Chapitre 3 - ALID

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J'arpente les couloirs du complexe depuis de nombreuses heures maintenant, sans pour autant parvenir à prendre la moindre décision constructive.

L'heure du dîner a sonné depuis longtemps, et la plupart des rebelles doivent déjà avoir rejoint les dortoirs. Seuls quelques malchanceux, comme les veilleurs du bloc informatique ou les quelques infirmiers de garde à l'hôpital, ont l'obligation de rester à leur poste. Cependant, ce ne sont jamais les mêmes personnes, et souvent, elles ne font pas grand chose d'autre de leur journée, en compensation. Mais je sais sans l'ombre d'un doute que personne ne me cherchera, malgré mon absence : mes disparitions sont devenues si fréquentes que plus personne n'y prête attention. Tous sont maintenant habitués à ne pas me voir aux repas, ou à ce que je ne respecte pas les tâches qui me sont assignées. Heureusement, je ne suis pas essentielle à la vie de l'Organisation, sinon, je suis sûre qu'on n'accèderait pas ainsi au moindre de mes caprices.

Les dernières paroles de Sacha résonnent dans ma tête, mais cette fois, contrairement à beaucoup d'autres, je ne les repousse pas. J'ai une décision à prendre, et même si, sur le moment, elle peut paraître futile, je sais qu'elle n'est qu'une représentation d'une autre bien plus importante : vais-je céder au désir de Sacha, me faufilant dans la réserve pour chercher son carnet parmi les inombrables affaires entreposées là-bas, puis venir le lui apporter ? Ou bien refuser tout net cette demande osée et poser définitivement des limites claires entre nous ? Ou autrement dit, vais-je céder à cette attirance qui me pousse dans ses bras, qui me maintient éveillée la nuit, pour penser à toutes les manières dont je pourrais le rejoindre sans risque ? La menace fantôme que le traître fait peser sur moi, alliée au sentiment de faute que j'éprouve à chaque pensée accordée à Sacha, ne s'oppose finalement à rien de plus que mes propres sentiments. Je sais que je ne devrais pas agir si égoïstement, mais c'est plus fort que moi. Au final, j'ai déjà pris ma décision depuis longtemps, seulement, comme tout ce qui touche de près ou de loin à Sacha, je repousse l'échéance le plus possible.

Je lâche un gros soupir qui se perd dans l'immensité du réseau de couloirs. Cependant, malgré ma peur et ma culpabilité, je sens un sourire irrésistible s'étirer sur mes lèvres à la pensée du danger que je vais frôler une nouvelle fois. Cette adrénaline qui pulse dans mes veines pour la première fois depuis longtemps est bien différente des autres fois : rien à voir avec celle qui me donnait la force d'avancer, lors de mes deux évasions. Mon corps ne se réveille pas pour combattre, aujourd'hui, mais plutôt en rapport avec cette chose interdite que je m'apprête à commettre. Je devrais penser à toutes les conséquences que mon choix risque d'entraîner, mais je ne vois que la flamme dans les yeux de Sacha quand je lui apporterai son carnet.

Après tous ces mois, je pourrais me diriger dans le complexe les yeux fermés, et le noir ne me pose aucun problème pour m'orienter. J'atteins donc rapidement les entrepôts, qui se situent près du centre d'entraînement. Malgré l'immensité des salles, peu de choses y sont rangées, et l'accès ne recquiert donc pas une haute habilitation : c'est un niveau que quasiment tout le monde a ici, moi y compris. Je pénètre sans encombres à l'intérieur tout en fouillant dans ma poche arrière pour en sortir mon Communicateur. Sa fonction première a beau être la transmission de messages et d'appels, de nombreuses améliorations ont été apportées au fil du temps.

- Lampe, chuchoté-je le plus doucement possible.

Je ne peux m'empêcher de jeter un regard par-dessus mon épaule, même si je n'ai pas vraiment l'impression d'être surveillée : les mauvaises habitudes sont dures à perdre. Mais prudence est mère de sûreté, et aujourd'hui, ou plutôt cette nuit, j'en aurai bien besoin.

