Résilience et Consternations

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Au cours des semaines suivantes, il avait fallu compter sans les secours. Que ce soit dans les bâtiments encore debout, dans les couloirs du métro ou comme Xavier dans un parking souterrain, les survivants se regroupèrent en petits groupes. Le bruit de la cellule d’énergie qui ronronnait à l’entrée du parking attira d’autres rescapés.

Avec le temps, la vie sur le campement s’organisa d’elle-même. Le parking était devenu une fourmilière. Un ballet incessant d’hyménoptères humanoïdes, rentrants et sortants, rythmait la vie sur le camp. Pendant que certains partaient en quête de nourritures, d’autres s’aventuraient à l’extérieur à la recherche de matériaux de récupérations pour la construction d’abris.

Victor et Quetzalli étaient devenus les doyens de cette communauté. Alors qu’ils n’avaient jamais choisi d’endosser ce rôle, il semblerait que leur âge en avait décidé autrement pour eux. Ils étaient respectés et écoutés de tous. Cette nomination un peu pompeuse déplaisait énormément à Victor ne se sentait pas l’âme d’un leader. Victor n’était pas homme à se défiler. Il détestait par-dessus les dommages que cela entraînait sur les gens. Les autres se cachant derrière un prétexte d’autorité patriarcale pour oublier leurs responsabilités individuelles. Et puis, par le passé, il avait trop longtemps charrié l’étiquette de syndicaliste pour ne pas connaître la valeur d’un engagement. Il se demandait juste s’il avait encore l’énergie nécessaire pour faire ce que les gens attendraient de lui. Sans le soutien de Quetzalli, il n’aurait jamais accepté ce rôle. Dans les moments de doute, elle avait toujours su trouver les mots pour l’aider à prendre les bonnes décisions. Quetzalli était en quelque sorte la force tranquille de leur couple. Le socle de cette vie à deux qui avait résisté depuis déjà plusieurs dizaines d’années.

Victor se considérait plus comme un chef d’orchestre que comme le leader d’une communauté. Il n’y a pas grand-chose qu’il s’imposait dans son rôle de meneur, à part peut-être ce discours de bienvenue qu’il haranguait inconditionnellement à tous les nouveaux arrivants. Au bout de quelques mois, il le connaissait par cœur. Il ne cherchait plus ses mots. Le propos l’habitait avec beaucoup d’humanité et de sincérité comme s’il en inventait un nouveau à chaque fois.

« … Nous sommes en train de vivre des moments difficiles qui demanderont à chacun de nous d’oublier pour un temps, pour la communauté, toutes les convoitises personnelles, qui seront un jour ou l’autre néfastes à la communauté ! Vous pouviez être n’importe qui à l’extérieur ! Ici ! Nous servons tous l’intérêt général. Toutes les décisions sont prises de façon collégiale. Il n’y a pas de chef. Nous ne sommes pas une communauté hippie ou encore une secte, juste un groupe d’hommes et de femmes. Nous essayons de survivre. On est tous dans la merde… Alors, mettons-y les mains, ensemble, et elle nous paraîtra peut-être sentir meilleur !…»

Le reste du temps, Victor aurait voulu trouver des réponses. Des réponses à un message que la CB avait intercepté durant quelques heures avant que celui-ci ne disparaisse définitivement des ondes courtes. Le message encourageait les survivants à sortir de la ville pour rejoindre le sud du Pays. Cette annonce avait fait l’effet d’une bombe à la lueur d’un espoir retrouvé, mais la motivation des plus courageux s’englua rapidement dans la résignation quand il disparut sans raison des ondes courtes.

Au bout de trois mois, presque personne ne s'en souvenait, ou du moins, aucun des rescapés ne semblait vouloir en tenir compte. Seul Victor tentait encore tous les jours de faire fonctionner la CB à la recherche d’un nouveau signal. Il était un des rares, pour ne pas dire le seul, à penser qu’un jour ou l’autre, la CB intercepterait à nouveau un message. Et alors que sur toutes les fréquences le même cracha grésillait quotidiennement dans le haut-parleur du poste, l’espoir d’en savoir un peu plus devint rapidement la seule véritable obsession de Victor.

