Ch. 5 partie 2

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Assise sur la langue, Hilde respirait profondément, les yeux fermés. Après une petite minute de silence, elle se mit à murmurer :

– Eginhard... Eginhard...

– C’est un jeune étudiant prometteur... Il rêve de construire une grande église sur l’île des Parisii... commença à expliquer Philémon.

– Chut ! N’interromps pas ma pensée... St Marcellin... Émissaire... Arabe... Éléphant... Clepsydre... Mmh... Mmh... Aïe !

– Que se passe-t-il ? Qu’as-tu vu ? s’inquiéta Tell.

– Je me suis faite piquer par un taon, répondit Hilde en rouvrant les yeux.

– Alors ?

– J’appliquerai un onguent de ma fabrication.

– Mais qu’as-tu perçu ?

La devineresse tendit la main, paume tournée vers le ciel.

– Va-t-il pleuvoir ? demanda encore Philémon.

– La bourse pour l’avis.

L’autre lui remit le petit sac de cuir.

– Voilà ce que je puis te dire après les entendus :

À propos du petit Nard, et son affaire de Lutèce, inutile d’y songer, même s’il a le feu sacré pour la faire belle, comme dirait Garou, elle sera balayée 3 siècles plus tard par l’érection d’une bâtisse dix fois plus grande mais qui finira tout de même par sentir le roussi. Déconseille-lui de mettre les reliques de St Marcellin dans la basilique de Michelstadt car les gens y croient que c’est un fromage odorant. Mulinheim serait mieux. Hilde dodelina de la tête avant de faire le constat : de nos jours, plutôt que de suivre le cours du labour qui fait fructifier les semences, les érudits ne songent qu’à bâtir des centres cultuels pour y faire jouer la mélodie du bonheur et endormir le peuple. Enfin, dis-lui aussi qu’il pourrait écrire un ouvrage sur Charles, y narrer sa vie, sans avis et maints hauts faits, ce...

– Je n’attends pas de prévisions pour Eginhard mais pour Charlemagne !

– Patience, j’y viens. Mais il faut que je pense aux lecteurs et le roi favorisant l’érudition avec sa fac...

– Quels lecteurs, qu’est la fac ?

– Euh... Fondation pour l’accès à la culture... Et on lit beaucoup chez Alcuin, non...? se rattrapa Hilde qui mélangeait quelque fois ses visons et la réalité comme si elle était d’extrême gauche.

Philémon toisa son interlocutrice.

– Tu es vraiment très étrange... Mais je te laisse poursuivre.

– Je peux dire ceci : qu’il envoie un messager au calife, Celui-ci reviendra avec de précieux cadeaux dont de la soie d’Orient pour remplacer sa toile de jute bonne pour les anglo-saxons, une horloge à eau qu’il pourra placer sur sa cheminée à côte du klebs-hydre – sculpture qui fait penser à un animal diphtérique – et un éléphant blanc.

– C’est tout ?

– Ça vaut déjà son pesant d’or !

– Oui, mais pour les relations à suivre ?

– Ça, c’est le job des conseillers. Moi, je ne suis que voyante, tu entends ?

– Bon…

– Ah ! Encore un détail : il y a de l’huile noire qui rapportera beaucoup de richesses dans le futur, mais elle sent mauvais.

– L’or ne pue jamais ! déclara Tell en initiant à son tour un dicton encore utilisé de nos jours, bien que légèrement modifié.

Il plissa soudain les yeux.

– Que t’arrive-t-il ?

– Je suis ébloui.

Une brise légère souffla dans la chevelure blonde de Hilde. Elle esquissa un sourire.

– Je ne suis pas niaise… !

– J’en suis certain. Il n’empêche que le soleil est sorti de sa cachette derrière la forêt et qu’il darde ses rayons en plein dans ma face.

Le petit vent ne fit pas long feu.

– Eh bien, ce sera tout pour aujourd’hui, déclara Hilde en se levant.

