Chapitre 6 - ALID

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Je ne sais plus quoi penser, pendant que tout s'effondre autour de moi. Toutes mes croyances, tout ce sur quoi je fondais mes espoirs et ma force. Et je me répète en boucle qu'il doit y avoir une erreur. Que c'est forcément faux. Que de toute manière, si elle dit ça, c'est parce qu'elle est conditionnée. Parce que, qui pourrait tomber amoureux de Christian Carren ? Même éthiquement, cette idée me dégoûte. Avec tout ce qu'il a fait, tu arrives à le regarder dans les yeux et à voir y voir quelque chose de désirable ? Maman, que t'a-t-il dit ? Que t'a-t-il fait ?

Je suis perdue dans la spirale engloutissante de mes pensées quand elle reprend la parole, les yeux perdus dans le vague :

- Vous savez, c'est grâce à lui que vous en êtes là aujourd'hui.

Mais pourquoi se sent-elle obligée d'en rajouter ? C'est une véritable torture, je ne suis pas sûre de pouvoir tenir encore très longtemps. À côté de moi, la tension qui s'échappe d'Allen équivaut la mienne. Même s'il ne l'a jamais vu d'aussi près que moi, même s'il ne connaît son visage qu'à travers les photos, il ressent pour lui la même haine que moi. Lui aussi connaît ses véritables actes. Mais notre mère... elle semble complètement oublier qui il est. Et puis, que veut-elle dire par : << Que vous en êtes là aujourd'hui ? >>. Qu'on en est où ? Agents à l'Organisation ? Mais qu'est-ce que Christian peut avoir à faire là-dedans, quand nous sommes son pire ennemi ? Jamais il ne nous aurait aidés à rejoindre l'Organisation, ce qui ne laisse qu'une seule solution : il le lui a fait croire, sûrement pour qu'elle s'attache à lui encore plus.

Mais quelque chose cloche encore dans toute cette histoire... Et je comprends. La prison! Même conditionnée, Diane est assez intelligente pour ne pas adorer ainsi son propre geôlier. Elle avait pourtant l'air si heureuse que nous la libérions! Même si je n'ose plus la regarder, je me souviens de ses yeux pleins d'admiration pour moi. Où croyait-elle donc être, si elle sait que l'Organisation n'est pas impliquée dans son emprisonnement, et qu'elle croit que le Gouvernement est innocent ? Non, décidément, ça ne colle pas. Il y a quelque chose qui nous échappe dans cette histoire, et soudain, alors que je réfléchis à toute allure depuis plusieurs minutes déjà, un doute à la fois délicieux et terrible me saisit. Oserai-je poser la question, prononcer son prénom ? Il y a peut-être un chemin détourné... même si je me sens mal rien que d'y penser... Je finis cependant par me lancer, plus par nécessité de découvrir le fin mot de l'histoire que par envie :

- Diane, regarde-moi dans les yeux, et dis-moi qui est mon père.

L'intéressée sursaute à mon appel, et semble enfin revenir à la réalité. Ma question surprend également mon frère, qui s'écarte soudain de moi, sûrement pour mieux me jauger. Tous doivent se demander à quoi je pense exactement, mais moi, je n'attends que ma réponse. Qui, oui, qui ? Après tout, j'ai déterminé de Christian qu'il est mon père sur ses yeux, l'intérêt sadique qu'il me portait au Sanctuaire, et bien sûr, la chronologie des évènements. Rien de plus. Aucune preuve irréfutable. Et si ces suppositions étaient totalement fausses ? Et si Christian n'avait fait que jouer sur mon imagination, pour implanter dans ma tête cet immonde mensonge ? Rien que pour ces quelques doutes qui viennent de naître dans mon esprit, je me dois de poser la question. Je ne peux plus laisser planer cette réalité incertaine au-dessus de ma tête, mais aussi de celle de mon frère, dont je sais qu'il souffre sûrement tout autant que moi.

Quand je finis par plonger mes yeux dans ceux de Diane, elle me fixe déjà de son regard bleu nuit. Elle semblait d'ailleurs attendre que je l'affronte, moi qui l'ait mise au défi de quelque chose dont je ne suis moi-même pas capable. Des tremblements incontrôlables me saisissent, des pieds à la tête. Je chancèle et tombe à moitié sur Allen, qui me soutient alors autant que je le soutiens. De la surprise brille dans les prunelles de ma mère, mais elle est rapidement remplacée par la tendresse, et de nouveau l'admiration. Pourquoi de l'admiration, dans cette situation ? Pour une fois, je ne suis pas capable de le savoir.

- Tu croyais... être la fille de Christian, n'est-ce pas ?

Je croyais ? L'espoir me transperce de fond en comble, me remue, change totalement ma perception des choses. Son ton laisse clairement à penser que je me suis trompée. Ma respiration se bloque alors qu'elle poursuit :

- Non, tu n'es pas sa fille, Astrid. Je peux te jurer que cet homme ne m'a jamais touchée, et je peux donc également te jurer que tu n'as aucun lien de parenté avec lui.

Tandis que je retiens toujours mon souffle, éberluée, désorientée, n'osant pas y croire, Allen, lui relâche une longue inspiration bruyante à peine contenue, et je devine instinctivement que quelque chose d'autre le tracassait, en rapport avec Christian, qui n'est donc plus d'actualité.

- Mais...

Je bégaye, trop heureuse pour prononcer quoi que ce soit de cohérent. C'est donc mon frère qui s'en charge à ma place, manifestement plus résistant à cette nouvelle bombe :

- Alors, qui est-il ? Qui est notre père ?

