les quatre cents coups, essayant sans cesse de faire rager leurs supérieurs. Après l’école militaire, chacun était retourné auprès de sa famille et à l’annonce de la guerre, ils s’étaient définitivement perdus de vu, envoyés sur des fronts différents. Aucun des deux hommes n’avait jamais essayé de contacter l’autre. Leur retrouvaille à Lormont avait été une véritable surprise et les deux Allemands avaient été heureux de se revoir, même après tout ce temps.

  • Aller viens boire un verre, ça va te détendre, lança Koenig.
  • Il faut que j’aille parler au colonel d’abord.
  • Je t’accompagne alors, comme ça tu ne te défiles pas après !

Wolffhart leva les yeux au ciel, presque amusé. Werner était de ces étranges personnes toujours de bonne humeur qui trouvaient du positif dans toutes les situations. Véritable épicurien, son plus grand plaisir était de communiquer son enthousiasme et de partager de bons moments avec ses proches.

Durant le trajet, le lieutenant exposa l’affaire à son ami. Les deux hommes s’attardèrent particulièrement sur l’attitude des jeunes qui logeaient à l’école. Emmerick était encore en colère. Ce comportement n’était pas digne d’un soldat allemand, donnant l’image d’une Allemagne nonchalante.

Arrivé à la Kommandantur, Emmerick expliqua au colonel que le « sabotage » ressemblait plutôt à une rapine. Le voleur semblait s’être servi du câble comme d'une corde pour sortir précipitamment de l'école. Le lieutenant tenta d’apaiser son supérieur en justifiant l’acte par le dénuement de certains Français. Cependant, la réponse ne satisfit pas Von Faber. Couper des câbles, voler de la nourriture à ses hommes et puis quoi encore ?

  • Saboteur ou cambrioleur, il me faut un coupable, et vous ne m’apportez que des… hypothèses de roman ! s'exclama Von Faber.
  • Mon colonel... Et si c'était juste un gamin mort de faim ?

La faim, il connaissait. La crise économique avait fait des ravages en Allemagne et sa famille, comme beaucoup, en avait souffert. Dans sa jeunesse, pas de beurre ni de viande, les fruits n’étaient qu’un lointain souvenir. Certains soirs sa mère n’avait rien eu d’autre à offrir que des gâteaux à base de poudre de moutarde et d’eau.

  • Ça, ce n'est pas mon problème. Ne faites rien jusqu'à nouvel ordre, le maire et moi allons avoir une discussion.

Annotations

Vous aimez lire Sand.Bones ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0