L'an 00 Ap Cl650

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Un tas de débris au fond d’un laboratoire d’anthropologie se situant au premier sous-sol de l’institut français d’archéologie mésoaméricaine. Les étagères tapissant les murs étaient vides. Les boîtes entreposées dessus s’étaient écrasées par terre. Au sol, des crânes d’animaux, d’autres bipèdes, des hominidés notamment, des tessons de céramiques et un nombre incalculable d’ossements en tout genre : Radius, fémurs, cubitus, tibias, vertèbres recouvraient le sol.

Cette pièce n’était plus réellement ce qu’on appellerait dans le jargon scientifique : un laboratoire de post-fouille. Non, en réalité, l’endroit faisait plus penser à la tanière d’un ours des cavernes. Dans l’éventualité d’une volonté particulière, voire presque divine, de transformer l’endroit en un vieil ossuaire, l’exercice fut évidemment couronné d’un succès caverneux.

Silence absolu. L’endroit était plongé dans la lueur sombre d’une aube matinal. Au travers de petites ouvertures en haut des murs une timide lumière infiltrait les lieux. De longs et vaporeux faisceaux lumineux cristallisaient le nuage de poussière. Une nuée planctonique dans une mer calme. Les vagues de poussière s’enroulaient sur elle-même au gré des courants d’air.

À cet instant, un bruit. Une quinte de toux. Le souffle irrégulier d’un homme qui suffoquait. Sous une verrue de plâtre qui s’était écrasée au sol, Xavier reprit violemment connaissance sans se souvenir de l’endroit où il était.

— Mais qu’est-ce qui se passe ? Toussota Xavier.

Sous sa camisole de plâtre, il garda les yeux fermés. Xavier osait à peine bouger. Dans le fond de la gorge, les poussières lui avaient asséché les muqueuses. Pris d’une soudaine envie de déglutir, il renonça lorsqu’il sentit sa langue racler comme du papier de verre dans le fond de son goitre.

Sous la paume de ses mains, le sol était froid et humide. Il tâtonna. Sous ses doigts, une surface rugueuse. Délimités par de petits joints sur lesquelles il réussissait à accrocher ses ongles, les sillons dans le sol semblaient se croiser en répétant à l’infini le même motif. Il reconnut de la tomette en terre cuite. En tout cas, de celle qu’il avait en tête : d’un rouge profond, certaines devaient être cabossées ou encore desquamées par une usure qui révélait, couche après couche, le cœur plus brun du biscuit.

À l’orée des narines, l’air, à chacune de ses respirations, faisait tressaillir les poils de son nez. Dans ses oreilles, résonnait le bruit symptomatique d’acouphènes qui grésillaient comme une volée d’étourneaux en pleine migration. Dans cette cacophonie fondue dans le sourd silence qui l’enveloppait, il ne distinguait plus que le rythme lent et profond de son souffle qui bourdonnait dans sa tête. Il avait peur d’ouvrir les yeux. De se rendre compte, trop tôt, de son mauvais état de santé. Au bout d’un moment, alors qu’il commençait à ressentir les effets de l’asphyxie, il s’encouragea presque instinctivement avec ces petites phrases que l’on dit généralement pour se donner un peu d’entrain : allez ! Un, deux et trois !

Même si l’usage de cette expression est assez discutable quant à la nécessité de répondre à la question : allez, oui, mais où ? On peut indéniablement se féliciter du résultat qu’eut cette formule consacrée sur la motivation de notre rescapé.

Xavier ouvrit les yeux. Le revers de ses paupières chargés de poussière lui griffa les yeux comme du papier de verre. Il les referma aussitôt.

— Non ! C’est pas possible, pensa Xavier, où suis-je ? Tu ne vas pas rester éternellement là, allez bouges toi ! Ouvre les yeux ! Ce n’est pas un peu de poussière qui va t’emmerder !

Il les rouvrit. Dans l’obscurité, il avait le regard planté dans le plafond brut en béton. Immobile, il observait les nuages de poussière passer devant lui. Ça le calmait. Jusqu’à ce qu’une saugrenue idée lui traverse l’esprit. Il avait la fugace impression de ne plus savoir respirer. Comme s’il avait peur d’en avoir oublié le mécanisme, il se concentra dessus. De longues et méfiantes inspirations. Les cycles se complétaient par de profondes expirations qui vidaient, à chaque fois, l’air vicié de ses poumons. Il savait qu’il devait bouger, mais il n’en trouva pas la force. Au bout d’un moment la poussière tapissa le fond de sa gorge une nouvelle fois. En réponse, une vive quinte de toux le fit tressauter. Il sentit quelque chose lui écraser le torse. Il releva la tête. Son corps avait totalement disparu sous les dalles en plâtre du faux plafond. Il releva une seconde fois la tête en espérant que l’inertie du mouvement suffirait à se dégager. Mais son corps n’accompagna pas son mouvement de la tête. Il essaya alors de bouger un bras. À chaque mouvement, un nuage dense de poussière s’élevait un peu plus au-dessus de lui. À force de tousser, quelques-unes des plaques qui constituaient sa camisole de plâtre glissèrent. Assez pour lui donner en échange la possibilité de se libérer le bras gauche puis le bras droit. Rassuré de ne sentir aucune douleur, il se décida, enfin, à se dégager. Une fois debout, il se palpa le corps. D’abord les bras, ensuite les jambes et pour terminer le torse. La première chose qui sortit de sa bouche fut un grand ouf de soulagement. Il n’était pas blessé. Et même si en se relavant, une ancienne blessure au dos se réveilla, il n’en était pas moins rassuré d’être encore en vie.

Dans un premier temps désorienté, il se demanda combien de temps il était resté inconscient. Par réflexe, il regarda sa montre. Derrière la manche de sa chemise, elle n’avait apparemment pas résisté au choc. Le cadran rayé, elle indiquait 12 h 37. Tapotant dessus pour la faire redémarrer, la trotteuse resta figée dans la quarante-huitième seconde du cadran.

— 12 h 37 et 48 secondes. J’imagine que ce doit être l’heure approximative à laquelle je me suis pris ce satané plafond sur la tête… J’aurai mieux fait d’aller déjeuner ! S’exclama-t-il en se grattant l’arrière du crâne.