Le parking était un endroit hors du temps. Sur fond d’anciennes fresques d’artistes en herbe qui recouvraient les murs, les abris champignonnaient au rythme des nouveaux arrivants. Dans un entrelacs de briques, de bâches en plastiques et de planches en bois, c’est tout un bidonville à ciel couvert qui s’enfouit sous terre.

Alors que dehors tout se conjuguait avec le gris des cendres et les bruns des gravats, le squat était devenu un de ces rares endroits sur la ville qui proposait encore de faire vivre les couleurs d’avant. Entre deux représentations de divinités mésoaméricaines courant sur les murs des premiers niveaux du parking, il y avait d’immenses fresques panoramiques sur Teotihuacan et Tenochtitlan du temps où ces cités n’avaient pas été annexées par la nouvelle et contemporaine ville de Mexico. Comme pour la fresque murale des régions qui s’étale sur toute la longueur du couloir des guichets en gare de Lyon à Paris, les paysages étaient grandioses et saisissants de réalisme. Ces dessins offraient à eux seuls un bond en arrière dans le temps. Ils étaient suspendus à une époque chimérique où les premiers Nahuas (ancêtres des Mexicas) quittèrent de la ville d’Aztlan pour s’établir plus loin dans le sud sur le site de Tenochtitlan.

Xavier n’eut jamais de nouvelles de ses proches. Loin des siens, avait réussi à s’adapter tant bien que mal à cette nouvelle vie. Et même si après avoir passé trois mois à ne parler qu’espagnol, il n’avait plus aucun mal à se faire comprendre, les éternelles moqueries sur son accent ne lui facilitaient pas la tâche pour se sentir complètement à l’aise. Souvent, il se demandait combien de temps il allait devoir rester dans ce parking à faire comme si de rien n’était. Entre deux sorties pour le compte de la communauté, il occupait ses journées à faire l’inventaire d’objets qu’il rapportait : livres, tableaux, dessins, statuettes, manuel d’école… Bon archéologue, il archivait, répertoriait et inventoriait comme on le lui avait appris à l'Université. Au jour le jour. Au gré de ses pérégrinations dans les décombres pour constituer, une mémoire, un trésor intellectuel et testamentaire d’une civilisation à l’agonie. C’était un moyen d’occuper son esprit, car, hormis les liens forts qu’il avait tissés avec Maya et ses parents, Xavier se sentait définitivement un étranger à l’autre bout du monde.

Comme souvent en fin de soirée, Xavier raccompagnait Maya à sa tente. Ils discutaient de longues heures à la faveur de la chaleur réconfortante du brasero qui flambait devant l’entrée de l’habitation de Victor et Quetzalli. Une nuit, après que Raifort, une des personnes que Xavier connaissait bien se décide à quitter le camp, il se sentit obligé de se livrer sur les inquiétudes qui le rongeaient.

— On va rester là sans rien faire encore combien de temps ? Pesta Xavier en fixant Maya. Il tournait en rond devant la tente de Victor et Quetzalli. Dans le creux de sa main droite, il triturait son téléphone portable. Depuis l’effondrement, et même si cela était inutile, il n’avait pas quitter le fond de la poche de son pantalon. Pris d’une colère soudaine, il le jeta par terre. Le téléphone explosé termina sa course sous un abris.

Maya sursauta. Elle ne s’attendait pas à autant de violence de la part de Xavier même si elle savait très bien où Xavier voulait en venir. Elle avait attendu toute la soirée pour expérimenter le moment où Xavier se confierait sur Raifort et ce satané message sur les ondes courtes qui avait disparu aussi vite qu’il était arrivé. Pour éviter d'être confrontée au fond du problème, elle ne lui en parlait jamais directement. Désarçonnée, elle lui répondit :

— Je sais que ce n’est pas simple pour toi, que tu aimerais avoir des nouvelles de tes proches, mais dans les circonstances actuelles, tu devrais déjà te contenter d’être encore en vie.

