Chapitre 9

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Madeleine arriva devant sa maison. Craignant de dépasser une nouvelle fois le couvre-feu, elle n'était pas restée longtemps chez Eliane. Impuissante face à sa détresse, elle ne savait comment agir pour l'aider. Sur le chemin du retour, elle se promit qu’elle apporterait un peu de nourriture le lendemain matin. C’est la moindre des choses.

Une fois à l'intérieur de sa maison, une bonne odeur de poularde à la crème vint titiller ses narines. La famille Perrin ne ressentait pas le rationnement drastique qui faisait tant souffrir la ville. Se procurer de la nourriture était devenu une préoccupation constante pour la majorité des habitants, voire même un sport national pour certains. Mais Yvonne était prévoyante et avait depuis longtemps organisée la cave en réserve alimentaire.

Joséphine installait les couverts dans la salle à manger lorsque la jeune femme arriva.

  • Bonsoir mademoiselle, pile à l’heure pour le dîner.

La domestique lui adressa un sourire complice, signifiant qu’elle échappait de justesse aux remontrances de sa mère. Elle déposa le plat sur la table et repartit vers la cuisine.

Yvonne entra dans la pièce, s’installa et se servit une assiette. Du regard, Madeleine la questionna : n’étaient-elles pas censées attendre le sergent Prat ? Sa mère haussa les épaules et l’invita à faire de même.

  • Tu devrais rentrer directement après ton travail… À trop jouer avec le feu tu vas finir par te brûler, déclara Yvonne acerbe.
  • J’ai compris la leçon. Je ne me ferai plus avoir, mais je ne vais pas m’empêcher de vivre.

Le dîner se déroula dans un calme importun. Les bruits de couverts et de mastication prenaient une ampleur exagérée dans ce silence gênant. Madeleine n’osait briser ce mutisme et entamer une conversation avec sa mère, qui semblait encore de mauvaise humeur. Et elle lui en voulait encore de sa réaction lorsqu’elle était revenue de la Kommandantur. Pourtant, cette attitude elle aurait dû s’y attendre. Yvonne n’avait jamais su faire autrement que répondre par la colère. Elle se demanda à quoi pouvait bien ressembler une véritable relation mère-fille. Avant qu’elle ne parte pour Paris, avant que son père meure, les repas étaient plus sereins. Albert était le maillon principal de cette famille, celui qui rassemblait les deux femmes. Son départ laissait place à une chaîne brisée qu’aucune ne savait réparer.

L’absence du sergent Prat durant le repas soulignait ce rapport difficile entre les deux femmes. Lorsqu’il était présent, il avait au moins l’avantage d’être la raison du silence. Madeleine aurait aimé discuter des problèmes de son amie, créer une complicité dans la recherche de solutions, mais l’idée était vaine. Yvonne rejetterait toute responsabilité et conseillerait à sa fille d’en faire de même. Madeleine ne savait si c’était de l’égoïsme ou de la conservation.

  • Joséphine, vous prendrez un peu de poularde pour votre repas, assura Yvonne brisant le silence.
  • Mais madame… Le soldat ?
  • S’il en reste, grand bien lui fasse. Mais je préfère encore que ce soit vous qui mangiez ce repas plutôt que ce fritz. C’est encore moi qui paye la nourriture à ce que je sache.

Joséphine ne contesta pas. Elle mangea un peu de cette délicieuse poularde lorsque les dames Perrin eurent fini leur repas. Cependant, de peur des conséquences, elle en laissa au sergent. La domestique n’était pas idiote, Yvonne agissait ainsi par provocation pour les allemands.

Karl Prat ne rentra que plus tard dans la soirée. Alors qu’il s’apprêtait à filer dans sa chambre, il aperçut les deux Perrin dans le salon et ne put s’empêcher de les rejoindre. La plus vieille tricotait sur le canapé tandis que sa fille lisait sur un fauteuil. Elles feignaient de ne pas le voir et cela l’agaçait. Malgré son animosité envers ces femmes, il faisait l’effort de se montrer conciliant. Pourtant, elles persistaient à l’ignorer. D’autres Françaises n’avaient pas cette chance, les Perrin pouvaient bien se montrer reconnaissantes. À Bordeaux des camarades s’étaient vantés d’avoir pris les femmes, avec ou sans leur accord. Sans hommes pour les protéger elles étaient faibles. Karl n’avait rien entrepris de tel, pourtant plus d’une fois il avait désiré coincer la Madeleine dans un coin de la maison.

Elle était l’essence même de la petite française bourgeoise. Belle et hautaine. Inaccessible et pourtant si désirable. Il la détestait, mais Dieu comme il la voulait. Pour ce qu’elle représentait, il souhaitait la détruire. La montée du nazisme avait eu raison de l'emploi de son père, analyste financier Allemand travaillant en France. Bien que né en Allemagne, Karl n’avait connu que la France et le départ vers son pays d’origine avait été un bouleversement. Jamais sa famille ne put retrouver sa prestance d’autrefois.

Il s’approcha de ses hôtes et posa une main sur le fauteuil où était assise la jolie brune.

  • Bonsoir mesdames.

Personne ne répondit. Elles le provoquaient. Dans le fond, il aimait ça, car plus elles persistaient plus son désir de les anéantir s’amplifiait. Il se tourna vers la plus jeune.

  • Fraülein Perrin, j’espère que vous avez passé une merveilleuse nuit dans les cellules de la Kommandantur, ajouta-t-il espiègle.

Madeleine tressaillit. Le ton qu'il utilisait la rendait mal à l’aise. Elle inspira profondément et fit mine de ne pas l’entendre, continuant sa lecture. Pourtant, elle sentait qu’il la fixait intensément. Ne réussissant plus à se concentrer sur son livre, elle jeta quelques coups d’œil à la grosse horloge de la pièce. Le tic-tac, habituellement sourd, prenait toute la place et chargeait la pièce d’une pénible tension. Le sergent ne la quittait pas des yeux, guettant un signe de sa part.

  • Répondez ! s’emporta-t-il soudainement.

La voix autoritaire du soldat résonna dans tout le salon. Il perdait patience.

  • Une très mauvaise nuit, répondit-elle sèchement, agacée par ce comportement puéril.

Satisfait de la réponse, il claqua ses bottes et partit rejoindre sa chambre non sans avoir observer une dernière fois les courbes de la jeune femme. Sentant l’atmosphère s’alléger, cette dernière souffla tout l’air qu’elle avait retenu, enfin débarrassée du poids qui lui étreignait la poitrine. Elle ferma les yeux et respira à nouveau. Sa mère n’avait pas bronché, concentrée sur son tricot comme si rien ne se passait. Était-elle si bonne actrice ? Madeleine se demanda un instant si elle s’en souciait même.

Alors qu’elle s’apprêtait à reprendre la lecture, Yvonne la coupa dans son élan.

  • Tu devrais faire attention à cet énergumène, j’ai bien vu comme il te regarde.
  • Je me montre le plus distante possible déjà.
  • Ne le regarde pas, ne lui parle pas. Ces boches sont de sales pervers, ils sont capables du pire.

Madeleine claqua son bouquin et s’en alla. C’était désormais sa mère et son air de reproche qui l’empêchait de lire. Elle pouvait bien lui être reconnaissante. Comment se seraient déroulées les choses si elle avait persisté à ne pas répondre au sergent ?

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