Chapitre 4 - SACHA

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Un raclement doux et familier me tire de mon sommeil, et j'hésite à pousser un grognement tant je suis déçu de perdre les quelques heures de repos que j'avais enfin réussi à m'accorder.

J'ouvre les yeux sur le néant et comprend que les lumières ne se sont pas encore rallumées, ce qui signifie que le jour n'est pas levé à l'extérieur : depuis que j'ai dessiné les plans de Chicago, j'ai le droit de suivre un rythme naturel sans que mes interrogateurs n'essayent de me déstabiliser en me faisant perdre toute notion du temps. Le noir règne dans ma cellule chaque nuit, et chaque jour des spots diffusent leur chaude lumière en même temps que l'on vient m'apporter mon premier repas. La transition entre les deux est certes brutale, mais j'apprécie ces nombreux égards qui viennent, je n'en doute pas un instant, d'Astrid, et les règles ont le mérite d'être claires. Voilà pourquoi le doute m'assaille quand j'entends des pas s'approcher de moi lentement. La trêve serait-elle rompue ? Mes interrogateurs ont-ils décidé de venir me hanter en secret, la nuit, pour prendre leur revanche ? La peur m'étreint la poitrine et comprime mon coeur dans un étau, ce sentiment que je ne suis toujours pas habitué à ressentir. Je n'ai aucun moyen de me défendre, mais je commence déjà à chercher frénétiquement quelque chose, n'importe quoi, quand une douce lumière éclaire soudain la cellule, révélant à mes yeux effrayés et ébahis le visage d'Astrid.

- Arrête de t'agiter, où tu vas réveiller toute le complexe! chuchote-t-elle énergiquement tout en venant s'assoir près de moi, mais je vois bien qu'une pointe d'amusement perce derrière son apparente sévérité, ce qui n'empêche pas la peur de contracter ses traits.

Elle n'a sûrement pas le droit d'être ici en pleine nuit, ce qui signifie qu'elle veut absolument me parler en privé pour en venir à de telles extrémités. Mais quel sujet recquiert donc autant de précautions, et surtout autant de risques ? J'ai pourtant suivi ses indications à la lettre, et je n'évoque jamais notre première rencontre. Ses visites sont trop précieuses pour moi pour que je me permette de les perdre. Je n'ose cependant pas briser le silence et lui demander des explications : dans la pénombre, je ne peux que sentir le poids de son regard sur moi, mais je ne voudrais gâcher ce moment pour rien au monde. Un étrange sentiment fait vibrer l'air entre nous, comme si quelque chose avait changé depuis la dernière fois. Quelque chose d'important, que je n'arrive pourtant pas à identifier.

C'est alors que mes yeux sont attirés par le carnet qui repose dans sa main, sur sa cuisse, et je me fige. Je ne sais pas si je dois ressentir de l'horreur qu'elle soit entrée en sa possession, ou du soulagement. La tension qui règne entre nous prend soudain tout son sens : même si je ne peux pas encore bien la définir, elle m'indique clairement qu'Astrid a ouvert mon carnet à croquis. Qu'elle sait ce qu'il y a dedans. Et que peut-être, elle a compris. Ce que je ne saurais dire, c'est si j'en suis heureux. J'avais pourtant décidé de ne jamais, au grand jamais, lui parler de ce que je ressens, mais la tentation était toujours là, à chacun de ses regards, à chaque frôlement de tissu ou de peau. Et maintenant, on dirait bien que mon destin a décidé de prendre les devants, pour le meilleur ou pour le pire. Tout l'air s'est vidé de mes poumons dans l'attente d'un réaction de sa part, et je n'arrive plus à détacher mon regard de cette couverture abîmée, cornée, condolée, qui m'a suivi dans mes pires moments. Elle contient tout ce que mon âme d'artiste a jamais pu exprimer.

Je sais que ce qui va suivre décidera de mon avenir ici, mais je n'arrive même pas à envisager d'autre chemin que celui de la souffrance : tout ce que j'ai pu imaginer jusqu'ici.... ce n'était que des illusions. Alors je préfère maintenir tout espoir loin de mon coeur, pour éviter de tomber de haut au moment fatidique.

Astrid finit par briser le silence, abrégeant enfin mon supplice :

- Ce n'était pas mon intention, tu sais. Mais c'est juste que...

Elle hésite, les yeux dans le vague, et je manque de sursauter devant ces paroles inattendues : je me suis préparé à tout, mais pas à ses excuses, du moins à ces mots qui s'en approchent tant.