À ces mots, les yeux de Diane se remettent à briller, et cette fois, je ne me sens pas la force de l'en blâmer. Au contraire, ce regard qu'elle lance dans le vide me rassure, me réconforte, parce qu'il est la preuve incontestée que nous sommes nés dans l'amour et non la haine. Être le fruit des horreurs infligées à ma mère me répugnait, me repoussait, et quelque part, j'avais sans doute peur de lui rappeler le passé, qu'elle ne m'aime pas à cause de ça. Mais maintenant, comment douter encore de la relation unique qui nous unit ? Je suis comblée, et pendant un instant, toutes mes incertitudes, toutes mes souffrances s'envolent. Rien ne compte plus qu'elle, ma mère, et lui, mon frère, à mes côtés, sans plus aucune barrière pour nous séparer. J'avais presque oublié la question d'Allen quand la réponse finit par venir, me tirant de ma douce léthargie brumeuse :

- Un homme parmi tant d'autres, et qui a pourtant su se démarquer. Je ne peux pas mettre des mots sur ce qui nous liait, lui et moi, mais je peux essayer. Nous nous sommes rencontrés alors que j'assistais à mon premier bal.

Allen nous regarde tour à tour, intrigué par ce concept nouveau pour lui, mais je n'ose pas interrompre la confession de ma mère pour lui expliquer. Il comprendra de lui-même, ou bien pas, et dans ce cas il vivra loin de cette pensée répugnante, et grand bien lui fasse.

- Oh, bien sûr, il n'était pas assez important pour y participer directement, non, lui n'était qu'un soldat parmi d'autres. Mais le destin nous a réunis pour la première fois en ce jour. Quand il m'a escortée jusqu'aux ascenceurs, je l'ai brièvement regardé, et alors que je pensais me détourner immédiatement, dès le premier coup d'oeil, je n'ai finalement pas pu m'y résoudre. Dans ses yeux brillait quelque chose qui m'a retenue, une lueur différente. Les autres gardes restaient mornes et sans expressions avec nous, tout le contraire de votre père, ce qui m'a bien évidemment troublée au plus haut point. Quand il m'a poussée avec douceur dans le petit tube d'ascenceur, nos yeux étaient toujours accrochés, et plus que l'horreur de ce qui m'attendait, j'ai ressenti l'impatience d'une future rencontre. Bien sûr, ces sentiments nouveaux que je découvrais ont rendu ma nuit plus dure encore.

Elle baisse les yeux, assaillie par les souvenirs, et je me rassois lentement à côté d'elle pour entrelacer de nouveau mes doigts aux siens. Je n'ai pas pitié d'elle, non, parce que je sais que la pitié n'est pas acceptable, je veux simplement lui dire que je comprends. Qu'elle n'est pas seule. La solitude est un des pires sentiments qu'il m'ait été donné de connaître. Elle continue tout en me gratifiant d'une oeillade reconnaissante :

- Cependant, malgré tous mes espoirs, je ne l'ai revu une seconde fois que plusieurs mois plus tard. Et puis, petit à petit, par je-ne-sais quel miracle, il est devenu comme mon garde attitré : il m'accompagnait partout où je devais sortir, me procurait de la force avant chaque bal. Petit à petit, une relation silencieuse s'est tissée entre nous, jusqu'à ce que, un soir avant le bal, il ne soit plus là. Du moins, il était là, mais pas où je l'attendais. C'est dans la salle de bal que je l'ai retrouvé, et c'est lui qui s'est précipité sur moi pour fixer le bracelet à mon poignet. Pour la première fois de mon existence, ce bracelet n'était plus une honte, mais la promesse d'un jour nouveau, et surtout, je n'avais pas peur quand je me suis avancée vers lui, à la fin. Nous sommes revenus vers ma cellule, la 6, dans un calme apaisant, sans prononcer une seule parole, mais nous n'avions pas besoin de mots. À ma grande surprise cependant, nous n'avons fait que discuter cette nuit-là. Et chaque mois, c'était la même routine, jusqu'à ce que je me sente prête. Il m'a attendue, patiemment. Quand je l'ai enfin rejoint, quand mes cicatrices ont enfin disparu à son contact, il m'a murmuré à l'oreille ces mots que je n'oublierai jamais : << Tu es si lumineuse que tu éclaires mes nuits, et même mes journées. Tu ne mérites pas ce sort, ni d'être un simple numéro. Pour moi, tu seras toujours Diane, ma déesse. >>

Le silence s'installe, et je comprends qu'elle n'en dira pas plus. La suite, est évidente. Et soudain, je comprends que ce soldat est la taupe de l'Organisation, celui qui nous a aidés à sortir du Sanctuaire. Voilà pourquoi notre mère disait que sans lui, rien de tout ceci n'aurait été possible. L'agent infiltré de la résistance n'en était pas vraiment un, il s'agissait simplement d'un père aimant de tout son coeur un femme et deux enfants. La beauté de ce tableau me coupe littéralement le souffle. Enfin, enfin, je sens une petite lumière, une nouvelle flamme se rallumer dans mon coeur. Voilà l'espoir que j'attendais si désespérément. Voilà mon nouveau carburant, pour repartir, pour replonger dans la bataille de plus belle. Il me reste cependant une dernière question à poser.

- Comment s'appelait-il ?

- Neven, répond Diane sans hésiter.

Puis elle repart définitivement pour son monde de souvenirs, où Neven, ce père que je n'ai jamais connu, est encore à ses côtés.

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