En relevant la tête, il dépoussiéra sa chemise et regarda autour de lui. Il sourit sans raison. Encore en état du choc, il avait bien du mal à se rappeler quoi que ce soit. Les idées confuses s’entrechoquaient dans sa tête.

« Réfléchis ! Xav ! Tu es où, là ! »

Xavier regarda autour de lui une énième fois. Tout ce qu’il voyait était noyé dans le silence sourd de ses acouphènes. Derrière le bourdonnement dans ses oreilles qui l’empêchait de se concentrer, il semblait chercher un indice qui le mettrait sur la voie. Comme si la solution se trouvait peut-être dans une de ses poches, il enfourna sa main droite dans la poche pectorale de sa chemise, et alors qu’il en sortit un titre de transport mensuel avec écrit en gros dessus : ATCM (Autoridad de Transporte Autónomo de la Ciudad de México).

Immédiatement, il se rappela ce qu’il était venu faire ici. Xavier était un archéologue français, spécialisé dans la céramique du néolithique européen. Il avait accepté une mission de post-fouille, auprès de l’Université de Mexico, pour faire l’étude comparative des matières premières sur les engobes décoratifs de vases d’exception et autres poteries usuelles. Il voulait profiter de cette mission pour approfondir ses connaissances en matière de céramologie. C’était une des premières fois que Xavier posait le pied sur le continent sud-américain. Il avait déjà plusieurs fois remis cette mission à plus tard à cause d’inévitables et interminables démarches administratives que l’OFM (Office des Flux Migratoires) exigeait depuis la fin des années 2100. Les autorités internationales avaient durci les règles sur les flux migratoires intercontinentaux quand la démographie mondiale devint un réel problème sanitaire. Ils ne donnaient qu’exceptionnellement des titres de transit provisoires pour les scientifiques. Heureusement pour Xavier, il avait une amie sur place, à l’ambassade, qui avait appuyé son dossier. Et c’est ainsi que Xavier se retrouva à Mexico, sur un des plus exhaustifs corpus de céramiques qu’il avait eu à étudier depuis la fin de ses études.

Il se rappela alors qu’il était sur des recherches bibliographiques quand la première secousse fit trembler les murs de l’institut.

« Et si ce n’était qu’une des premières répliques du tremblement de terre » « Raison de plus pour te bouger les fesses. Toi ! Vivant, impossible de te laisser mourir dans l’anonymat d’une collection de référence… » Bon public, Xavier sourit à sa blague que seul un archéologue aurait pu comprendre sans réfléchir. Regardant dans toutes les directions, il chercha alors un moyen de décamper au plus vite.

La porte, bloquée derrière une armoire qui s’était couchée sur le côté, ne fut pour lui une possibilité de s’échapper que durant le bref instant qui le sépara de cette amère constatation. Dans l’énergie du désespoir, il essaya de se faire remarquer en criant à l’aide. Et puis, au bout de quelques minutes, la gorge asséchée par la poussière qu’il avalait à chaque inspiration, il comprit que personne ne viendrait. À bout de souffle, il reprit lentement ses esprits. Accoudé contre l’armoire, il regardait, désespéré le mur en se demandant comment atteindre les ouvertures tout en haut. Quand dans les étagères, de celles qui étaient encore accrochées, il imagina une échelle pour se sortir de là. Ne doutant pas qu’il pouvait y arriver, il se précipita dessus. Puis remontant ses manches, il commença à gravir une à une les planches en bois.

Ce n’est qu’au bout de quelques essais infructueux, et de quelques étagères brisées sous son poids, qu’il réussit à se faufiler à travers une des ouvertures. Il passa d’abord la tête dehors puis les bras et le torse avant de s’effondrer par terre. Il avait encore les jambes dans le vide. Il ne sentait plus ses bras tétanisés par l’effort.

Sur le visage, il commença à sentir le vent passer dans ses cheveux. Une caresse. La tête à moitié dans la cendre, il sourit en prenant cela pour une récompense, un maigre mais apprécié réconfort face à l’effort qu’il venait de faire.

Au même moment, il pensa à récupérer ses papiers qui étaient restés dans son sac. Il jeta un furtif coup d’œil en arrière. Il hocha la tête pour se fustiger d’être tête en l’air. Il n’eut pas beaucoup à faire pour se convaincre, qu’ils étaient très bien en bas. Après tout, ses papiers pouvaient bien attendre. Au pire, il trouverait, bien assez tôt, le temps de les récupérer lorsqu’il serait mieux équipé.

En se relevant, Xavier constata avec effroi l’étendue des dégâts. Il entendait enfin le son des sirènes. Autour de lui, et aussi loin que sa vue porta, il ne restait quasiment plus aucun bâtiment debout. Le paysage ne se dessinait plus qu’à l’horizontale des immeubles et des maisons qui s’étaient écroulés dans le quartier. Derrière lui, l’institut n’était plus qu’un tas de ruines. Même si, de toute évidence, Xavier n’avait jamais trouvé l’institut à son goût, il regrettait déjà la singularité de sa construction à l’ancienne. Un bâtiment iconoclaste au milieu de ces bio-tours de verre qui faisaient miroiter, dans les reflets bleutés de l’écran ionique au-dessus de la ville, son architecture rouge si particulière.

En réalité, si l’on devait avoir un minimum d’honnêteté sur ce que Xavier affectionnait ou pas, ce n’était pas tant l’architecture démodée de ce bâtiment qui le dérangeait. Bien au contraire. En tant qu’archéologue, il avait toujours aimé les vieilleries à dépoussiérer dans le fond d’une réserve de musée. Non, ce qui le dérangeait le plus dans ce bâtiment était ce qu’il symbolisait dans la façon mégalomaniaque que certains architectes ont de travailler pour essayer de se démarquer de leurs confrères. Ce bâtiment avait été construit à la solde d’un style, disons-le, de mauvais goût rédhibitoire plus que dans un souci d’une fonctionnalité réfléchie. Et sur ce point, le tremblement de terre semblait avoir entendu les accusations de mauvais goût que Xavier portait à chaque fois quand il posait un pied sur le perron de l’immeuble.