Des nuages gris s’amoncelaient depuis quelques minutes au-dessus des monts de Bel, ainsi appelés en l’honneur du dieu solaire gaulois, mais que, quelques siècles plus tard, certains ignares pensaient être le repaire de vaches hilares.

La masse moutonneuse développa soudain son emprise sur toute la plaine. Des rouleaux d’écume aériens parcoururent le ciel sous la course folle d’un soleil fait gyrophare qui projetait des ombres dansantes sur une terre devenue l’empire franc.

– Nous revoici au même endroit qu’il y a trois ans, Hilde. Charles te remercie pour tes présages qui se sont révélés exacts.

– Et que devient Mesch ?

– Ne voulant pas me donner de descendance, j’ai dû la répudier.

– Macho, va !

– Tu dis ?

– C’est de l’ibère. Cela signifie phallocrate.

– C’est dans l’ère du temps…

– Et ce n’est pas près de changer… Et tu sais où elle se trouve actuellement ?

– Non. En revanche, elle avait dit qu’elle comptait revenir te voir…

– Bon, on verra.

– C’est ta spécialité.

– Effectivement. Mais, dis-moi, pour quelle raison viens-tu me consulter aujourd’hui ? Va droit au but, comme on dit à Massalia.

– Massalia ?

– La ville du sud, fondée par les marchands de Phocée…

– Hilde, voyons ! Est-ce encore un effet de ton esprit visionnaire ou bien la sénilité qui s’insinue en toi ? Ça se creuse, ça ne se vend pas.

– Quoi ?

– Les fossés !

– Je parle de Phocée, la cité grecque !

– Ah !? Le son était faussé. Le vent dans les oreilles, certainement ! Mais, Massalia…!?

– Il est vrai que sa renommée n’est plus celle d’antan. Mis à part la sardine et la soule… Mais ça reviendra… Quant à nous, revenons à toi.

– Voilà : Charlemagne a envoyé un émissaire à Bagdad, il y a trois ans.

– Qui ?

– Un marchand juif qui parle arabe.

– Et il n’est pas encore revenu, n’est-ce pas ?

– Alors, tu sais quelque chose ?

Hilde n’acquiesça pas et poursuivit son interrogatoire.

– Il s’appelle comment ?

– Isaac.

– Il a arabisé son nom ?

Non, mais il a pris un pseudonyme grec : Phrixos. Pourquoi ?

– Par curiosité.

– Alors ? Que sais-tu ? Pourquoi ne donne-t-il plus de nouvelles et n’est-il toujours pas revenu ?

– Y a-t-il un faune avec lui ?

– Non.

– Il ne peut donc pas lancer d’appel ; il ne peut pas davantage envoyer de CMC car les colombes ne parcourent pas de telles distances. Et s’il n’est pas encore de retour, c’est que c’est loin, Bagdad, il n’y est pas allé en dragon volant !

– Ah !... lâcha Tell, la mine déconfite.

– Mais… ! reprit Hilde, l’air énigmatique.

Elle laissa planer quelques secondes le silence du suspense susceptible de susciter l’intérêt de l’interlocuteur.

– Ah ? s’enquit-il, la mine reconfite.

– Il faut savoir qu’il reviendra les bras chargés de cadeaux de la part du calife, notamment d’un éléphant blanc dont j’ai déjà parlé à Charles il y a une vingtaine d’années, ce qui le ralentira considérablement. Voilà pourquoi il ne sera de retour que d’ici 5 ans.

Précisons à l’attention du lecteur que le fameux envoyé n’a pas porté les présents lui-même, mais que ce sont des porteurs mal payés (pour peu qu’ils l’aient été) qui l’ont fait. Comme Eiffel n’a pas construit sa tour, ni Louis XIV n’a bâti Versailles, contrairement à ce qu'on se plait à raconter en cours d'histoire, à l'école.

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