Chapitre 7 - SACHA

9 minutes de lecture

J'éclate de rire, à moitié sincère, mon coeur restant lourd sous mon apparente décontraction. Je n'ai toujours pas croisé Astrid une seule fois depuis sa mission dans la prison, et son absence assombrit constament mon ciel de gros nuages noirs. Je ne me sens plus capable de penser à quoi que ce soit d'autre, et cette dépendance m'horrifie autant qu'elle me réjouit. Malgré tout, je dois continuer de donner le change, alors je fais semblant de trouver drôle la blague de Jesse, qui l'est sûrement d'ailleurs. Seulement, plongé dans le désespoir, je n'ai même pas pris la peine de l'écouter. Cependant, je ne dois pas être si bon acteur, car il s'interrompt soudain et je sens comme son regard qui transperce le matelas.

- Tu sais que tu peux me dire ce qui te préoccupe, Sacha ?

Ça sonne plus comme une question que comme une affirmation, mais je sais qu'il est sincère. Il prend tout de même la peine de préciser encore :

- Je ne suis plus ton chaperon, je n'ai plus à te surveiller. Techniquement, tu es un membre à part entière de l'Organisation, et je ne suis là que parce que nous l'avons voulu tous les deux. Alors, tu sais très bien que je ne trahirai jamais ce que tu me diras... sauf si ça met en danger la rebellion, bien sûr, termine-t-il avec humour dans l'espoir de détendre l'atmosphère.

Voilà une des choses que j'aime le plus chez lui : mon ancien statut de capitaine de la DFAO n'est pas un sujet tabou dans sa bouche. Il en parle ouvertement comme de n'importe quel autre sujet, et j'aime cette franchise, cette capacité qu'il a d'aller de l'avant, de ne jamais penser au passé. Du moins, s'il le fait, il le cache très bien. Je mets longtemps à répondre, mais je finis par céder devant tant de gentillesse :

- Je sais, Jesse. C'est que, tu sais...

Je n'ose même pas finir ma phrase et prie pour qu'il lise entre les lignes, ce qu'il fait d'ailleurs, avec de nouveau son habituel sérieux des situations délicates :

- Oui, je sais, me répond-t-il sans une seule trace de reproche dans sa voix.

J'ai vraiment de la chance qu'il ait été mon mentor, et soudain, je me dis que ce n'est probablement pas une coïncidence. Pour cette mission, Marshall a sûrement choisi exprès une personne compréhensive, patiente, et surtout, pas rancunière. Jesse était le candidat parfait, pas du genre à me mener la vie dure ou à ébruiter le secret.

Soudain, alors qu'il s'apprêtait à reprendre la parole, on toque à la porte. Je manque de sursauter et regarde le petit réveil fixé à mon lit : il indique 20:03. Qui peut bien venir nous visiter à cette heure plutôt tardive, où tout le monde est généralement déjà dans son dortoir ? Comme s'il avait lu dans mes pensées, Jesse déclare d'une voix blasée :

- Il n'y a qu'un seul moyen de savoir qui est là, de toute manière.

Il est très loin de mon état de stress actuel et marche d'un pas décontracté vers la porte tandis que je remue dans ma tête toutes les raisons qui pourraient nous valoir une visite si discrète. Marshall ? Peut-être vient-il m'annoncer que je vais être renvoyé dans ma cellule. À cette pensée, tous mes muscles se crispent douloureusement. Mais, contrairement à toutes mes attentes, c'est Astrid que le battant dévoile en s'écartant.

- Astrid ? Qu'est-ce que...

La phrase de Jesse meurt sur ses lèvres quand il comprend qu'elle vient pour moi. Elle ne le connaît même pas, alors que pour lui, elle semble être une amie de longue date, du moins à en juger par la manière dont il l'appelle. Bien sûr. Elle est une célébrité ici, je ne dois pas l'oublier. Mon compagnon de chambre me jette un coup d'oeil en coin et bafouille soudain :

- Je... je crois... enfin je dois sortir. J'ai quelque chose à faire, je reviens dès que je peux.