De sa façade construite en briques rouges, il ne restait presque rien. De ces longues enfilades de colonnes qui étiraient le bâtiment vers le ciel, comme dans les plus grandes nefs gothiques, seules les trois colonnes de l’angle nord avaient résisté en sauvant de la ruine une infime partie de la fresque qui ceinturait le bâtiment. Mettant en scène, au départ, le bestiaire iconographique des divinités mésoaméricaines, seul le Quetzalcóatl avait survécu. Il n’y avait plus ces grandes fenêtres qui trônaient sur perron du bâtiment. Hautes comme deux étages, elles remontaient le long de grandes colonnades octogonales, pour se terminer en plein cintre dans le rayonnement de vitraux polychromes. Au-dessus, la corniche, crénelée de crêtes faîtières, reposait sur le bâtiment comme l’aurait fait la couronne d’un roi. L’institut ressemblait beaucoup à ces bastions médiévaux construits pour résister à un siège. Mais apparemment, le tremblement de terre en avait décidé autrement, et au-delà de ces trois colonnades au nord du bâtiment, seule, la porte monumentale qui trônait à l’entrée avait gardé la verticalité de ses origines. Derrière la grille ajourée en fer forgé du portail, l’intérieur semblait avoir été aspiré ailleurs. Désintégrés par le choc, les trois étages de l’institut avaient disparu dans un panache de poussières rouge qui s’étirait jusqu’au loin, bien au-delà de son quartier d’origine.

Il y avait un peu de cette amertume contemplative dans les yeux de Xavier quand il se rendit compte, même s’il était plutôt de nature optimiste, qu’il allait certainement devoir se dépêcher pour trouver une solution. En fouillant dans une de ses poches de pantalon, il sortit son téléphone. Pour vérifier l’état du réseau de télécommunication, il tenta d’appeler ses proches restés en France.

— Bon !!! Ça, c’est fait, pas de réseau ! Il faut que je trouve un moyen contacter ma famille, s’exclama-t-il désabusé en tapotant sur l’écran. Puis il tritura rapidement, une seconde fois, le fond de ses poches. Un paquet de mouchoirs, quelques Deullars crédits, qui était la seule monnaie utilisable lorsqu’on voyageait, et un malheureux stylo-bille noir ; ou plutôt, un valeureux stylo-bille noir, au bout convulsivement mâchouillé par une mandibule consciencieuse et concentrée. Mais rien de ce qu’il en sortit, ne lui parut de première utilité. Orphelin de toutes convictions, et surtout, sans trop savoir où aller, il décida d’avancer dans les décombres.

Une épaisse brume de cendre était descendue sur la ville. Xavier déambulait dans la matière vaporeuse de bâtiments sublimés par la violence du cataclysme. Alors qu’on ne voyait quasiment rien dans cette épaisse purée de pois grisâtre, ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’il discernât, par vagues, les silhouettes d’autres survivants qui, comme lui, avançaient sur un matelas de décombres : entrelacs de roches, béton et de ferraille. Au sommet de chacun des monticules de gravats, ces ombres titubantes semblaient déjà être des corps sans âmes ; des morts vivants errants, sans but, totalement désorientés.

Le bruit, les pleurs, les appels de détresse étaient couverts par ceux de sirènes détraquées. Les secours semblaient, eux aussi, avoir été pris de court par le tremblement de terre. Ambulances et véhicules de polices avaient été ensevelis sous les décombres. Dans les débris, le faisceau lumineux de leurs gyrophares rouges, bleus et verts balayait les ruines d’une ville définitivement livrée à elle-même. Xavier comprit rapidement qu’il ne pourrait compter que sur lui. De nature pragmatique, il commença à se poser, à son sens, les bonnes questions. Il ne connaissait presque personne à Mexico. Cela faisait à peine deux mois qu’il était arrivé, et le plus clair de son temps, il l’avait passé dans son laboratoire à étudier de la céramique. Il s’arrêta un moment pour penser et s’exclama à haute voix :

— Réfléchi Xav…, pas de téléphone, pas de secours, ou est-ce que je peux retrouver des survivants ?

Il savait que le plus important était de se regrouper avec d’autres personnes pour améliorer ses chances de survie. Il avait deux possibilités qui s’offraient à lui. La première aurait été d’essayer de retrouver Julia, son amie d’enfance qui l’avait aidé pour venir étudier la collection de céramique. Julia était, elle aussi, archéologue. À la différence de Xavier, elle avait passé son doctorat au Mexique. Elle était anthropologue. Fouillant depuis la fin de ses études sur le site de Teotihuacán, elle avait réussi à trouver un poste de chercheur au musée national d’anthropologie de Mexico. Mais voilà, nous étions le 28 août, et plus exactement le jeudi 28 août 2 160. Xavier se rappela alors qu’elle n’y travaillait jamais le jeudi. Et comme, par rapport à l’institut, son domicile était de l’autre côté de la ville, il pencha, dans un premier temps, pour l’autre solution.

Sans trop de conviction, il se décida pour rejoindre la place de la constitution au centre du Mexico historique. De ce qu’il connaissait de Mexico, il savait que cette place avait toujours été le lieu de beaucoup de manifestations politiques et syndicales. Les Mexicains avaient l’habitude de s’y regrouper en temps de crise. Et même s’il ne se l’était pas réellement avoué, au fond de lui, il espérait que Julia en fasse de même.

Avançant complètement perdu dans les décombres d’une ville qu’il ne reconnaissait plus, Xavier se laissa guider par les files de survivants qui remontaient les grandes artères. Il ne restait plus rien des repères que Xavier s’était construit dans les monuments et autres grands bâtiments qui gravitaient autour du centre-ville.

Sur les côtés, les survivants sortaient, un à un, des décombres en essayant de récupérer, au possible, ce qui l’était encore. Certains d’entre eux, allongés au sol, pleuraient leurs morts. Au milieu de cette mégalopole de plus de 50 millions d’habitants, Xavier avait l’impression d’être inutile ; simple figurant dans une de ces productions Eurasiennes à grand budget. Il descendit l’Avenue de la réforme, la boule au ventre.

