Chapitre 6

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Madeleine se figea. C’est un Allemand ! Elle entendit le claquement de ses bottes sur le sol. Lentement, le soldat s’approcha à pas lourds. Elle venait de se faire prendre, au dernier moment alors qu’elle n’était plus qu’à quelques mètres de chez elle. L’horreur.

  • Que faites-vous ici ? demanda-t-il en arrivant à sa hauteur.
  • Je rentre chez moi, dit-elle. J’habite juste-là.

Comme pour confirmer ses propos elle pointa du doigt sa maison, qu’elle pouvait apercevoir d’ici. Le soldat la contourna pour se retrouver face à elle et un frisson parcourut aussitôt l’échine de Madeleine lorsqu’elle reconnut deux iris couleur acier.

  • Fräulein Perrin, s’étonna le sergent Prat, je vous croyais sagement à la maison.

Cette façon qu’il avait de dire « à la maison » énervait la jeune femme, il se croyait chez lui alors qu’il était un intrus. Elle ne lui répondit pas et baissa la tête en signe d’excuse. Ce n’était pas le moment d’avoir des problèmes. Elle espérait qu’ainsi il la laisse partir.

  • Je vais devoir vous emmener à la Kommandantur, dit-il avec un sourire mauvais.
  • Je vous en prie…

Les lèvres de Prat s’étirèrent davantage, il aimait la voir ainsi : suppliante, presque soumise à sa bonne volonté. Il se sentait fier et supérieur, il avait le pouvoir sur elle. Son regard libidineux glissa sur le corps de Madeleine et il leva la main pour dégager quelques mèches de cheveux qui tombaient sur son épaule. Il en profita pour la caresser du bout des doigts, mais dégoûtée de ce geste la jeune femme ne put s’empêcher de rejeter son épaule en arrière. Elle ne voulait pas de ce contact. Le regard du sergent s’assombrit et il lui prit violemment le bras pour l’amener manu militari à la Kommandantur.

  • Lieutenant Wolffhart, j’ai trouvé cette femme dehors après le couvre-feu, annonça Prat lorsqu’ils arrivèrent.

Il la poussa brutalement en avant et Madeleine manqua de tomber aux pieds de la personne qui se tenait face à eux. C’était un homme grand avec une carrure plutôt imposante et un regard perçant. Son uniforme impeccable et ses bottes bien cirées lui donnaient un air autoritaire. La jeune femme lui trouva un charisme certain et elle supposait qu’il était plus gradé que celui qui l’avait arrêté. Lorsqu’il tourna ses yeux, d’un bleu électrique qu’elle n’avait jamais vu, dans sa direction, Madeleine se rendit à l’évidence : cet homme avait l’habitude de donner des ordres.

  • Pourquoi étiez-vous dehors à cette heure-ci mademoiselle ? demanda-t-il dans un français presque sans accent.
  • Je prenais le thé chez une amie, je n’ai pas vu l’heure passer, avoua-t-elle plus sèchement qu’elle le souhaitait.

Elle trouvait cette situation saugrenue. Était-ce si grave de dépasser d’un léger quart d’heure ? Madeleine ne se sentait pas coupable. Elle eut l’impression de revenir à l’adolescence, lorsque sa mère l’empêchait de sortir. Elle se revoyait sortir de la maison en cachette pour rejoindre ses amis. L’armée allemande est comme ta mère. Cette idée déclencha un rire qu’elle peina à étouffer.

  • Ne voyez-vous donc pas le soleil qui se couche… Que faisiez-vous dans la rue sans papiers ni autorisation ? demanda le lieutenant plus froidement.

La jolie brune était incapable de fournir plus d’explications, pensant avoir été assez claire quelques secondes plus tôt. Le lieutenant fronça les sourcils, il ne savait pas s’il devait la croire. Son colonel lui avait fait part de ses inquiétudes concernant l’appel d’un certain Charles de Gaulle passé sur les radios avant l’armistice. Il disait qu’il fallait se méfier. Wolffhart ne savait pas très bien ce que cela signifiait et personne n’avait aucune certitude pour l’instant, mais il valait mieux être prudent.

Comme Madeleine ne lui répondait pas, il perdit patience. Est-ce qu’elle se moquait de lui ?

  • Mettez-la en cellule pour la nuit Prat, ordonna-t-il, qu’on en fasse un exemple.
  • Quoi ? s’écria la jeune femme.

Un sentiment d’injustice l’envahit. Cette histoire était ridicule. Ces foutus allemands étaient-ils si à cheval sur les règles ? Elle était une femme, seule, qui rentrait chez elle. Elle n’avait pas du tout l’impression d’être une menace. Le sergent Prat lui agrippa les bras. Elle tenta de se débattre, mais il resserra sa prise pour faire comprendre qu’elle ne pouvait pas s’en sortir. Alors qu’ils allaient partir de la pièce, Madeleine entendit le lieutenant :

  • Que la nuit vous porte conseille, fräulein.

Le sergent la fit descendre dans les sous-sols et au fur et à mesure qu’ils avançaient, une chaleur étouffante l’encerclait. La jeune femme fut incapable de déterminer si cela était dû au stress qui montait ou simplement à la température de la cave en plein été.