Je manque de lever les yeux au ciel devant sa prévenance, mais je suis bien trop concentré sur Astrid. Elle se tient là, bien droite, encore en dehors de la chambre d'un point de vue technique, et me fixe sans ciller. Sauf que, quand je la dévore du regard avec une envie non dissimulée, elle se contente de rester totalement stoïque. À quoi penses-tu ? lui demandé-je silencieusement, mais elle est hermétique à tous mes appels désespérés. Enfin, après avoir rassemblé quelques affaires, Jesse sort en marmonant quelques mots incompréhensibles, frôlant Astrid au passage. Le bruit de ses pas précipités s'estompe rapidement dans le couloir, mais elle ne bouge toujours pas. Que fais-tu ? Pourquoi es-tu là ? Pour m'annoncer en personne que c'est terminé ? Que je ne dois plus essayer de te voir, de te parler ? Que je suis redevenu ton tortionnaire pour toi ? Les questions tourbillonnent dans ma tête, mais aucune ne trouve de réponse.

Enfin, après de longues minutes tendues, elle effectue un pas en avant, et referme la porte derrière elle, toujours sans me quitter de ses magnifiques yeux nuages. Un déclic m'indique qu'elle vient de fermer le verrou, et je frissonne tout en me demandant pourquoi. De nouveau, plusieurs dizaines de secondes passent avant qu'elle ne bouge pour s'avancer vers le lit superposé. Enfin, ses yeux se détachent de moi pour se poser sur les barreaux, qu'elle gravit un à un, lentement, et pour la première fois, je remarque à quel point elle est perturbée. Ses yeux font des allers-retours frénétiques d'un bout à l'autre de la pièce, ne se posant sur moi que brièvement au passage. Elle pince les lèvres, comme toujours quand elle est contrariée, et un pli barre son front. Je voudrais glisser mes doigts dessus pour l'effacer, mais je ne suis pas sûr d'être en position de le faire.

Elle parvient enfin en haut du lit et s'assoit maladroitement le plus loin possible de moi - du moins je ne peux m'empêcher de l'interpréter de cette manière. Puis elle prend la parole, et je reste bouche bée devant ce qu'elle a à me dire :

- Je suis désolée.

Elle s'excuse ? Qu'a-t-elle fait ? M'ignorer ? Qu'elle m'ignore autant qu'elle le veut, si ça peut la faire revenir vers moi après. Je ne veux pas d'une relation où elle souffre d'être près de moi ; ce serait encore pire que pas de relation du tout.

- De quoi ? soufflé-je sans pouvoir me retenir.

- Pour tout.

Elle me fixe de nouveau, les yeux écarquillés au maximum, si bien que le blanc semble envahir le gris.

- Je suis bien consciente que t'éviter n'est la bonne solution ni pour toi ni même pour moi, mais c'est trop dur d'être près de toi... je ne peux pas te regarder sans y repenser...

Elle se prend la tête entre les mains et ne peux que constater à quel point elle est torturée. Alors c'est vraiment ça. Elle repense encore à ce que je lui ai infligé. Si elle savait comme je regrette! Mais bien sûr, ces horreurs sont bien trop graves pour être oubliées comme ça. Comment ai-je pu le croire un seul instant. J'hésite à m'approcher d'elle : d'un côté, je n'ai qu'une envie, c'est la prendre dans mes bras pour la réconforter, mais de l'autre, je ne sais pas comment elle réagira à cette approche après ce qu'elle vient de m'avouer. La culpabilité me transperce de part en part, et je n'arrive pas à la refouler pour me concentrer uniquement sur elle.

Puis, elle relève la tête vers moi et semble lire quelque chose en moi qui transforme la douleur en horreur sur ses traits. Je jette inconsciemment un coup d'oeil sur la pièce et derrière moi, comme si une sorte de monstre l'avait effrayée comme ça, et non moi. Et alors que je suis toujours distrait, je sens son souffle sur ma joue et je me rends compte qu'elle s'est rapprochée de moi. Nous ne sommes à présent séparés que par quelques centimètres. Mes yeux se posent sur la cicatrice qui barre son visage, de sa tempe à son menton, et les larmes ourlent mes paupières. Ma vision se brouille ; je ne me retiens plus et saisis son visage entre mes mains. Contrairement à ce que j'atttendais, elle ne me repousse pourtant pas. Au contraire, on dirait qu'elle est soulagée, comme si je venais de lui pardonner quelque chose. Mais quoi ? Je n'arrive plus du tout à la cerner.

Aide-moi, Astrid! la supplié-je en mon fort intérieur.

À peine une fraction de seconde après cette prière, je sens ses lèvres glacées se poser sur les miennes. Tout son désespoir se sent dans ses gestes, dans sa peau, tandis qu'elle entortille mes longs cheveux autour de ses doigts. Je lâche échapper un petit gémissement incontrôlé quand elle tire sur les racines. Puis je perds le contrôle. Totalement.