Au détour d’une rue, le regard de Xavier fut attiré par la silhouette d’un homme qui titubait. Il portait un enfant. Comme une poupée de chiffon, les membres sans vie de l’enfant se balançaient au rythme des pas d’un père qui vacillait au milieu des décombres. Alors qu’au bout de ses bras tendus vers l’avant, le corps de l’enfant semblait léger comme une plume, l’homme, hagard, regardait droit devant lui. Dans la placidité d’un regard porté en avant, à la noirceur de pupilles trop dilatées, il avançait. Sur son visage, il y avait cette épaisse gangue de cendres claires qui avait pétrifié son visage dans l’inexpressivité d’un deuil silencieux. À certains moments, quelques larmes creusaient de nouveaux sillons noirs sur son visage lorsque la peine s’oubliait. Trébuchant à chaque fois qu’un débris venait freiner sa marche, il avançait sans réel but dans cette ruelle en ruine.

Autant qu’était l’attention de Xavier, face à cette scène, le temps sembla comme suspendu, et il songea un instant à cet homme.

« Il ne sera plus ce qu’il fut, il ne cherche plus à être ce qu’il était, mais cherche peut-être déjà à savoir ce qu’il sera »

Inévitablement, cette scène renvoya Xavier aux souvenirs de ses proches qu’il ne reverrait peut-être plus. À son village du sud de la France, où ses parents l’attendaient à chacun de ses retours de voyages. C’était un moment qu’il attendait, à chaque fois, avec beaucoup de ferveur. Cérémoniellement, sa mère lui préparait les plats préférés de son enfance. Et puis, il y avait aussi le Thym, ce Romarin et l’odeur de cette huile d’olive, forte et racée, qui venait si bien accompagner les tomates rondes et rouges du jardin de son père. Tout cela semblait irrévocablement ancré dans sa mémoire. À la seule pensée de la ratatouille matriarcale, il en retrouva instantanément son goût. Conservatoire de toutes ces sensations enfouies, il ressentit ces effluves lui exciter, dans une incontrôlable crise salivaire, chacune des cellules gustatives sur sa langue. Sans pouvoir cacher un timide sourire, qu’il trouva d’ailleurs, pour le coup, inapproprié, il repensa à sa mère qui la lui préparait, à chaque fois, lorsqu’il rentrait le mardi soir de l’école. Et puis, il y eut cette autre odeur. L’odeur si particulière, légèrement acidulée et boisée, de sa pinède de pins parasols qui bordait la plage de son enfance. Son jardin, comme il l’appelait. Quand il était jeune, il aimait marcher pieds nus sur l’épais tapis d’aiguilles de pin sèches. Ses tongs à la main, il relevait, à chaque fois, le défi de parcourir une distance plus grande que celle qu’il avait faite la veille, jusqu’à ce que le picotement sous ses pieds devienne insupportable. Contre toutes attentes, ces sensations le rassurèrent plus qu’elles ne le déstabilisèrent, et essayant de rester concentré, il ne songeait plus qu’à une chose :

Essayer de retrouver Julia pour en savoir plus sur les évènements passés, et prendre des nouvelles de ses parents pour les rassurer.

Après d’interminables minutes à rester concentré sur le rythme de sa marche, il releva enfin la tête. Et de toute évidence, il n’était pas le seul à remonter l’avenue en direction de la place. Dans les dernières centaines de mètres, l’Avenue de la réforme n’était plus assez large pour contenir le flux de tous ces gens qui convergeaient tous vers le même endroit. Ils étaient tous l’homme, la femme, les parents, les enfants, les oncles, les tantes, les grands-parents, les frères et les sœurs de quelqu’un, en espérant secrètement retrouver une filiation réconfortante plus loin, sur le chemin.

En arrivant sur la place, tous les Mexicains semblaient s’y être retrouvés. Agglutinés les uns contre les autres, les regards fusaient dans tous les sens, à l’affût de la moindre particularité physique qui leur ferait reconnaître quelqu’un de proche. Il était évident que le peuple mexicain n’allait pas se remettre de cette catastrophe tant la situation ne paraissait pas avoir de solution pourtant, dans les yeux de chacun, une lueur d’espoir inappropriée défiait les visages burinés par la cendre.

Xavier essaya de se frayer un passage dans la foule. Un jour d’affluence dans le métro parisien, ballotté dans tous les sens, Xavier entendit au bout d’un moment une voix providentielle au loin. Elle semblait s’égosiller. Dans l’énergie du désespoir, elle scandait le prénom de Xavier à qui voulait bien l’entendre. Étonné, il tourna la tête dans une direction, puis dans une autre, et encore une autre en se demandant qui pouvait bien le reconnaître au milieu de cette foule d’anonymes. Lorsqu’il entendit, plus proche que toutes les autres fois, cette voix qui commençait à s’érayer.

— Zgavièr ! Zgavièr ! S’écria la petite voix maladroitement.

Xavier se retourna une énième fois quand, au loin, il remarqua une petite main. Elle s’agitait au-dessus de la foule, comme pour lui dire « je te vois, mais je n’arriverai pas à te rejoindre ». En jouant un peu des coudes, Xavier tenta de la rejoindre. Cette main, qui n’avait pas cessé de se déboîter le poignet depuis le début, l’encouragea à redoubler d’efforts. Par le miracle d’une coïncidence inespérée, quelqu’un avait réussi à le retrouver dans cette marée humaine. Il ne restait plus à Xavier qu’à découvrir le visage de son amie Julia pour qu’il se sente totalement rassuré. Malheureusement, le visage qu’il découvrit ne fut pas celui qu’il attendit. Mais celui de Maya, une des amies de Julia, qu’il avait déjà rencontré lors d’une de ses soirées à Mexico.