— Je me demande juste si je n’aurais pas mieux fait de suivre mon instinct et Raifort. Depuis que nous avons perdu toute trace du signal, je me dis que j’ai peut-être loupé une occasion.

— Arrête un peu, s’étonna Maya, avec Victor, t’étais un des premiers à penser qu’il fallait jouer la carte de la prudence…

— Oui et alors… on a tous le droit de changer d’avis. Regarde ton père…

— Arrête, ça en devient ridicule !

— Je suis loin d’être demeuré Maya… Explique-moi alors pourquoi ton père passe encore du temps à écouter la neige sur la CB ?

— Tous ceux qui sont partis ne sont jamais revenus. Il avait fait une promesse, Xavier. Ils devaient revenir. Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’ils étaient peut-être morts ?

— J’ai l’impression de mourir à petit feu ici, Maya… avoua Xavier en cherchant dans le regard de Maya une nuance de compassion.

— Et puis, de toutes les façons, tu veux aller où ? Depuis que le vent s’est levé, le nuage de cendre redessine tous les jours la ville en surface. Il est quasiment impossible de sortir plus d’une heure sans revenir avec une toux qui mettra des jours à disparaître.

Xavier savait très bien que Maya avait raison. Comme pour s’excuser, il haussa les épaules.

—j’ai l’impression d’être un animal en cage.

— Tu sais très bien que les règles qui ont été établies sont indispensables à notre survie.

— Ce n’est pas de ça que je te parle.

— Est-ce qu’on nous a imposé ce choix ? Demanda Maya en levant les yeux au ciel. Non, Xavier. Nous avons choisi !

— Oui, je sais… Mais j’ai l’impression qu’on se conforte dans de faux-semblants.

— Et alors tu veux faire quoi ? Il faut bien continuer à vivre ! Dit-elle en hochant la tête.

— Oui, je suis d’accord avec toi.

Xavier s’assit sur une chaise posée devant la tente.

Maya trouvait que Xavier ne manquait pas de toupet. Elle haussa les épaules et lui répondit :

— Et toi, justement ! Parlons-en des faux-semblants. Tu penses vraiment que risquer ta vie pour de la brocante ça encore du sens ?

— De quoi tu parles ? Demanda Xavier en fronçant les sourcils.

Il savait déjà très bien de quoi retournait sa question, mais fit semblant de ne pas comprendre.

— De sortir du campement et de revenir avec tes livres et tes objets d’art à la con… Si toi, tu ne comprends pas ces gens qui essayent de survivre, ne t’inquiète pas ! Ils ont tout autant d’incompréhension à ton égard…

— Si j’arrive simplement à sauver ne serait-ce qu’une infime partie de ce qui reste, je serais déjà contant. De mon point de vue, c’est toujours mieux que de chiner un bric à broc de choses inutiles pour alimenter ce putain de marché du troc.

— C’est quoi qui te dérange ? Que ça rassure les gens ? C’est pas à toi que je vais apprendre comment fonctionne une économie basée sur le troc. C’est pour le moment notre seule monnaie d’échange.

— Oui, merci ! Mauss, Weber, Durkheim et les autres je connais ! Non ! Ce n’est pas le problème… Ils veulent améliorer leur quotidien, très bien. Je suis d’accord avec toi, pour le moment, on en est tous rendu au même point. Mais me dire que pour certains d’entre nous, ce lieu est déjà une finalité en soi ! Moi ça me fout les jetons, pas toi ? Tu n’as pas envie de mieux ?

— Mieux que quoi ? Je me contente de ce que la vie nous donne, et ça, au jour le jour.

— Je n’ai jamais dénigré qui que ce soit en faisant ça. Franchement, je ne pense pas être au-dessus des autres. En faisant ça, j’ai l’impression de donner un sens à ma survie, voilà tout !

— Et tu crois que ça te rendra meilleur ?

