Chapitre 7

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Six heures du matin, Madeleine fut libérée par un soldat. Elle était épuisée, mais sa rage l’avait maintenue éveillée toute la nuit. Elle n’avait pas réussi à décolérer malgré toute sa bonne volonté. Aussi, en ce mois d’août, il faisait une chaleur étouffante dans les sous-sols du château Prince noir. Il lui sembla qu’elle avait passé une éternité dans cette cellule. L’enfermement avait pesé sur son corps comme une chape de plomb.

Arrivée sur le porche de sa maison, elle eut à peine le temps de rentrer que sa mère se jeta sur elle.

  • Mais où étais-tu passée, bon sang !

  • Nulle part, répondit-elle sèchement.

Elle n’avait pas le cœur à se disputer avec sa mère. La fatigue la rendait à fleur de peau et voir Yvonne lui sauter au cou la fit bouillonner aussitôt.

  • Arrête donc, tu étais chez un homme ?

À cette question la maîtresse de maison se radoucit, l’idée lui était plaisante. Surtout si c’était un homme de bonne famille.

  • Quoi ? J’ai passé la nuit à la Kommandantur, je n’ai pas fermé l’œil !

  • À la K… Mais qu’est-ce que tu faisais là-bas ? s’écria-t-elle effarée.

La main d’Yvonne claqua violemment la joue de sa fille. La gifle était partie sans qu’elle ne puisse la contrôler. Elle s’était inquiété comme une folle tout ce temps. Elle non plus, n’avait pas fermé l’œil. Elle avait fait les cent pas dans toute la maison, empêchant même cette pauvre Joséphine de dormir. Parfois, elle s’était rassurée avec cette histoire d’homme, mais au fond son instinct maternel lui soufflait qu’il n’y eût aucun gentleman dans l’escapade nocturne de Madeleine. La colère avait subitement frappé cette mère lorsqu’elle comprit que sa fille avait passé la nuit avec ces brutes d’Allemands.

Madeleine se sentit honteuse, ses joues devinrent rouges. Elle n’avait toujours pas digéré la sanction du lieutenant Wolffhart et maintenant sa mère la grondait comme une enfant. Calme-toi…

  • On m’a enfermé pour avoir dépassé le couvre-feu.

  • Mais quel âge as-tu ma fille ? Mon dieu qu’ai-je fait pour mériter ça ? Une enfant qui ne sait pas lire l’heure à 23 ans malgré toute son éducation !

Yvonne faisait de grands gestes dans les airs, sa voix montait dans les aigues. Elle ne se contrôlait plus, laissant ses émotions prendre le dessus.

  • Je parie que tu étais encore chez Eliane, poursuivit-elle, je t’avais bien dit que cette inconnue t’amènerait des problèmes !

La jeune Perrin sentit les larmes pointer au bord des yeux. N’ayant plus la force de répliquer, elle se précipita dans sa chambre. Qu’avait-elle espéré ? Le soutien de sa mère n’était pas envisageable, pourtant elle n’avait pas imaginé vivre un deuxième calvaire après cette nuit à la Kommandantur. Yvonne pouvait vraiment se montrer cruelle parfois. Comment Albert avait-il pu tomber amoureux de cette femme ? Avait-elle été autrement un jour ? Madeleine ne comprenait pas comment deux être si opposés avaient pu s’aimer autant. À cet instant, elle regretta la présence de son père. Il aurait su trouver les gestes et les mots pour l’apaiser. La jeune femme s’allongea dans son lit et s’endormit d’épuisement.

Le lieutenant Wolffhart avait terminé son astreinte à dix heures. Il était harassé, la nuit avait été longue. Cette jeune femme en avait été la seule animation. Malheureusement, la distraction ne fut que de courte durée. Comprenant que sa présence n’était pas appréciée, il était rapidement remonté à son bureau. Cependant, cette Madeleine attisait sa curiosité. Il avait tenté de l’amadouer, mais elle s’était montrée plus froide qu’un glaçon. Elle semblait avoir du tempérament, et une sacrée fierté. Et elle n’est pas mal du tout…

Oui, elle était belle avec ses grands yeux vert-noisette, dans lesquels on pouvait lire ses émotions. Ils étaient ornés de longs cils noirs lui donnaient un regard profond. Ses prunelles malicieuses et provocatrices contrastaient avec son visage angélique. Durant leur entretien, il s’était longuement attardé sur ses lèvres charnues et naturellement rouges qui appelaient à des baisers passionnés.