Maya avait 28 ans. Étudiante en ethnologie, elle avait participé à des échanges internationaux d’Universités pour pouvoir étudier en France. Julia et elle s’étaient rencontrées sur les bancs de la Sorbonne. Quand Julia décida de partir vivre à Mexico, Maya, dans ses débuts, l’avait hébergée. Cela faisait presque dix ans que Julia et Maya se connaissaient. Maya concentrait, à elle seule, tous les charmes de la femme moderne mexicaine. Ce qui la rendait quelques fois, bien malgré elle, comme aux yeux de Xavier, inaccessible. Ne mesurant pas plus d’un mètre soixante, au gré de mouvements d’une foule incontrôlable, elle eut bien du mal à faire entendre sa volonté pour rejoindre Xavier. Il la voyait se faire ballotter de gauche à droite, dans un interminable mouvement de pendule, qui la faisait avancer de deux mètres puis reculer de trois mètres, avant de lui donner encore deux mètres d’avance, et ainsi de suite. Ayant peur de la voir disparaitre dans cette marée humaine, Xavier redoubla d’efforts pour la rejoindre en ne la perdant pas de vue. De ses yeux légèrement en amandes avaient coulé des larmes, qui étaient tombées, sur un visage sali par la poussière et les cendres. Maya semblait avoir perdu l’insouciance et le pétillant qui l’avaient toujours caractérisé. Ses longs cheveux bruns n’étaient plus ; et sous cette perruque poivre et sel, elle semblait avoir pris plusieurs années en quelques heures. Au bout d’un moment, et à la force de quelques doigts tendus au bout de bras, qui l’étaient tout autant, ils réussirent enfin à se rejoindre. Xavier lui agrippa la main du plus fort qu’il le put pour ne plus la lâcher, quand Maya, encore essoufflée par l’excitation, lui sauta dans les bras.

— Zgavièr, me alegra encontrarte aquí. ¿ Cómo estás?[1] , s’exalta Maya soulagée de retrouver un visage connu.

Maladroitement, Xavier lui répondit :

— muchas gracias, estoy vivo, y usted[2]

— Yo estaba con julia, y de repente la tierra empezó a temblar ... No pude salvarla![3] Elle éclata en sanglots. Cherchant un peu de réconfort, elle s’écroula dans les bras de Xavier.

— Esperar, no hablo mucho español no entiendo! julia qué?[4] s’inquiéta Xavier.

— Zgavièr, Julia est muerte, lui avoua Maya désemparée.

Instantanément, Xavier se figeât, comme pétrifié par la couche de cendre, qui lui recouvrait le visage. Il ne comprenait pas, ou du moins, par un inexplicable mécanisme de défense, il ne voulut pas comprendre. Il avait eu Julia au téléphone quelques heures auparavant, et pour lui, il n’était pas concevable qu’elle ne s’en soit pas sortie.

— ¿ cómo ?

— Zgavièr ! Julia est muerte, répéta Maya en lui serrant la main.

— Mais que s’est-il passé ? lui demanda-t-il en essayant de contenir des larmes qu’il sentait monter.

— Nou zétions ché zelle quand il y a ou les soucousses. Nous avons essayé dé nous échapper dé son appartement, et c’est là que le plafone s’est effondré. Y’ai été projétée au sol contre la porte d’entrée. Et… Ye ne sais… Yo no sé comment, en me réveillant, y’étais coincée sous la porte, mais encore vivante !

Pour conjurer le mauvais sort, de ces petits bras, elle serra du plus fort qu’elle le pu la carrure bien plus imposante de Xavier. Maya semblait encore s’en vouloir d’être en vie. Mais Xavier, sous le choc, n’arriva pas à trouver les mots pour la réconforter. Immobiles, dans le flot des gens qui se cherchaient, ils se contentèrent de rester collés l’un à l’autre pour étouffer cette peine d’une étreinte réconfortante. Comme si plus rien n’avait d’effets sur eux, les gens semblaient tourner autour d’eux sans les toucher. Le brouhaha avait totalement disparu au profit d’un silence sourd qui faisait résonner, dans la tête de Xavier, la respiration courte et syncopée de Maya, comme le cliquetis d’une trotteuse de montre qui égrenait les secondes passées. Au bout d’un moment, la voix hésitante, Xavier lui demanda :

— Tu sais ce qui s’est passé, Maya ?

— Ye ne sais pas ! ou dou moins Ye ne sais pas trop. Mon père pourra t’expliquer… Peut-être… Si Ye souis venou ici, c’est pour retrouver des têtes connues.

— Quoi ? ton père ? Il est au courant de certaines choses.

— WOui apparemmente ! viens avec moi, Ye vais t’expliquer en chemin, lui répondit-elle en lui tirant sur le bras. Xavier se laissa faire. En s’éloignant, il jeta un dernier regard en arrière. Les Mexicains continuaient encore de converger tous vers cette place forte de l’identité Mexicaine, comme si la Zócalo plaza se revendiquait de ses origines politico-religieuses, du temps ou Mexico ne s’appelait pas Mexico. La place était devenue en quelques heures l’épicentre de la souffrance et de l’espoir que les gens portaient en eux. Tout autour, les monuments qui la bordaient n’existaient plus. Seule au loin dans les ruines, une des deux tours néoclassiques de la cathédrale métropolitaine de Mexico résistait, encore et toujours, à la gravité, comme pour signifier, à tous les survivants, leur point de rassemblement.

En chemin, Maya lui raconta que juste après le cataclysme d’énormes quantités de fumée venant du ciel avaient recouvert la ville. Son père était persuadé que ce n’était pas de la poussière consécutive à l’effondrement de la ville, mais, plutôt, à cette cendre volcanique que les anciens avaient déjà observée lors de la dernière éruption du Popocatépetl.

— Tou sais, y’ai beaucoup de chance de t’avoir retrouvé dans la foule, lui confia Maya. Encore sous le choc de la disparition de son amie, Xavier semblait ailleurs. Comme si le regard profond de cette jeune mexicaine aurait pu tromper l’indifférence de Xavier, Maya le toisa pour l’obliger à lui répondre. Mais il n’en fut rien. Xavier, imperturbable, resta muet. Dans une dernière tentative pour qu’il lui réponde, elle lui serra fort la paluche entre ses deux mains.

