Chapitre 1 - Peu après l'appel reçu par Astrid - ALID

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J'ouvre la porte de la cellule de Sacha tout en lançant une piètre prière pour que sa présence me fasse tout oublier.

Son visage, nettoyé de tout le sang séché que j'avais épongé la dernière fois et déjà bien plus lumineux que lors de ma première visite, paraît renaître dès que j'apparais. Je suis toujours étonnée de constater l'effet bénéfique que je lui fait, et j'essaye autant que possible de ne pas y penser, pour ne pas laisser mes émotions m'emporter. Je n'ai pas encore pris de décision claire, bien que je ne puisse pas ignorer l'attirance irrésistible que je ressens plus lui. Je n'ai jamais été dans ce genre de situation, comment m'en vouloir de ne pas savoir gérer ?

Mais mon principal problème n'est pas vraiment Sacha, du moins pas comme on pourrait l'imaginer. J'ai certes peur de ce que je risquerais de faire quand je suis en sa présence, mais moins parce qu'on risquerait de me démasquer que parce que des sentiments contradictoires se battent en moi.

L'appel que j'ai reçu sur mon Communicateur, il y a déjà trois jours, résonne toujours dans ma mémoire. Les échos cesseront-ils jamais de me hanter ? Dès que mes doutes se sont retrouvés confirmés, j'ai immédiatement raccroché, mais le mal était déjà fait. Depuis, le traître a essayé plusieurs fois de me recontacter, mais j'ai toujours refusé de répondre. Depuis, je vis dans la peur constante qu'il révèle mes pires secrets à l'Organisation. Je ne doute pas qu'il en ait le pouvoir, s'il a pu démasquer la petite visite secrète que j'ai rendue à Sacha. Cependant, une petite part de moi essaye de résonner la plus grande part, celle qui panique, en lui opposant des arguments solides qui me permettent de tenir encore la route : il est évident que la DFAO m'a contactée, par l'intermédiaire de sa taupe, pour me persuader de devenir un espion à leur solde. Or, s'ils en arrivent à cette extrémité, cela signifie qu'ils ont besoin de ces informations plus que jamais. Qu'ils ne peuvent pas s'en passer. On peut donc en conclure qu'ils ne prendront pas le risque de m'effrayer inutilement ; ils vont juste attendre que je prenne ma décision définitive, et si je traîne trop ou encore si elle est négative, à ce moment-là seulement, ils sèmeront la discorde au sein de l'Organisation.

Voilà pourquoi j'aurais préféré prendre le plus possible mes distances avec Sacha, pour ne pas donner encore plus de secrets à révéler au traître. Mais puisque notre prisonnier a accepté de nous aider, et que le contrat stipule qu'il sera bien traité, quelqu'un doit nécessairement lui servir d'infirmier pour l'aider à se remettre de ses blessures. Evidemment, personne ne s'est porté volontaire lors de la réunion, et mon instinct a pris le dessus devant tant d'injustice : je ne pouvais pas le laisser livré à lui-même, avec le risque que certaines plaies s'infectent, ou bien pire encore. Et l'idée de le revoir, non plus en cachète mais parce que j'aurais une raison valable de le faire, était si tentante que je n'ai pas pu résister.

Seulement maintenant, il faut que je me retienne de montrer toute familiarité avec lui. Et lui aussi, sauf qu'il ne le sait pas encore. D'une manière ou d'une autre, je dois l'informer de la situation, et surtout lui faire comprendre de ne jamais mentionner ma première visite. Un bout de papier contenant les quelques informations qu'il doit connaître est la première solution qui m'est venue à l'esprit, cependant j'ai dû bien vite la mettre de côté, puisqu'il ne pourrait pas le déplier et lire tranquillement. Après des heures de recherche infructueuses, j'ai fini par conclure que je devrais l'informer silencieusement : avec mon comportement, mes yeux, quelques mimiques dont lui seul pourra saisir le langage caché... C'est un plan risqué, mais c'est tout ce que j'ai.