Une faible lueur éclaire la pièce quand mon Communicateur excécute l'ordre. L'entrepôt est si grand que la petite tâche de lumière se perd dans l'obscurité. Je fronce les sourcils avec consternation. Les réserves de nourriture se trouvent dans les fermes pour éviter les vols : à l'Organisation, les ressources sont strictement gardées pour nous permettre de pouvoir survivre le plus longtemps possible sans nous réaprovisionner en haut. Voilà pourquoi seuls les objets sans valeur ou encore les déchêts trop gros pour être expulsés en surface échouent ici. Une vague de nostalgie me balaye en repensant à tout ce que j'ai laissé derrière moi : le soleil, la caresse du vent sur ma peau, la vie libre... Après les mois de torture que j'ai subis, je trouve que je gère plutôt bien mon angoisse depuis mon arrivée ici, mais je ne peux jamais refouler le manque bien longtemps.

Je me force littéralement à me concentrer sur la raison de ma présence, et d'inactive je passe à fiévreuse. Consciente que je dois passer le moins de temps possible ici, je me mets à parcourir les rayons en guettant le moindre panneau indicateur. Ce n'est qu'après une heure entière de recherches, alors que je commençais à baisser les bras, que je tombe sur la section intitulée : Objets Extérieurs. Je pousse un soupir de soulagement puis lève les yeux au ciel en constatant que, contrairemenent à toutes les autres, cette partie de l'entrepôt est maintenue sous clé. Evidemment. Ce qui se trouve à l'intérieur a peut-être perdu toute importance aux yeux des interrogateurs de Sacha, mais les objets restent les siens, et l'Organisation les garde sous bonne garde. Enfouis au fond de cette immense hangard, là où personne n'ira jamais les chercher, malgré leur inutilité première. Je pousse la porte avec un espoir fou, m'attendant presque vraiment à ce qu'elle s'ouvre sous la pression de mes doigts, mais elle reste hermétiquement close. Mon Communicateur, accroché à ma ceinture, ne me permet pas de voir plus loin que le bout de mon nez : je l'ai réglé à la luminosité la plus basse, pour éviter de me faire remarquer par un potentiel garde. J'ai l'impression de progresser dans le brouillard, au milieu de toutes ces rangées, et surtout, dans le noir le plus total.

L'angoisse me saisit à la gorge et la panique enfle en moi : et si mon Communicateur cessait brusquement de fonctionner ? J'essaye de ne pas laisser ma paranoïa me contrôler et inspire plusieurs fois profondément, mais rien ne marche. Je plaque la paume de ma main sur ma poitrine et sens mon coeur s'affoler sous ma peau. Ce n'est vraiment pas le moment de laisser la peur me submerger. À court d'idées, je finis par me laisser glisser contre le mur près de la porte. Mon Communicateur se coince une fraction de seconde avant de se libérer sous la pression, et j'entends alors un léger clic trancher le néant pour parvenir à mes oreilles. Ce bruit inattendu me sort soudain de ma torpeur lancinante. Pas encore complètement remise de mes émotions, je me relève et me traîne jusqu'à l'ouverture qui vient de se créer dans le mur. Cette fois, la porte cède, et je m'affale de l'autre côté du seuil, trop perturbée pour fêter cette victoire inexpliquée. Est-ce mon Communicateur qui m'a ouvert le passage ? Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de me pencher sur ce nouveau mystère. La seule chose dont je sois sûre, c'est que j'ai pénétré dans la salle des Objets Extérieurs, et qu'il ne me reste plus qu'à chercher le carnet de Sacha avant de pouvoir enfin quitter cet endroit maudit.