À coup sûr, il l’avait entendu, et bien évidemment, il avait senti cette main qui lui avait fait rouler ses phalanges une à une, mais Xavier ne savait plus ce qu’il aurait voulu à cet instant. Il se demanda alors s’il n’aurait pas mieux valu mourir comme tous ces autres gens dans le tremblement de terre. Lui qui ne se sentait l’âme d’un aventurier seulement quand il se laissait transporter par l’histoire haletante d’un de ces récits d’aventures qui narrent les exploits de héros fulgurants, il ne savait pas s’il trouverait un jour les ressources nécessaires pour faire face avec courage aux conséquences d’une catastrophe de cette ampleur. Sous le choc, il se laissa guider par Maya à travers les décombres, sans souhaiter savoir où leur crapahutage allait les mener.

Au bout d’une heure de marche, Xavier entendit, au travers de l’épaisse purée de pois grisâtre qui flottait dans l’air, le ronronnement rauque et métallique d’un moteur à explosion. Xavier ne savait pas bien d’où pouvait provenir ce bruit, mais Maya semblait définitivement se diriger dans sa direction.

— Là, Zgavièr ! Nu s’y sommes ! S’exclama Maya. Soulagée d’avoir retrouvé son chemin à travers les décombres, elle accéléra le pas.

— Tu m’emmènes ou là ? Demanda Xavier piqué par la curiosité.

— ¡Vamos! s’excita Maya, mis padres nos están esperando en el estacionamiento![5]

Ce n’est qu’au dernier moment que la silhouette de l’unité d’énergie qui pétaradait dans l’épaisseur du brouillard se laissa entrevoir à la seule volonté diminuée d’une lumière accrochée au sommet d’un tunnel. De chaque côté de l’entrée qui s’enfonçait profondément dans le sol, de hautes palissades en métal gondolé ceinturaient un chantier de construction trop grand pour que Xavier en voie le bout. Au-dessus d’eux, un grand panneau publicitaire tenait en équilibre en vantant au quartier les avantages du futur centre commercial qui allait sortir de terre. Un peu plus loin, dans le prolongement du chantier, au milieu de montagnes de débris, dont on ne voyait que le sommet, les flèches des machines de démolition, figées dans l’action, attaquaient les restes d’un immeuble en ruine.

Maya insista pour que Xavier le suive.

— T’es sûr de toi ? Grimaça Xavier. Il n’était pas claustrophobe, mais à vrai dire, il venait, tout juste, de sortir d’un trou et ce n’était certainement pas pour se retrouver encore une fois sous terre. Perplexe, il scruta obsessionnellement la rampe d’accès qui semblait plonger sans fin dans un noir abyssal. Il fronça les sourcils comme pour surligner son regard déjà conquis à l’incertitude, et retint fort du bout du bras son amie.

— Allez ! Vamos !! on né risque rien… Mes parents nous attendent en bas ! S’agaça Maya.

— Euh ! Question ? Un tremblement de terre ne semble pas être une raison suffisante pour avoir à éviter de s’enterrer ?

— Si, Si ! probablemente ! Ironisa Maya. Et si il tient encore débout ! C’est peut-être aussi pour oune mauvaise réson… Zgavièr ! Va ! me hizo confiar ! se arriesga a nada ! Vamos ![6]

Guidée par un radin chapelet de lumière qui donnait la direction à suivre, elle insista pour que Xavier le suive. Pas totalement conquis à la cause de Maya, Xavier jeta un furtif coup d’œil en arrière, comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas mieux dans les environs, avant de se laisser faire, à contrecœur.

— Je croyais que la ville ne construisait plus de parkings souterrains ?

— C’est le cas. Depuis les derniers grands assèchements de la nappe phréatique dans la plaine de Mexico, il parait que c’est plus rapide et moins cher de construire des tours parkings que de creuser le sol. Ça fait vingt ans qu’il n’est plus outilisé. D’ailleurs ! Ye me demande même, si les gens se rappellent encore son existence. Avant que la police s’en mêle, c’était devenu un squat d’artistes. Mais depuis que le chantier du centre commercial a débuté, ils les ont tous été virés à coups de cartouche de gaz.

— En même temps, ça du faire un peu de ménage…

— Tu veux insinuer quoi ? Tu sais ! Je connaissais certaines des personnes qui travaillaient ici. Alors, tes petits a priori de petits-bourgeois à la française tu peux te les garder…

— Non ce n’est pas ce que je voulais dire… C’est juste que sous terre comme ça… Ça ne devait pas être évident…

Ce squat mon cher Zgavièr, Ye le connaissais depuis que y’étais toute petite. Il était devenou un des poumons dé la vie associative du quartier. Toutes les années, ils organisaient des concerts, des expos et une fois par mois, en fin de semaine, des ateliers découverte. Mes parents m’y emmenaient quelques fois. Ce n’est pas que mon père a été un jour réellement intéressé par tout ce qui touchait de près ou de loin à l’art, mais ye pense que c’était plus un moyen pour eux de se débarrasser de moi quelques heures pour souffler un petit peu.

— Et moi qui pensais que tu étais une petite fille sage !

— Avec le temps oui ! Ye le suis devenue… Mais Ye dois dire qu’à oune certaine période ça pas été simple pour eux.

— Ils auraient dû me demander ! Je leur aurais donné quelques conseils pour te perdre au fond d’un bois…

— Arrêtes un pu dé plaisanter. Ye parle sérieusement…

— Pardon !

— Tou sais ! Les personnes que je vais te présenter ne sont pas réellement mes parents.

— Oups ! J’ai peut-être encore perdu l’occasion de me taire, moi… Murmura-t-il.

— Quoi ? Qu’est qué tou as dit ?