Je m'approche d'une démarche saccadée tout en essayant de contrôler mes tremblements. Depuis l'appel, j'ai l'impression d'être constament surveillée, de ne plus être libre de mes gestes. Le moindre petit écart me semble fatal, la moindre parole de travers pourrait.... pourrait quoi ? Après tout, les rebelles me haïssent déjà. Alors, si le prix pour démasquer le traître et sauver l'Organisation d'un destin funeste à l'aube de leur coup d'éclat est la découverte de mon secret, je devrais être prête à le payer. Ne me suis-je pas juré que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour libérer toutes ces femmes enfermées ? Pour rétablir l'ordre naturel des choses ? Et voilà que lorsque je me retrouve confrontée pour la première fois aux conséquences de cette promesse silencieuse, je prends la fuite! J'ai honte de moi-même, je me répugne. Les visages d'Alyzée, Shaïma et Cassie me reviennent en mémoire. Comment puis-je mettre leur liberté en danger, quand nous sommes si près du but ? De toute manière, cette relation qui commence à s'établir entre Sacha et moi n'aboutira jamais à rien. Tant que nous devrons rester cachés, du moins. Comment vivre sous le regard constant, brûlant, de toutes ces caméras, en permanence ? Il est un traître à leurs yeux, il devrait l'être aux miens également. Sauf que je n'ai pas pu m'empêcher de tomber dans ses filets.

Je voudrais m'enfuir en courant devant son regard qui se fait intrigué, je devrais fuir de toute la force de mes jambes pour aller tout raconter à Marshall. Je devrais rester à ma place de petite fille, subir l'humiliation que je mérite une bonne fois pour toutes, et une fois l'Organisation en dehors de danger, remplir la mission pour laquelle je me suis engagée. Sacha ou pas, la situation reste la même. Maintenant que nous avons les plans, nous n'attendons plus que le feu vert de l'équipe informatique. Une autre équipe se penche déjà sur l'emplacement supposé du CCP, celui que nous avons pu établir le plus précisément possible grâce au plan de Sacha, afin de nous créer des séances de préparation en salle de simulation les plus fidèles possibles. Dans quelques semaines tout au plus, nous serons sur le terrain, et il ne restera alors plus que deux chemins possibles : la victoire ou la défaite. Dans les deux cas, je ne reverrai jamais Sacha. Dans les deux cas, ces quelques semaines sont tout ce qu'il nous reste. Autant les écourter et démasquer le traître, n'est-ce pas ? Depuis trois jours, je ne fais que me répéter en boucle les mêmes arguments, pesant le pour et le contre, et le pour marque évidemment beaucoup plus de points. Mais alors, qu'est-ce qui m'en empêche encore ?

Je pose à nouveau les yeux sur Sacha, et je sais.

Je sais que c'est lui, le centre du problème.

Lui, et ce qu'il me fait ressentir chaque fois que je le vois.

Horrifiée par ce que je m'avoue un peu plus chaque jour, je reprends mes esprits et, enfin capable de bouger, m'avance vers lui. Brusquement, je pose mon équipement médical par terre. Aujourd'hui, on m'a fourni tout ce dont j'avais besoin, et pas simplement les bandages que j'avais pu voler dans l'infirmerie. Mais aujourd'hui, les caméras tournent, et un public désarçonné par mes réactions attend impatiemment la suite. Je ne dois surtout pas me trahir. C'est la seule chose à laquelle je dois penser jusqu'à ce que je ressorte.

Sans aucune délicatesse, je lui tourne le dos et commence à sortir le matériel de premiers soins. Je n'ai aucun souvenir d'avoir reçu une quelconque formation médicale et, contrairement aux armes ou aux manettes d'un avion, les instruments dans mes mains ne me procurent aucune sensation de familiarité. J'en déduis donc que soigner les gens ne fait pas partie de mes talents, je ne l'ai même probablement jamais fait. Je me contenterai donc dans un premier temps des produits sûrs pour effectuer les soins les plus urgents.

