Chapitre 8

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Gênée, Madeleine hésita un instant. Dans un élan patriotique, elle eut envie de mentir. Son morceau favori était celui d’un compositeur allemand : Beethoven. En plus d’avoir gagné la guerre, pouvait-elle les laisser gagner le cœur des Français ? La musique adoucit les mœurs, c’était bien connu. Elle balaya la pièce des yeux. À part le lieutenant, personne ne semblait faire attention à ce qu’elle faisait. Ne voulant pas trop réfléchir pour être crédible, elle décida d’interpréter la première partition de Gymnopédie d’Erik Satie. Des images de son père au piano, sourire aux lèvres lui apparurent. Elle aurait voulu l’entendre jouer encore. Il avait un don qu’il n’avait jamais exploité autrement qu’avec sa fille. Il savait user de la musique pour manipuler ses émotions, la rendant tour à tour joyeuse, mélancolique, angoissée.

Cependant, si la tête de Madeleine disait Satie, son cœur et ses doigts en décidèrent autrement. Lorsque ceux-ci se posèrent sur le clavier, ce furent finalement les notes de Für Elise qui résonnèrent dans la pièce. Elle avait appris cette musique avec son père lorsqu’elle était enfant. C’était le premier morceau qu’elle avait su jouer en entier. Il lui rappelait la bonne époque, celle où elle était jeune et innocente, où les Français étaient fiers de leur pays, victorieux de la Grande Guerre. Les yeux clos, elle laissa ses doigts voler sur les touches du piano. Au rythme de la musique, les souvenirs lui revenaient plus vivaces encore. Elle se voyait adolescente, délaissant les cours et l’instrument pour jouer avec ses copines, remarquant la peine sur le visage de son professeur qui voulait partager un moment avec son enfant puis ses yeux brillants lorsqu’elle revenait timidement. Elle se souvenait de leur duo, des soirées apaisées au coin du feu, du visage rayonnant d’Yvonne. La mélodie s’emballa, son cœur aussi et un sourire fendit ses lèvres. Elle était loin de la guerre et de l’occupation allemande. Elle ne pensait plus à sa nuit en cellule. Elle revoyait son père lui apprendre le solfège tandis qu’elle s’impatientait de toucher l’instrument. Il riait face au visage renfrogné de sa fille. Embarquée dans ses souvenirs, le temps s’était suspendu pour Madeleine, alors que dans la guinguette les clients n’avaient pourtant pas cessé leurs discussions.

Les dernières notes s’achevèrent et le retour à la réalité fut difficile. Elle rouvrit les yeux sur une myriade d’uniformes vert-gris. Son père s’échappait de son esprit pour laisser la place aux occupants. La jeune femme prit soin de ne pas croiser les pupilles bleues du lieutenant et se leva de son piano pour s’accorder une pause. Soudainement à l’étroit dans ce café, Madeleine sentait le besoin de sortir.

À l’extérieur, des uniformes encore. Elle s’appuya contre le mur et prit une grande goulée d’air.

  • Zigarette ? proposa un soldat en s’approchant d’elle.

Madeleine n’était pas du tout fumeuse, mais elle en prit une dans le paquet qui lui était tendu. Elle porta la cigarette à la bouche et le jeune homme s’avança avec une flamme.

  • Ich heiße Markus, continua-t-il.

Mais elle ne comprenait rien, ce qu’il venait de dire ressemblait à charabia. Avant l’arrivée des occupants, elle n’avait encore jamais entendu parler d’Allemands.

  • M’appelle Markus, essaya-t-il.
  • Madeleine.

Elle aspira doucement sur la Gauloise, tentant de ne pas s’étouffer devant tous les clients. Elle sentit la fumée descendre dans ses poumons et se laissa envahir par une drôle de sensation. La tête lui tournait, son corps devenait fébrile. Ça faisait du bien. Elle resta silencieuse le temps de fumer sa cigarette puis retourna à l’intérieur du café pour y retrouver le piano.

Le reste de l’après-midi passa rapidement. Madeleine avait senti à chaque instant la présence du lieutenant et cela l’avait agacé plus que de raison. Il restait pour la narguer, elle en était convaincue. Lorsque dix-neuf heures sonnèrent, elle fut soulagée. Elle allait enfin pouvoir s’échapper de ce lieu qui, ce jour-ci, l’étouffait. Elle décida de rendre visite à Eliane avant de rentrer. En plus de lui permettre de se détendre auprès de son amie, cela lui permettait de passer moins de temps possible avec sa mère et le sergent Prat. Ce dernier se débrouillait toujours pour être présent au dîner. Ses regards noirs et insistants sur la jeune femme se raréfiaient, mais ses rictus mauvais se multipliaient lui donnant toujours cette aura dangereuse. Il aimait inspirer la peur autour de lui, elle le sentait.