— Non, rien je t’écoute…

— Mes deux parents sont morts dans à un accident de voiture lorsque j’étais toute petite. Pour ainsi dire je ne les ai jamais connus. C’est mon oncle et ma tante : Victor et Quetzalli qui m’ont recueillie pour m’éviter un placement en famille d’accueil…

Pendant ce temps-là, une petite lumière accrochée au plafond dévoila un panneau publicitaire qui faisait les louanges de nouvelles cellules photovoltaïques de la marque Biggle. Elle éclairait l’affiche dans les tons sépia d’une vieille photo de vacances qui rappelle souvent ces affiches publicitaires des années quarante et cinquante. Enfin, quand on parle des années quarante à cinquante, ne vous trompez pas. Il s’agit en réalité de ces années qui ont fait partie du XXe siècle et qui prônaient par le dessin futuriste la projection de la modernité à laquelle la marque devait être associée. À la différence que, comme dans la plupart des cas le publicitaire met toujours, et quelques fois un peu trop, un point d’honneur à se torturer l’âme pour faire passer un message, il n’avait plus besoin de faire référence au champ lexical de la modernité, car le futur c’était aujourd’hui. Non, le dessin était là pour souligner la référence à la tradition et le bon vivre ensemble que cette ancienne référence à l’American way of life diffusait malgré elle. Une famille, unie autant par les liens du sang, que par les cordons de chargement d’appareils numériques qui convergeaient tous vers la voiture et que par les tons coordonnés de leurs vêtements, pique-niquait sur le bord de la rive arborée d’une rivière calme. Le père caricaturalement exaltait. Debout, le torse bombé en avant, il souriait en observant fièrement son dernier investissement. Il avait branché à la voiture un ballon photovoltaïque qui, montant haut dans le ciel, fournissait l’énergie nécessaire pour que tout le monde profite des bienfaits de l’intrusion numérique dans le sacre saint repas de famille dominical. Xavier ne put s’empêcher de sourire à la lecture du slogan : « Pour vos moments en famille, ne laissez plus un manque d’énergie vous gâcher les moments les plus précieux. L’énergie solaire vous file entre les doigts. Biggle capte et stocke l’énergie dont vous aurez un jour besoin et le temps se chargera du reste ». Sans trop de conviction sur le message du slogan, c’était bien le genre de promesses qu’il aurait voulu voir s’exaucer tout de suite.

— Ça descend encore beaucoup comme ça ? Demanda Xavier impatient.

— Encore un peu de patience… On arrive !

Xavier jeta un dernier coup d’œil furtif en arrière. On ne distinguait déjà plus l’entrée du parking ; et avec, commençait à s’estomper la cacophonique symphonie du moteur à explosion qui pétaradait toujours autant. Maria était devant. Guidée par la guirlande de lumière qui donnait la direction à suivre, elle accéléra le pas. Dans ce tunnel qui ne semblait pas avoir de fin, le bruit de leurs foulées résonnait comme s’ils étaient suivis de près par une garnison entière de militaires marchant aux pas. Maria semblait trop sûre d’elle pour que Xavier remette en doute quoi que ce soit, mais il n’en était pas pour autant rassuré.

En arrivant en bas, ils s’arrêtèrent devant les deux barrières automatiques qui filtraient jusqu’à il y a encore quelques années en arrière les entrées et les sorties des véhicules. Elles étaient restées ouvertes. C’était de ces barrières qu’on ne voyait plus trop dans les parkings. Le plafond trop bas pour qu’elles se relèvent entièrement droite, elles se déboîtaient à angle droit à chaque ouverture. Entre les deux pendait un fil électrique duquel la dernière lumière, qui avait pris le relais sur les autres, faisait briller timidement la surface réfléchissante de l’ensemble. Sous l’arche que formaient les deux barrières, Maya lâcha la main de Xavier.

— Espérame allí[7], Zgavièr ! lui demanda-t-elle en s’éloignant de lui.

En appuyant sur ce qui devait ressembler à un interrupteur, elle alluma le premier niveau du parking. À nouveau, on pouvait entendre le groupe électrogène qui avait redoublé d’efforts pour alimenter toutes les lampes en même temps.

Xavier, qui ne s’y attendait pas, se laissa surprendre par l’intensité de la lampe au-dessus de lui. Il fut instantanément aveuglé. Portant sa main droite au visage pour se protéger les yeux, il resta quelques secondes totalement ébloui.

— Mama ! Papa ! Estoy aquí ![8] S’exclama Maya.

— Xavier entendit, en premier, le bruit d’une chaise qui racla le sol, puis une autre, avant de voir s’approcher lentement deux silhouettes. Une des deux personnes s’avança plus que l’autre de Maya pour lui répondre :

— Usted no debería encender todas las luces. Tenemos que economizar la pila de combustible[9], entonna la première des deux voix, bien trop éraillées, pour qu’elle ne soit féminine.

— Si, Papa ! al menos, permítanme presentarles a mi amigo[10]…

— Si ! si ! Bien ! répondit-il Victor sur un ton placide.

— Victor ! S’exclama Quetzalli en l’exhortant d’être un peu plus démonstratif.

Alors que Xavier n’osa pas s’approcher, Maya tomba dans les bras de Victor en lui rétorquant :

— ¿No le pida a su amada hija si todo estaba bien?[11] en vez de gritar!

— Sí, sí ! probablemente ! S’amusa Victor qui, par-dessus l’épaule de Maya, commençait déjà à occulter Xavier sous toutes les coutures. Il l’embrassa sur la joue droite, et la regardant droit dans les yeux, il rajouta : ¿Cómo estás? Él no hizo nada sucedió eso espero![12]

— Usted debe haber visto el mundo estaba allí. Tengo la suerte de haber encontrado a alguien ...[13]

— Te lo dije... Una vez que hayas hecho eso en la cabeza. De todos modos! usted está finalmente de vuelta es lo principal.[14]

Même si l’envie lui démangeait les lèvres, Maya ne préféra pas répondre. Elle se retourna vers Xavier, et dans un sourire de conciliation forcée, elle s’adressa à lui :

— Zgavièr, Ye te présente mon oncle et ma tante : Victor y Quetzalli.

— Hola, Monsieur Victor et Madame Quetzalli gracias, pero no hablo español muy bien[15] s’excusa Xavier.

— eso no es malo! usted aprenderá rápidamente con nosotros. Y entonces, no habla francés, así que tendrás que abituer![16]lui répondit Victor avec un léger sourire en coin.

Xavier ne comprit pas tout de suite ce que cet homme avait bien pu lui dire, mais il lui rendit, par politesse, un large sourire en s’attardant sur la silhouette ramassée de l’homme devant lui.