Comme la dernière fois, je fais couler de l'eau dans une bassine, mais cette fois c'est une vraie bassine médicale qui, une fois dépliée, est bien plus grande que l'autre. Voilà qui devrait déjà être bien plus pratique. Je prends bien soin de ne pas rencontrer son regard et de montrer quelques signes d'hésitation lorsque je l'approche, comme s'il me dégoûtait encore, alors que je ne rêve que d'une chose, c'est le toucher. Personne ne m'a jamais prise dans ses bras, je n'ai jamais été réconfortée par la chaleur d'un ami à qui je pouvais tout confier. Et à cause de notre dispute, je n'ai jamais laissé Allen remplir ce rôle. Bien que sa déclaration, lorsque nous étions seuls avec Marshall, m'aie beaucoup touchée, je sais qu'il attend maintenant que je fasse le premier pas. C'est mon erreur, c'est à moi de la réparer, surtout maintenant qu'il m'a tendu la main du pardon. Et pourtant, malgré notre proximité qui ne m'a jamais autant manqué, à chaque fois que je suis sur le point d'aller lui parler, une force invisible me repousse en arrière. Ma fierté ? Possible, mais je sens qu'un autre sentiment s'en mêle également.

Perdue dans mes pensées, je ne remarque même pas que je me suis arrêtée de soigner Sacha, les mains en suspens à quelques centimètres de sa peau. Des étincelles électrifient tout mon corps, partant du bout de mes doigts pour rallier chaque centimètre carré de peau. Mes cheveux se dressent sur ma nuque, ma bouche s'assèche. Je me recule avec un sursaut désespéré, consciente plus que jamais du regard des caméras. Je dois lancer un sujet, n'importe lequel, et vite, sinon je ne tiendrai pas longtemps sous ses yeux brûlants qui me fixent.... avidement ? Même son oeil mort brille des mêmes émotions que l'autre, qui a déjà retrouvé son éclat habituel.

- Hum...

Je me racle la gorge, gênée comme je ne l'avais jamais été.

Lui faire passer le message.

Rapidement.

- Tu...

Non, ça ne va pas du tout. Ma voix est douce alors qu'elle devrait vibrer de haine. Mais maintenant que j'en ai désespérément besoin, la rage qu'il a su me faire ressentir tant de fois n'existe plus. Seule reste l'envie irrépressible de me lover contre lui. Cette gentillesse inattendue qu'il m'accorde ne me facilite pas la tâche. Je voudrais lui crier de redevenir l'ancien Sacha, celui duquel je veux me venger, mais la plus grande part de moi raffole de l'électricité statique qui réveille mon corps. Je comprends avec effarement que j'en veux plus, bien plus, comme à chaque fois que nos lèvres se rencontrent, de feu et de glace.

Si je ne sors pas d'ici immédiatement, je risque de perdre le contrôle complètement, mais en même temps un départ si brusque ne pourrait qu'éveiller les soupçons. Je suis coincée dans le piège que celui qui m'a contactée, il y a trois jours, referme sur moi inexorablement. Il n'est pas encore trop tard pour fuir, mais Sacha achève de me pétrifier sur place. Pourquoi, pourquoi a-t-il fallu que ce soit lui ? Tout aurait été tellement plus simple si je n'étais pas.... non!

Mes pensées s'emmêlent et je divague bien trop. Mon immobilité n'échappe sûrement à personne, en haut. Il est peut-être encore temps de sauver la mise, mais dans ce cas, je vais devoir être plus que convaincante.

- Ne me regarde pas! sifflé-je avec le plus de méchanceté que je réussis à insuffler dans ma voix.