*

Blottie contre moi, sa tête posée sur mon torse, mes bras autour d'elle, Astrid et moi respirons paisiblement au même rythme. Toute l'ardeur qui nous a saisis tout à l'heure semble s'être évaporée pour ne laisser place qu'à la tendresse. Ses yeux sont fermés si bien que je ne peux pas lire ses émotions, du moins le peu qu'elle me laisse percevoir parfois. Mes questions restent les mêmes, sans réponse, même si je sais que je ne briserai jamais cet instant pour les poser.

C'est finalement elle qui relève la tête vers moi. Le plus doucement possible, j'écarte une bouclette égarée de son visage pour pouvoir mieux la contempler. Nous nous fixons ainsi quelques instants avant qu'elle ne referme les yeux. Sa bouche se rapproche lentement de la mienne, et elle pose sur mes lèvres un baiser de la douceur d'une plume. Puis elle soupire et laisse à nouveau sa tête retomber sur ma poitrine. Je passe ma main dans ses cheveux pour la serrer un peu plus contre moi, de peur qu'elle ne s'échappe à tout moment. Vas-tu me fuir encore une fois ? Eh bien, soit, si nos retrouvailles ressemblent toutes à celles-ci, je peux presque m'en contenter!

Je repense soudain à la décision que j'ai prise. Marshall a dit qu'il ferait son possible pour excaucer mon souhait, et j'espère de tout coeur qu'il réussira. Cette étape marquera le terminus de mon intégration à l'Organisation, du moins si nous l'emportons... Et puis, sinon, comment la laisser mourir seule ? Je chasse cependant ces pensées de ma tête en songeant qu'elle n'est toujours pas au courant. Quand elle l'apprendra, il sera déjà trop tard, je m'en suis assuré pour qu'elle ne puisse pas me contredire. Mais je redouterai sa réaction jusqu'au dernier moment.

- Il faut que je te dise quelque chose, finit-elle par chuchoter, brisant le silence à contre-coeur.

Je sens toute sa répulsion à parler, mais je sais également que cette... chose lui pourrit l'esprit, gangrénant chacune de ses pensées. Tant qu'elle ne m'aura pas parlé, elle ne sera pas en paix, même si je doute qu'elle le soit vraiment un jour. Tout l'amour du monde, qu'il vienne de moi, de son frère, ou de qui que ce soit, ne suffira pas à effacer les blessures. La magie n'existe pas, je l'ai appris il y a bien longtemps, mais au moins puis-je l'épauler. Nous combattrons ensemble nos démons, de toutes nos forces, même si nous ne les vaincrons jamais.

- Je... je me souviens.

Elle se souvient ? Je ne comprends tout d'abord pas ce qu'elle veut dire, puis, petit à petit, le sens de ses paroles se fraie un chemin dans mon esprit. Elle se souvient... Parmi tous ses souvenirs effacés qui me concernent, lequel pourrait la mettre dans un tel état ? Un seul. Elle se rappelle donc de l'accident, ou plutôt, de l'explosion. Elle sait qu'elle est à l'origine de la perte de mon oeil. Elle sait à quelle destinée elle m'a arraché. Je sais que je devrais dire quelque chose pour la réconforter, mais je ne trouve plus les mots. Ce qu'elle vient de me révéler me propulse des années en arrière, et je suis happé par mes souvenirs du jour où, pour moi, tout a basculé. Je voudrais lui dire que je lui pardonne, que je lui ai pardonné depuis longtemps, mais ma bouche ne m'obéit plus, et j'en devine sans peine la raison. Quelque part en moi, je lui en veux toujours. Même si la haine qui m'a animé tout ce temps n'existe plus, il reste tout de même une part de rancoeur dans mon coeur. Je m'en veux de cette réaction injuste, mais elle est totalement hors de contrôle.

Alors je me contente de la serrer plus fort, encore plus fort, si fort que j'ai presque peur de l'étouffer, parce qu'en ce moment, je ne peux rien faire d'autre. Et quelque part, je crois qu'elle comprend tout. Lit-elle en moi en ce moment même, comme elle a l'habitude de le faire si souvent pour se raccrocher quand tout s'écroule autour d'elle ? Je l'espère, comme ça, elle verra que je ne dis pas rien parce que je la hais. Elle répond à mon étreinte renouvelée, enroulant ses jambes autour des miennes. À nouveau, nos lèvres se joignent.

Annotations

Vous aimez lire diye99 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0