L’oncle de Maya était un ancien ouvrier tunnelier. Il avait travaillé, durant des années, dans plusieurs mines de charbon avant de participer au grand programme d’enfouissement du métro de la ville de Mexico. Pour ainsi dire, Victor ne devait certainement pas se sentir dépaysé dans l’antre de ce parking désaffecté en ayant passé, si on peut se permettre de s’exprimer ainsi, le plus clair de son temps dans l’obscurité de trous creusés dans la roche. Il donnait l’impression d’être trapu. Comme s’il était encore dans un de ses boyaux d’extraction, il marchait la tête en avant, les épaules légèrement en arrière en ponctuant sa démarche d’un léger boitement symptomatique d’une hanche récalcitrante. La mine lui avait définitivement imprimé une démarche atypique. Mais malgré cette allure vacillante, il semblait solide sur ses appuis, comme si chacun de ses pas creusait le sol d’un sillon profond.

Quetzalli, elle, portait les habits traditionnels aztèques. Depuis que le pays avait subi une crise identitaire dans le début des années 2150, beaucoup de Mexicains revêtirent les vêtements traditionnels comme pour se rappeler une culture qui leur avait été enlevée par les conquistadors dès la fin du XVIe siècle. Elle était habillée d’une longue jupe aux couleurs chamarrées. Des couleurs riches en pigment rouge, vert, bleu qui contrastaient avec son chemisier blanc, sur lequel la fine broderie de couleurs, sur les manches et sur le col rond, rappelait celle de la jupe. Un châle imprimé de motifs mésoaméricains recouvrait ses épaules. Elle portait de petites chaussures ouvertes, faites de lanières de cuir tressées entre elles. À l’inverse de son mari, elle tenait une posture droite, tendue comme la tige du roseau sur la surface placide d’un étang sans vent. Elle se faisait le devoir de porter dignement les vêtements de ces ancêtres pour préserver leur mémoire intacte. Mais à l’inverse de la tradition anglaise de ces grandes lignées de nannys britanniques inflexibles, Quetzalli se laissait généralement attendrir par l’amour qu’elle portait à sa nièce en opposant la contenance qui était la sienne aux traits de son visage souvent souriant et éclairé de justesse.

Xavier ne savait pas s’il le montrait, mais il était intimidé. Handicapé par la barrière d’une langue qui, dans la bouche de Victor, semblait avoir pris l’option avance rapide, il osait à peine les regarder. Malgré tout, c’est avec beaucoup de politesse et d’attention, qu’il écouta ce que le vieil homme eut à lui dire. Xavier était étonné de voir avec quel naturel et pragmatisme Victor avait pris les problèmes à bras-le-corps. Il se demanda d’ailleurs s’il n’avait pas déjà vécu pareille chose, tant les récents évènements ne semblaient pas l’avoir désorganisé. Ensuite, Victor lui expliqua, en s’excusant presque de ne pas avoir trouvé mieux pour le moment, qu’il avait dégoté en fouillant sur le chantier, le vieux groupe électrogène au fond d’une remise. Il ne lui donnait pas beaucoup de temps pour être en rade de pile à combustible, mais il devait se contenter de ça ; du moins, le temps qu’il ne trouve d’autres recharges. Mais ce dont Victor était le plus fier, était cette ancienne cibie qu’il avait retrouvée dans les décombres de sa maison. Installée dans la loge du gardien, il ne savait pas si elle fonctionnait encore, mais espérait bien l’aide d’une âme charitable pour l’aider à la faire fonctionner.

Comme s’il venait d’entendre une bonne nouvelle, Xavier sursauta. Il n’avait pas réellement suivi toute la conversation, mais au milieu de la masse d’information que Victor s’appliquait à lui donner, il reconnut le mot cibie.

— Maya, ton oncle a-t-il essayé de la faire fonctionner ?

Maya, trop occupée à discuter avec sa mère, se tourna vers Xavier sans comprendre la question.

— Tou me parle de quoi, Zgavièr ???

— Je parle de la cibie que ton père a retrouvé… Répondit Xavier légèrement agacé.

— Ah ! si ! Papá, interpella Maya en interrompant son père : el cibie, ella trabaja? ha aprendido sobre el terremoto?[17]

— No, no. Como ya he dicho, sólo hay nieve en todas las frecuencias que he escaneado. Se puede dividir. No se. [18]

— Il pense qu’elle est cassée, rétorqua Maya à Xavier.

Sa réponse résonna dans la tête de Xavier comme une cinglante déception. Même s’il ne pouvait envisager de pire, il comprit rapidement que ce parking allait être pour une période, encore incertaine, le seul endroit, où il se sentirait en sécurité.

[1] « Xavier, je suis contente de te voir ici, comment vas-tu ? »

[2] « Ça va merci, toujours en vie et toi ? »

[3] « J'étais avec Julia, et tout à coup le sol a commencé à trembler… Je n’ai pas pu la sauver! »

[4] « Attends, je ne parle pas beaucoup Espagnol, je n’ai pas compris ! Quoi Julia ? »

[5] : Viens! Mes parents nous attendent dans le parking!

[6] « Xavier, viens !! Tu ne risques rien, allez !!! »

[7] : Attends-moi là, Xavier!

[8] : Maman, Papa, Vous êtes là ?

[9] Tu ne devrais pas allumer toutes les lumières. Il faut qu'on économise la pile à combustible.

[10] Laisse-moi au moins te présenter mon ami…

[11] Ne devrais-tu pas demander à ta fille chérie si tout allait bien ? Au lieu de l'engueuler !!!

[12] Oui, oui! Probablement!!! Comment vas-tu ? Il ne t’est rien arrivé j'espère !

[13] Tu aurais vu le monde qu'il y avait. J'ai de la chance d'avoir retrouvé quelqu'un…

[14] Je te l'avais dit… Encore une fois tu n'en a fait qu'à ta tête. Enfin bon!!! Tu es enfin de retour c'est le principal.

[15] « Bonjour, monsieur Victor et madame Quetzalli, merci, mais moi pas parlé espagnol très bien. »

[16] « Ce n’est pas grave, vous allez apprendre rapidement avec nous, et moi je ne parle pas français, tu vas devoir t’habituer ! »

[17] « Papa la CB, elle fonctionne ? As-tu appris quelque chose sur le tremblement de terre ? »

[18] Non, non. Comme je viens de le dire, il n'y a que de la neige sur toutes les fréquences que j'ai scannées. Elle est peut-être cassée. Je ne sais pas.

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