— Meilleur ? Moi ? non ! Xavier haussa les épaules. Et ce n’est pas parce que je fais cela que d’autres n’ont pas moins de mérite à faire toute autre chose, mais franchement ! J’emmerde qui en faisant ça ?

Maya, méditant sur ce que Xavier venait de dire, lui rappela sournoisement :

— Mouais ! Mais bon ça nourrit peut-être l’esprit, mais ça ne remplit pas notre estomac tout ça !

— Par ce que tu crois que prier Dieux tous les jours ça sustente mieux ?

Maya fronça les sourcils à son tour, elle n’aimait pas que l’on parle de ses convictions religieuses.

— Tu sais très bien ! Cela m’aide à me déconnecter, à avoir de l’espoir !

— Pourquoi tu demandes quoi à ton dieu ? Qu’il soit miséricordieux, qu’il amène le pain et le vin dont tu as besoin tous les jours ? Attends !

Xavier se mit debout, ouvrant grand les bras, il leva la tête vers le ciel et s’exclama dans la grandiloquence d’un dramaturge grec :

— Eh ! Mon bon prince ! Qui que vous soyez. La dame te demande du pain et un verre de vin ! Xavier resta immobile quelques instants dans la position qu’il venait de prendre. Puis, baissant la tête en direction de Maya, il continua : « non rien ! »

Maya, folle de rage, se leva à son tour. Tournant les talons, elle lui fit un signe de la main pour lui signifier qu’elle avait assez entendu pour ce soir et s’éloigna. À l’entrée de sa tente, Xavier la rattrapa in extremis par le bras. S’excusant de s’être donné en spectacle, il continua :

— Ce que je veux te dire c’est que nous ne sommes rien. Le fait même de notre existence n’est peut-être pas le résultat de la pensée d’un être suprême. Regarde les guerres de religion ou encore les conflits au Moyen-Orient, ils sont tous prêts à se battre pour le respect de leur Écriture sainte, mais sont d’accord pour dire qu’il n’y a qu’un seul dieu. Explique-moi ça, s’il te plaît ???

— Dieu est omniscient ! Répondit Maya.

— Ben justement ! Parlons-en de son omniscience ! S’il est si fort que ça ! Pour avoir créé l’homme à son image pourquoi n’arrête-t-il pas ces guerres fratricides. Ne penses-tu pas que notre existence n’est liée… À rien de céleste : je suis venu, j’ai vécu et j'ai disparu sans aucune conséquence pour la somme totale de ce qu’est notre Cosme, qui lui aussi apparut, vit et disparaîtra un jour ou l’autre. Le cycle de la vie est peut-être simplement dicté par la nature des choses et nous ne pouvons rien n’y faire. Nous faisons partie d’un « Ensemble » comme une cellule le serait pour le corps humain ou encore la terre pour notre système solaire qui lui-même l’est pour la Voie lactée et ainsi de suite. Nous sommes les cellules de notre monde. Xavier, tout en discutant, décrivait des cercles autour de Maya comme pour lui signifier que la recherche d’une réponse était comme tourner en rond. Il aimait bien en décrire l’absurdité en utilisant la traduction allemande : teufelskreis qui voulait dire cercle vicieux ou encore cercle du diable.

— Non, mais j’aurai tout entendu, franchement ! Tu pars dans des digressions qui n’amènent à rien. Pour le bien de tout le monde, arrête d’avoir un tel discours…

— Non, je ne dis pas que je détiens la vérité… Je me demande juste s’il y en a une réellement. Le « Je pense donc je suis » : Remettre à plat toutes ses connaissances acquises par l’intermédiaire d’autres, est indispensable à la connaissance de notre moi. Mais si l’on s’attache à ce : « je pense donc je suis », je suis, oui, mais dans quel référentiel. Ne doit-on pas plutôt se dire « je pense donc je vis ». C’est maintenant qu’il faut se poser ces questions. S’il y a une chance un jour de reconstruire quelque chose, autant en établir les bases dès maintenant.