Une dizaine de cellules avait été aménagée, elles étaient toutes vides. Plus ils descendaient plus sa colère montait. Le sergent Prat la jeta dans un cachot et referma la grille. Une lueur malsaine brillait dans ses yeux, augmentant la rage de la jeune femme. Il partit et elle se retrouva seule dans cet espace oppressant, éclairé par une unique lumière blafarde au plafond. Madeleine se mit à tourner en rond, à faire les cent pas pour essayer de faire baisser sa tension, mais elle n’arrivait pas à se résigner.

Depuis leur arrivée les Allemands se montraient très corrects, mais à trop réfléchir dans cette cellule, elle avait l’impression que ce n’était qu’une façade. Un masque qu’ils portaient et qu’ils attendaient d’enlever après avoir gagné la confiance des Français.

À cet instant, Madeleine en voulait au monde entier. En réalité, elle refusait de se blâmer pour cette erreur. Avant la guerre, tout était plus simple. À Paris, elle ne faisait pas attention au temps qu’elle pouvait passer chez ses amis ou même dans les cafés. Combien de fois lui était-il arrivé de rester jusqu’à la fermeture ? Trop de fois. Ses amis, ses élèves, tout simplement sa vie d’avant lui manquait.

À Paris, elle était une femme indépendante, elle ne s’ennuyait jamais. Ici, le temps paraissait long, les journées interminables. Et ce temps passé avec Eliane lui avait fait un bien fou, l’espace d’un instant elle avait oublié la guerre, l’occupation allemande, les restrictions.

Elle finit par s’asseoir sur l’unique chaise de la cellule et commença à se calmer. Ça ne sert à rien d’être énervée, tu en as pour la nuit.

Elle entendit soudain un bruit de pas résonner dans les couloirs du sous-sol. Et lorsque ceux-ci se rapprochèrent elle reconnut le lieutenant Wolffhart qui arrivait près d’elle avec un sourire en coin. Était-il venu pour la narguer ? Elle fronça les sourcils et son regard s’assombrit ce qui provoqua un léger rire chez le lieutenant. Il la voyait comme un petit chat sauvage prêt à attaquer. Il avança jusqu’à la grille puis lui tendit une orange et un quignon de pain.

  • Avez-vous mangé ? demanda-t-il.
  • Non, mais je n’ai pas faim.

Un rictus se forma au coin des lèvres du lieutenant. Cette femme l’amusait, elle se voulait rebelle mais pourtant elle était coincée ici comme une petite fille. Cette situation, ne lui plaisait pas davantage. Il aurait voulu la laisser partir, mais son attitude l’avait froissé. Il s’était laissé avoir par son impatience et son impulsivité. Il se devait d’être inflexible, la Wehrmacht n’était pas une plaisanterie. Il aurait souhaité qu’elle s’excuse pour ce petit retard, qu’elle montre un signe de faiblesse, cela aurait rendu les choses plus faciles. Son grade ne lui permettait pas d’être tendre avec les fraudeurs.

Malgré tout, sa conscience l’avait rattrapé. Si elle n’avait pris qu’un thé chez son amie, cette pauvre femme n’avait sûrement rien mangé. Sa décision était dure, mais il n’était pas un monstre et il savait que cette défaite était difficile à digérer pour les Français, tout comme celle de la Grande Guerre l’avait été pour son pays. Il comprenait aussi qu’une nuit en cellule n’était pas plaisante, et selon lui, encore moins pour une femme.

Alors qu’il avait encore les mains tendues à travers les barreaux, le ventre de Madeleine la trahit et l’officier fronça les sourcils.

  • Allons, ne faites pas votre tête de mule.

Il posa le quignon de pain et l’orange au sol avant de reculer d’un pas, comme on l’aurait fait avec un animal méfiant, avant de s’asseoir sur une chaise non loin de la cellule.

  • Je ne partirai pas tant que vous n’aurez pas mangé, insista-t-il.
  • Très bien, abdiqua Madeleine qui ne voulait pas subir sa présence plus longtemps.

Alors qu’elle croquait dans le pain, elle sentit le lieutenant l’observer. Il était satisfait de la voir manger et ne plus résister. Il devinait en elle un certain culot qu’il admirait.

La jeune femme soutint son regard, mais elle fut bien vite happée par ces iris si bleus, accentués par le brun de ses cheveux. Elle n’avait jamais vu des prunelles aussi vives. Malgré sa colère, elle ne put s’empêcher de le trouver séduisant, il avait une mâchoire carrée, sévère, mais son visage était adouci par une subtile fossette au bout du nez.

Continuant de le détailler, elle remarqua ses épaules larges, ses grandes mains aux doigts épais qui épluchaient une orange. Elle aperçut un peu de corne dans le creux des paumes et se demanda si c’était dû au maniement des armes.

Un raclement de gorge stoppa l’observation de la jolie brune. C’était le lieutenant. Il se sentit observé et fit un sourire amusé qui révéla deux fossettes, rendant ses traits d’une douceur plutôt surprenante pour un soldat.

  • Je suis le lieutenant Emmerick Wolffhart, dit-il pour engager la conversation, et vous ?
  • Madeleine, répondit-elle tout simplement en jetant les pelures d’orange au sol.

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Les dialogues en italique sont dans la langue natale des personnages.

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