Lorsque je vois l'alchimie qui habitait les yeux de Sacha s'éteindre brusquement, mon coeur se brise mais je continue. Je le fais pour notre bien. À tous les deux.

- Ne fais pas comme si je ne savais rien de tout ce que tu as fait! Je n'ai pas oublié, je n'oublie jamais rien, et me sentir scrutée ainsi en permanence n'arrange pas la situation. Tu devrais déjà être heureux que je te soigne, avec toutes les tortures que toi, tu m'as infligées. Alors, quand je voudrai te témoigner de la compassion, je te ferai signe!

Mes mots sont cruels, mais ils ont l'avantage d'être vrais : je prie seulement pour que personne n'en ait compris le double sens, à part Sacha. En lui disant ça, j'essaye de lui faire comprendre que je n'ai pas oublié ma dernière visite, mais que nous sommes regardés à tout instant par les caméras. En lui faisant remarquer que je le soigne, je lui signifie que j'ai reçu l'approbation de l'Organisation et que je suis donc ici officiellement : aucun écart n'est permis entre nous deux. Enfin, ma dernière phrase ne pourrait pas être plus claire : ce qui passe pour de l'ironie aux yeux des autres est totalement vrai de mon point de vue. Lorsque nous serons hors de danger, je le lui dirai, mais ma toute récente expérience avec lui ne me donne aucune envie de me faufiler ici en douce : avec l'ombre du traître qui plane sur moi, et en plus cette manie que j'ai de ne plus me contrôler en sa présence, les caméras sont en fait un don du ciel qui me permet de tenir la face.

Je relève les yeux une fraction de seconde vers lui, et je comprends tout de suite que mon petit stratagème a marché. Je soupire de soulagement devant l'étincelle de compréhension qu'il me fait passer, avant que ses traits ne se durcissent définitivement. Il n'exprime aucune haine, juste de l'indifférence, et je lui en suis infiniment reconnaissante.

Je continue donc mon travail, à moitié remise de mes émotions, tout en essayant de le toucher le moins possible. Même s'il a déjà meilleure allure sur certains points, depuis qu'on ne le fait plus sortir de sa cellule et qu'il est au repos complet, certaines blessures mettront beaucoup de temps à se refermer totalement. Quelques plaies plus graves sont infectées, et je devrai donc leur prodiguer des soins réguliers qui impliqueront une visite chaque jour. Je ne sais pas si cette perspective me réjouit ou m'horrifie, mais dans tous les cas, je me promets de ne pas arrêter les soins avant qu'il ne soit totalement remis ou que je ne parte en mission. Je ne peux tout simplement pas supporter l'idée de le laisser souffrir plus qu'il n'a déjà enduré ces derniers mois. Lorsque je le quitte enfin, plus un seul mot n'a été prononcé et ma décision est déjà prise : dès demain, j'irai à l'infirmerie observer ce que je serai autorisée à voir, pour en apprendre le plus possible et être capable de soigner efficacement mon propre patient.

Je m'apprête à franchir le seuil de la porte quand Sacha me rappelle. Un cri d'avertissement meurt sur mes lèvres et je me contente de me comporter comme l'ancienne Astrid l'aurait fait : je raidis les épaules mais ne me retourne pas, comme si ce qu'il s'apprêtait à dire m'agaçait plus qu'autre chose.

- Astrid, répète-t-il une seconde fois avant de laisser planer le silence.

Va-t-il trahir ma couverture ? Va-t-il se retourner une énième fois contre moi et briser ma confiance à nouveau ? Cette fois, je sais d'avance que je ne serai pas capable de lui pardonner. Trop de sang a déjà coulé entre nous deux, la plupart venant de mon propre coeur.

- La prochaine fois, tu voudras bien me ramener mon carnet à dessin ? finit-il par murmurer. Je sais que je ne le mérite pas, et que je ne suis pas censé avoir le moindre confort ici, mais si tu as la moindre idée de ce que je vis, tu sais que j'en ai besoin.

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