— Pauvre Français ! On m’avait dit que les Français étaient fiers et imbus de leur personne. Mais là… Faut te garder, toi… Tu dois être le dernier spécimen d’une espèce en voie de disparition. Et la conscience t’en fait quoi ??? C’est cette faculté de pouvoir appréhender son environnement intelligemment qui a fait de l’homme ce qu’il est maintenant.

— Effectivement ! Répondit Xavier en esquissant un léger sourire sournois. Dans un trou, en essayant de survivre à un cataclysme sans se poser les bonnes questions. D’après toi, c’est quoi qui nous retient encore ici ?

— En attendant, je suis désolé, mais je ne vois pas mieux ! Si tu as une solution à nos problèmes, eh bien je te prie de m’en faire part, donne-moi la solution : être suprême…

— La peur, Maya, la peur ! La peur de l’inconnue, c’est le ciment de nos sociétés modernes. Depuis la nuit des temps, nos sociétés se sont construites autour d’idéaux judéo-islamo-chrétiens basés sur la peur. La peur de l’inconnue. Et comment y remédier ??? Je te le demande ??? En capitalisant sur ce qu’il y a après la mort. Regarde, archéologiquement parlant, j’aurai une quantité d’exemples à te donner sur cette peur de l’inconnue. Au Néolithique ancien, certaines sépultures étaient déjà accompagnées d’objet de valeur. Dans la nécropole de Varna, la tombe 43 est l'une des plus somptueusement décorées de toute cette période préhistorique. Pourquoi un mort a-t-il été si richement décoré si ce n’est pour mieux le préparer à l’inconnue. La dimension sociale et hiérarchique qu’il avait de son vivant, et qu’il emporterait dans l’au-delà, lui préconiserait-il une vie meilleure après ? Et j’aurai encore d’autres exemples à te donner. Tiens ! Que penser des tombeaux des pharaons. Pour ne pas citer le plus connu d’entre eux : Toutankhamon[1] [1]. Et la tombe de Vix[2] [2] qui est une sépulture à char du VI siècle avant Jésus-Christ… Qu’est que le mec à foutre de chevaux dans l’eau de-là…

— Quel est le rapport entre nos croyances, la peur de l’au-delà et les sépultures que tu es en train de me réciter comme un toutou savant. Moi perso je n’en vois pas…

— Justement, tout est lié. Regarde avec le premier concile de Nicée sous Constantin 1er à dicter les dogmes religieux qui régissent encore nos religions. Pour asseoir son autorité sur un empire qui était construit autour de cultures différentes et des croyances souvent polythéistes, Constantin proclama le christianisme comme seule religion monothéiste légale. Mettant en place les dogmes de la croyance unique, encore aujourd’hui beaucoup de chrétiens définissent leur foi par le credo : un seul dieu, la vie, la mort et la résurrection de son fils Jésus-Christ. Le seul fait de mettre en évidence, par les règles dogmatiques de nos religions, qu’une entité supérieure existe et préside à tout a suffi à asseoir son autorité temporairement dans tout l’empire.

— Là, tu es en train de me dire que la religion a été l’instrument du politique pour qu’il s’assure la pérennité de son royaume.

— Oui, c’est ce que je pense… Pourquoi les impies ont-ils été jetés dans des trous sans une once de respect pour la simple enveloppe charnelle ? Abandonner un macchabée dans un charnier était la plus grande punition qui pouvait être donnée à l'âme d'un défunt. Mais à qui ? À l’homme ou la femme qui venait de se faire inhumer ou à leur proche, qui garderaient l’image, pour toujours, de ce corps démantibulé à qui l’on avait enlevé son humanité en l’enterrant comme un vulgaire animal. La protection des sépultures est la pierre angulaire de tout cela. Les édifices religieux sont là pour pérenniser le repos de nos morts.

— Et tu penses peut-être que vouloir donner une dernière sépulture convenable à l’être que l’on aime est une faiblesse qui fait de nous des moutons décérébrés… Je suis désolé, mais pour moi cela s’appelle du respect tout simplement.