- Après t'avoir vu dessiner tant de fois, la curiosité a été la plus forte, reprend-t-elle, toujours aussi précautionneuse.

Elle est indéchiffrable. Comment suis-je censé blinder mon coeur contre la douleur quand elle n'exprime aucune autre émotion que cette expression perdue ?

- Je me demandais, ce que tu pouvais bien reproduire. Qui tu devenais, quand tu étais seul avec toi-même, et que tu ne mentais à personne. Tu sais, même si je ne le montrais pas, et même si je ne savais pas vraiment ce dont il s'agissait...

Elle s'arrête et je sais que les souvenirs remontent en elle.

- Je savais que tu n'étais pas totalement honnête avec moi. Tu cachais quelque chose. À l'époque, je pensais que tu étais juste réservé, et que tu n'osais pas être le vrai Sacha devant d'autres personnes. Après coup, tout aurait dû prendre sens, mais jusqu'à aujourd'hui, je n'arrêtais pas de me dire qu'il y avait autre chose!

Sa voix se fait plus précise, tranchante, mais étrangement, elle ne sort pas les armes pour tuer : plutôt pour se raccrocher à la réalité avec ce qu'elle peut encore trouver en elle. Elle continue tandis que sa carapace se fendille peu à peu, sa voix se brisant enfin sous le coup de l'émotion :

- Tu... tu m'as dessinée partout.

Les larmes dévalent à présent ses joues, et je n'ai pas vraiment besoin de les voir pour savoir qu'elles sont là : un tel désespoir émane d'elle qu'il est impossible de ne pas le sentir.

- Je suis partout sur ces pages, poursuit-elle avec des sanglots étouffés dans la gorge. Je suis représentée dans chaque position, avec toutes les émotions possibles sur mon visage. Chacune des étapes de notre voyage y sont décrites en dizaines de dessins qui ne parlent pourtant que de moi. Tu... tu m'as dessinée partout, répète-t-elle comme si elle s'attendait vraiment à ce que je lui donne une explication logique à ma folie.

Mais comment le dire ? Comment lui dire que j'ai cherché à la détruire toute ma vie, pour finalement tomber amoureux d'elle sans pouvoir rien y faire ? Comment lui dire que c'est elle, mon pire péché, et que je ne pourrai plus jamais l'oublier ?

- Sacha, est-ce que c'est encore.... est-ce que c'est encore une de tes manipulations ? Est-ce tu es encore en train de me mentir ?

C'est la première fois, la première fois, qu'elle met des mots explicites sur ma trahison. La première fois que nous l'évoquons sans détours, sans discours interposé, sans signaux hostiles qui veulent tout dire sans rien vouloir dire pour autant. Comment lui répondre quand la honte cuisante de ce que j'ai fait me cloue les lèvres, m'empêche de dire quoi que ce soit ?

- Sacha! s'écrie-t-elle avec l'énergie du désespoir.

Ses mains se posent sur mes épaules et elle me secoue, à peine, mais c'est comme un coup de massue pour moi. Comprend-t-elle qu'à chaque fois qu'elle me touche, elle réveille en moi un homme que je ne suis pas prêt à affronter ? Le démon de l'amour ?

- Réponds-moi! Sacha, est-ce que c'est toi qui m'a dessinée, ou la puce dans ton cerveau ? Est-ce que c'est toi, ou Christian Carren, parce qu'il voulait me faire souffrir ?

Elle se tait, pour me laisser face à au gouffre. Je n'ai plus le choix. Je ne peux plus reculer. Et pourtant, je ne peux pas me résoudre à faire ça. Je ne peux pas perdre les dernières miettes d'estime qu'elle a pour moi. Mais n'est-ce pas déjà trop tard ? Que je me taise ou que je dise la vérité, elle en sait déjà trop pour me pardonner un jour. Je me rends alors compte que je ne peux pas la laisser partir sans qu'elle le sache. Je ne peux pas renoncer à elle sans lui avoir auparavant tout révélé. Trop de remords pèseraient sur moi. Alors j'ouvre la bouche pour enfin exprimer ce qui me pèse sur le coeur depuis des mois, sans que je puisse l'avouer à quiconque :

- Astrid, la DFAO m'a forcé à faire beaucoup de choses, et j'ai moi aussi fait beaucoup de choses pour te blesser de la manière la plus ignoble qui soit, mais je te jure sur tout l'amour que j'ai pour toi que c'est Sacha qui a tracé ces dessins.

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