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Suzon était, nous l’avons dit, fille d’intellectuels, c’est-à-dire qu’elle était une des rares personnes capables de raisonnements un peu abstraits. C’était dans cette frange étrange de la population qu’était recrutée l’élite qui continuait le management de ce monde incertain. C’était là l’unique raison de leur relative protection, car cette caste était également la seule à casser les couilles du gouvernement en posant des revendications stupides. De toute façon, les LIA et les KACA assuraient la gestion courante et le reste n’intéressait personne. Cette façon de faire était appelée à la Belge, en souvenir d’un petit pays qui avait survécu ainsi pendant des décennies sans gouvernement et qui s’était aperçu que quand personne ne décide des conneries, c’est mieux.

Plutôt que de dépenser des sommes folles dans des formations sélectives et absconses des merdaillons de cette engeance, cet apprentissage avait été délégué à la rue. De savants sociologues avaient observé que, jadis, les dirigeants politiques avaient été révolutionnaires ou activistes dans leur jeunesse, avant de jeter leur gourme contre la première parcelle de pouvoir. La facilité était de piocher dans ces viviers, ce qui n’empêchait pas leur répression inexorable. Cette coercition brutale permettait d’éliminer, généralement en les tuant, les éléments les plus sincères et donc les plus dangereux. Ne survivaient que les seconds couteaux, présentant plus de souplesse à l’adaptation après avoir fait leurs classes en asséchant leurs élans généreux de jeunesse. Tout cela restait sans importance, hormis leur renouvellement, auquel ils paraissaient apporter de grands soins.

Suzon, donc, était une activiste et, encore ingénue, croyait en la possibilité d’améliorations de la société au moyen de luttes. Pourquoi, demanda-t-elle, l’Ange n’émetrait-il pas des messages de changement ? Elle pensait à des teneurs autrement virulentes que la soupe bien-pensante que la SAS avait élaborée.

Hector s’enthousiasma, de toute façon à la dévotion inconditionnelle de son amour. Uriel, devant ces élans, tenta de s’associer et de comprendre. Ses deux amis le rassurèrent, ce qui valait des explications. Tancrède faisait sa révolution culturelle dans sa tête et, comme tous les nouveaux convertis, se montrait plus royaliste que l’empereur.

Suzon avait cherché sa voie depuis quelque temps et avait conservé de nombreux liens dans différents groupuscules, tous noyautés par la fameuse PISSE, la Police Indiscrète, Sécuritaire et Secrète d’État, que les plus téméraires prononçaient en appuyant sur les deux S, ce qui prouvait leur courage et leur engagement. Ses membres se reconnaissaient aisément au port d’un petit chapeau orné d’une plume synthétique, décoration obtenue jadis pour un fait d’armes oublié et peu glorieux. Sans doute une chasse aux faisans fructueuse.

Avec Matou et Hector, elle évoqua ces tendances, mélangeant gauchisme, wokisme, écologisme, géotropisme, antiracisme, relativisme et autres amateurismes.

Ne restait qu’à faire une synthèse, résumable en quelques phrases à mettre dans la bouche de l’Ange. Suzon organisa donc une mégaconférence réunissant tous les groupuscules d’Europe et de Russie Réunies. Les frais engagés n’étaient pas un problème, car elle avait découvert le confort d’être une riche révolutionnaire.

En revanche, les deux mille six cent soixante-trois délégués, heureux de se rencontrer, commencèrent à discuter de l’organisation à mettre en place, chargée de définir le fonctionnement de la conférence, en vue d’avoir des échanges féconds. Au bout d’une semaine, non seulement l’affaire n’avait pas avancé d’un iota, mais plus personne ne savait de quoi on parlait, heureux de ces échanges en profondeur. Les notes qui remontaient au pouvoir plongèrent les responsables dans l’expectative. La seule solution était de disperser violemment ces agitateurs heureusement rassemblés, sans pour autant décimer les infiltrés de la PISE qui devait représenter au moins la moitié des participants. Pour ne pas se faire repérer, ils avaient dissimulé la petite plume de leur chapeau sous un autocollant portant la mention « PRESSE ».

En attendant une issue improbable, c’est Hector qui mit fin à cette épreuve. Il venait de lire le petit Général illustré, et le pasticha avec cette phrase : « Les idées, oui ! La chienlit, non ! ». Les délégués furent renvoyés à leurs études, leur évitant un massacre, qui aurait été salutaire pour le pays.

Suzon était désespérée et Hector s’activait jour et nuit pour lui changer les idées en titillant sa jouissance. Inlassable jeunesse ! C’est au cours d’un de leur exercice que Suzon décida de faire, seule, la synthèse de toutes les révolutions passées et à venir, ce qui plongea Hector dans l’extase.

Si l’avenir s’annonçait radieux, le présent, lourd du passé récent, s’imposa. Beaucoup trop d’acteurs avaient des comptes à demander à l’Ange.

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