*

Il m'a fallu encore une autre demi-heure avant de mettre la main sur l'objet de ma convoitise. Heureusement pour moi, ce n'était pas un autre immense entrepôt qui m'attendait derrière, mais seulement un minuscule local avec quelques étagères, une preuve supplémentaire de l'inefficacité de l'Organisation : je m'en veux de penser ainsi, mais comment ne pas comprendre là-dedans que les rebelles n'ont sûrement jamais détenu d'autres prisonniers que Sacha ? Cependant, malgré la petitesse des lieux, ma petite crise et la faible lumière que je pouvais m'accorder ne m'ont pas permis d'aller bien vite dans mes recherches.

L'adrénaline a définitivement disparu de mon corps, et le danger que je m'imaginais affronter n'a jamais pointé le bout de son nez : ma peur du noir, plus forte que tout mon désir d'action, a sûrement étouffé tout autre sentiment dans l'oeuf jusqu'à ce que je m'estime hors de danger, c'est-à-dire jusqu'à ce que je sois sortie complètement de l'entrepôt. J'essaye à présent de reprendre mon souffle. Je me suis éloignée dès que la porte a claqué derrière moi, sans même me demander si j'avais pu laisser des traces derrière moi. Cette faiblesse, que je n'avais encore jamais ressentie aussi puissamment avant, m'effraie. Et si je tombais dans un tel état en plein milieu d'un moment critique ? Devant Marshall ? Plus personne ne me ferait confiance, je pourrais mettre des vies en danger. Il est crucial que jamais personne ne soit au courant de ce qu'il vient de m'arriver. Et de toute manière, qui pourrait l'être ? Ce que je viens de faire n'est pas à proprement parler illégal, mais je sais bien que je n'aurais pas dû être là cette nuit. Je ne risque donc pas de parler de mon effraction à qui que ce soit, surtout au vu de ma côte de popularité en ce moment.

Ma mission première me revient en mémoire aux alentours de minuit, du moins j'imagine. Je contemple alors un long moment le carnet qui repose dans ma main : mes doigts sont si serrés autour de la couverture que des crampes commencent à m'élancer. C'est alors que deux réflexions me viennent à l'esprit : la première, c'est que pour dessiner, Sacha aura également besoin de crayons. La deuxième, c'est qu'après tous les efforts que je viens de fournir, la moindre des choses serait de satisfaire la curiosité insatiable que je sens s'éveiller en moi. Les réponses à ces questions que je me pose depuis des mois se trouvent là, juste devant moi, je les tiens entre mes mains. Vais-je résister à la tentation, juste pour respecter l'intimité de Sacha ? Ne se doutait-il pas que je regarderais à l'intérieur, en allant le chercher pour lui ? Mais ses mots me reviennent en mémoire et je me rends compte qu'il ne m'a pas demandé son carnet à croquis en particulier : simplement n'importe lequel pour qu'il puisse dessiner. S'évader.

Oui, je te comprends, je songe en moi-même. Comment ignorer cet appel déchirant qu'il m'a lancé ? À l'époque de ma séquestration, si j'avais eu n'importe quoi pour m'occuper, au lieu de simplement me retourner infiniment sur le béton glacé de ma cellule, ma torture aurait été au moins un peu apaisée. J'imagine que pour lui, chaque coup de crayon dépose une partie de sa souffrance sur le papier, comme de mon côté, chaque balle tirée emporte une partie de mes démons. Ironiquement, alors qu'il est censé être le tueur traître et moi la sauveuse, c'est lui qui se réfugie dans l'art et moi dans la violence, dans le poids d'une arme dans ma main.

Je chasse vite cette pensée trop pénible, effrayée par ce qu'elle pourrait signifier.

Je ne peux pas lui refuser ce réconfort quand il me le demande ainsi. Et de même, je ne peux pas garder cette couverture rabattue jusqu'à sa cellule, quand elle me rappelle cruellement chacune des interrogations qui m'ont tourmentées pendant un mois passé avec lui. Presque effrayée par ce que je risque d'y découvrir, je prends mon courage à deux mains et laisse ma curiosité m'emporter tandis que je révèle la première page à la lumière de mon Communicateur.

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