La musicienne s’avança vers M. Boulay. Il avait décidé depuis la veille, que chaque soir ils se partageraient l’argent de la boîte à musique. Selon lui, il ne valait mieux pas attendre la fin de la semaine. En ces temps difficiles, les nombres de voleurs augmentaient et l’existence de cette tirelire était connue de tous les habitués.

  • Il me semble Monsieur, que vous m’avez donné plus de la moitié, dit Madeleine après avoir compté en même temps que son patron.
  • Mais non voyons ! Ah… Les femmes et les chiffres ça ne fait pas bon ménage, répondit-il avec un clin d’œil.

Comme la veille, il la poussa gentiment dehors et invita les derniers clients à en faire de même. Avant le couvre-feu, la guinguette de M. Boulay fermait beaucoup plus tard. Des danseuses, de vraies chanteuses et de nombreux musiciens venaient divertir la clientèle jusqu’à la toute fin de journée. Passé minuit, le rêve s’évaporait et tout le monde reprenait sa routine. À cette époque, le gérant était fier de son établissement. Il n’y avait rien de fastueux ici, tout reposait sur la sobriété des lieux. L’ambiance libertine suffisait à lui amener une belle clientèle. À l’arrivée des Allemands, l’établissement devint un café-musique, bien loin des paillettes et des chimères d’autrefois. Et comme tous les commerces alentours, M. Boulay devait fermer à dix-neuf heures.

Une fois dans la rue, Madeleine croisa celui qu’elle avait soigneusement évité : le lieutenant Wolffhart. Ce dernier, un sourire espiègle aux lèvres, ne put s’empêcher de la tourmenter :

  • Ne trainez pas trop sur la route.

Il lui fit un clin d’œil complice et tourna les talons. Ses camarades de rang, qui avaient assisté à la scène, le charrièrent sur son attitude. En les entendant, Emmerick fut lui-même surpris de son comportement. Il ne comprenait pas ses réactions en présence de cette jeune femme. Il avait une envie irrépressible de la titiller, d’avoir ses yeux furieux sur lui. Sans savoir pourquoi, il voulait son attention.

La pianiste fit semblant de ne pas l’entendre et partit en direction de chez son amie. Elle avait hâte d’arriver et de se confier sur cette horrible nuit et journée qu’elle avait passée. Elle se rendit compte alors, qu’à part Eliane, elle n’avait aucun ami à Lormont. Son meilleur ami, Benoît, avait été enrôlé par l’armée française en début de guerre et, mis à part lui, elle n’avait aucune attache particulière dans cette ville. Les quelques personnes avec qui elle s’était liée d’amitié avant de partir pour Paris n’avaient aujourd’hui plus d’intérêt pour elle. Aucun d’entre eux n’avaient réclamé de nouvelles après son départ.

Elle frappa à la porte du petit appartement d’Eliane. Cette dernière vint lui ouvrir, les yeux rouges emplis de larmes et un visage complètement déconfit. Madeleine paniqua, s’imaginant le pire.

  • Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda la pianiste, la boule au ventre.
  • Ils sont venus…

Elles s’installèrent autour de la table. Annie jouait avec une poupée dans un coin.

  • Qui ils ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

Eliane inspira une grande bouffée d’air pour ne pas craquer et passa ses mains sur son visage. Elle tremblait, encore sous le choc de ce qu’il s’était passé.

  • Les soldats allemands. Ils sont venus, ils ont demandé mes papiers et ceux d’Annie. Ils ont fouillé partout et ils ont pris avec eux toute la nourriture que j’avais.
  • Mais qu’est-ce qu’ils voulaient, bon sang ?
  • Je ne sais pas… Quand ils ont vu mes papiers, ils ont inscrit mon nom sur une liste.
  • Et pas Annie ?

Entendant son nom, la petite se retourna. Elle salua Madeleine de la main, un grand sourire aux lèvres. Elle ne semblait pas chamboulée par les événements. Eliane avait dû faire énormément d’effort pour ne pas s’effondrer devant son enfant.

  • Annie… N’est pas juive. Pierre est catholique et, à la naissance de la petite, il a insisté pour la baptiser dans son église. Finalement, c’est la meilleure idée qu’il ait eue.

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