Une fois son service terminé, Emmerick était rentré chez les Pujol. Ils étaient plusieurs soldats allemands haut gradés à vivre dans ce manoir. Les propriétaires étaient partis de la maison à l’annonce de leur arrivée, ne laissant d’ailleurs pas grand-chose si ce n’est les gros meubles et les équipements de cuisine. C’était une belle demeure haussmannienne, proche de la Kommandantur. Pour le temps qu’il y passait, cela faisait parfaitement l’affaire. À peine arrivé, il retrouva son lit sans prendre la peine de manger et ne se réveilla qu’à seize heures. Wolffhart, détestait ces astreintes car elle perturbait toujours son rythme. Il savait déjà que ce soir-là il mettrait du temps à trouver le sommeil, alors que son service reprenait le lendemain à neuf heures.

À son réveil, il décida de se rendre à La Guinguette de la Garonne. La veille, des camarades de rangs lui avaient raconté qu’une femme y faisait de drôles de chansons.

Arrivé devant l’établissement, il se rendit compte que les lieux étaient bien remplis. Hommes, femmes, français et allemands emplissaient les lieux. Toutefois, la frontière entre les deux pays était bien visible. En entrant, il la remarqua immédiatement : Madeleine. Elle était concentrée sur son instrument, jouant un air de piano jazz. Son abondante chevelure châtain foncé tombait en mèches vaporeuses sur ses épaules et il eut comme une irrésistible envie d’y passer la main.

Il s’installa à une table de confrères.

  • Bonjour lieutenant, vous jouez aux cartes avec nous ? demanda l’un d’eux.

Il hocha simplement la tête pour répondre, sans détourner les yeux de la musicienne.

  • Si on donne un peu de monnaie, elle chante ou joue ce qu’on demande. Enfin… Quand elle connait, ajouta ce même camarade, remarquant le trouble de l’officier.

En guise d’exemple il s’approcha de la boite à chansons dans laquelle il déposa quelques pièces : « Edith Piaf, bitte ». La jeune femme accepta et se mit à chanter.

La fille de joie est belle

Au coin de la rue là-bas

Elle a une clientèle

Qui lui remplit son bas

Quand son boulot s'achève

Elle s'en va à son tour

Chercher un peu de rêve

Dans un bal du faubourg

Son homme est un artiste

C'est un drôle de petit gars

Un accordéoniste

Qui sait jouer la java

Elle avait une voix douce et légère, un peu faible, qui contrastait avec son caractère de feu. Elle était loin d’égaler la célèbre chanteuse. Dans les aigues, il lui arrivait de faire quelques fausses notes, mais sinueusement, à sa manière, elle attendrissait les cœurs.

Elle écoute la java

Mais elle ne la danse pas

Elle ne regarde même pas la piste

Et ses yeux amoureux

Suivent le jeu nerveux

Et les doigts secs et longs de l'artiste

Ça lui rentre dans la peau

Par le bas, par le haut

Elle a envie de chanter

C'est physique

Tout son être est tendu

Son souffle est suspendu

C'est une vraie tordue de la musique

Madeleine continua d’interpréter « L’accordéoniste », une chanson qui contait l’histoire d’un soldat partant pour le front. Elle n’aimait pas tellement chanter, cela la mettait mal à l’aise. Ce n’était pas son domaine et elle trouvait sa voix fluette. Deux ou trois personnes frappèrent dans leurs mains lorsqu’elle eut terminé. Elle n’y prêta pas plus attention, il était rare que les clients l’applaudissent à la fin d’un chant. Généralement, ils reprenaient leur discussion et le café s’animait de façon plus classique.

Elle s’apprêtait à reprendre une mélodie au piano lorsque, à nouveau, un Allemand s’approcha de la boite à musique pour y glisser quelques pièces.

  • Votre morceau favori, s’il vous plaît.

Madeleine fut surprise de cette demande. Elle se retourna vers l’individu et croisa les yeux électriques du lieutenant Wolffhart.

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