— Mais qui nous interdit d’enterrer nos proches ? Je te donne un autre exemple : la crémation. Pourquoi a-t-elle été contestée par l’Église jusqu’à la fin du XIXe siècle et qu’elle encore dans certaines religions monothéistes… Le fait de dématérialiser la dépouille d’un mort pose le problème de la légitimité des cimetières tel qu’on les connaît. Un des fondamentaux de l’église est remis en cause. Et pourtant cette révolution a eu lieu chez les chrétiens. La question est : pour des raisons dogmatiques ou logistiques ? Ce qui est le plus paradoxal c’est que l’on revient à des pratiques qui ont existé avec les premiers nomades se sédentarisant. Au Moyen-Orient, ou dans le croissant fertile, les premières sépultures se retrouvent dans les lieux de vie, sous les habitations où les morts et les vivants cohabitent sans aucun problème. Cela n’en était pas moins respectueux des dépouilles et pourtant c’était quelque chose d’impensable il y a encore deux siècles. Ce n’est que plus tard, lorsque le mouvement de néolithisation remonte vers l’Europe orientale, que l’on voit réellement apparaître les premières sépultures organisées en nécropole. Non franchement, c’est la peur de l’inconnue qui a cristallisé nos sociétés modernes telles qu’on les connaît aujourd’hui.

Maya ayant du mal à cacher son agacement lui demanda d’un ton solennel :

— Et alors, tu as la solution ?

— Non, je ne dis pas ça, mais c’est peut-être l’occasion de vivre libre de toute influence extérieure. Même si cela est difficile à concevoir dans nos sociétés qui nous dictent le bien pensez. Il est délicat de faire un choix construit en adéquation avec notre souhait de vie. Depuis la nuit des temps, notre existence nous est léguée par des diktats sociaux culturel et religieux qui ne laissent que peu de place au libre arbitre. Alors je me demande s’il n’est pas temps de prendre la décision qui s’impose à nous ???

— Ah ??? Oui ! Et tu veux prendre quelle décision, dis-moi ??? Elle visa du regard le camp comme pour le mettre devant sa réalité.

— Et si je décidais de partir du camp, Maya ! Tu me suivrais ???

Maya sentit le sang lui monter à la tête. Ne voulant pas se faire remarquer, elle essaya de se contenir sans pouvoir cacher son agacement et lui répondit :

— Te suivre pour aller où ? Xavier… Dis-moi, vas-y !

Xavier se ravisa. Il pensa qu’il était peut-être allé trop loin cette fois-ci. Regardant à la lueur du feu, le visage de Maya qui se décomposait au fur et à mesure que Xavier soutenait un silence coupable, il essaya de se rattraper :

— Non, je ne sais pas ! Tu as peut-être raison…

— Bon ! écoute, avant que tu saches réellement ce que tu veux, je crois que pour ce soir, tu as dit assez de bêtises… Répondit-elle d’un ton sec. Maya voulait mettre un terme à cette discussion, « il était tard et ce n’est pas le lieu ni le moment de parler de ça… » continua Maya qui sentait la question que Xavier la mettre de plus en plus mal à l’aise. Persuadée de devoir faire un choix un jour ou l’autre, elle espérait le faire le plus tard possible. Elle regarda Xavier dans les yeux et reprit « Cette journée m’a épuisée, alors bonne nuit et à demain ! »

Maya s’approcha de Xavier, l’embrassa furtivement d’un long baiser sur la joue et s’enfuit sous la tente de ses parents.

— Bonne nuit Maya… Bafouilla Xavier en posant main sur la joue rosie par un baiser discret.

Il décida de se laisser attendrir par ce qui, de l’extérieur, ne ressemblait qu’à un bisou sur la joue. Et alors qu’un léger frisson remonta le long de dos, il guigna Maya jusqu’à ce que son ombre disparaisse dans la lueur incandescente d’une lampe à pétrole.

[1][1] Références archéologiques


[2][2] Références archéologiques

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