Chapitre 6

6 minutes de lecture

– Tiens ! Tu sais qu’au programme de sixième, au collège, il y a l’empire carolingien ? J’ai vu ça en feuilletant le manuel d’histoire de Minh. Avec la lecture de ton « Vase de Soissons à trois clous », j’aurai du répondant, s’il me parle du sujet !

– Oho ! Te fie pas trop à ça, tu sais que le Grimagine n’est pas reconnu ! prévient Jean.

– Bah, je m’en tiendrai aux grandes lignes ! le rassure Camille.

– Hallo !

– Hallo ! Ein Eierlikör Becher und ein Schwartzwald Becher.

– Ist es alles ?

– Ja.

Le garçon de café note la commande sur son carnet électronique et s’en va servir la table voisine.

Trois minutes plus tard, une garçonne de café vient déposer de grandes coupes surmontées de chantilly devant les deux gourmands.

– D’après toi, Jean, avec la féminisation des métiers, ça se dit « une garçonne de café » ?

– Je vois mal dire « une fille de café ».

– Et « une serveuse » ?

– C’est le féminin de « serveur »... Bon, on va goûter les glaces de celui-ci, alors. C’est donc ici le nouveau repaire de ta sœur et ses collègues de TarArt’?

– En fait, Marie vient plus souvent ici avec Axel et les enfants, parce que TarArt’ c’est quand même à 50 bornes de Neuenburg...

Jean jette un œil alentour.

– Eh ben, malgré le concurrent d’en face, il y a beaucoup de monde...

– Majoritairement des Français. Ils font leurs courses, prennent une glace, font le plein d’essence et de cigarettes...

– Ça fait tourner le commerce local.

– Ouais. Mais les Allemands passent eux aussi la frontière pour des achats ; l’alimentaire et les chaussures notamment, selon Marie.

– Ça équilibre.

La place de la Mairie de cette petite commune d’Outre-Rhin, forte de ses deux glaciers italiens à succès, ne désemplit pas les beaux jours venus lors desquels on y entend parler moins la langue de Goethe que celle de Molière. Qui toutefois parlaient de façon... différente.

À l’instar de ce que nous avons déjà fait par le passé, je vous propose de nous incorporer dans un insecte volant pour aller écouter – non sans scrupules et avec curiosité – les conversations des tables voisines. Voilà justement une mouche qui passe, véhicule idéal qui suscite moins d’agressivité, et donc de claques ou de coups de savates que ne le feraient un moustique ou une guêpe.

Allons-y.

Ne vous effrayez pas de la vue déformée et panoramique due aux yeux facétieux de la bestiole ; fermez les yeux, ouvrez les oreilles et laissez-vous guider. Oui, je sais, c’est paradoxal de demander ça à un(e) lecteur(e), mais c’est ainsi.

Alors, maintenant que nous sommes installés, voyons... Commençons par cette table-ci, juste derrière.

– Là, c’était au zoo. Ils ont de magnifiques oiseaux... Ça, c’est l’ara hyacinthe, ça, l’ara de Spix...

– Et ça ?

– Lara Fabian... J’étais au concert...

La table à côté :

– Tu sais qu’en Autriche, ils louent des escorts girls pour des soirées dansantes !

– Et on sait ce que les valseuses deviennent ?

Un peu plus loin :

– J’ai lu sur Internet qu’il ne faut pas chasser les araignées à l’intérieur des maisons, elles sont utiles, elle mangent divers petits insectes...

– Ah bon ? Je comprends maintenant pourquoi le beau-père, depuis qu’il a une araignée au plafond, il n’a plus le cafard.

Bref, que des conversations instructives...

Ouch ! On l’échappé belle, là ! Heureusement que la bestiole est rapide ! En une fraction de seconde, elle s’est envolée avant qu’on ait eu le temps de réagir à la tentative de claque qui s’était amorcée. Hein, vous n’avez même pas vu venir ! De fait, je vous n’ai pas pu influencer sa trajectoire, voilà pourquoi on s’est posés sur cette table-ci.

– Weisst du ob, die Einwohner von Feucht in Bayern tatsächlich nass sind ?

Eh oui, c’est de l’allemand. On est Outre-Rhin, après tout, alors il y a des Allemands. Aussi. Si vous n’êtes pas bilingue, tant pis, je ne vais pas traduire. Hein ? Ben parce que ça ne rendrait pas pareil.

– Für Weihnachten, haben wir uns auf’m Bauernhof eine schöne Gans geholt...

– Pour Noël ils ont cherché une belle quoi ?

– Oie.

– Ah !... Und wir hatten eine... Comment on dit « grande dinde »?

– Grosse Pute.

Voilà un exemple typique d’échange franco-allemand où l’on constate qu’il y a toujours quelqu’un au vocabulaire suffisamment étendu pour interpréter votre pensée.

Ah ! Encore des Français, ici :

– Est-ce que la plupart des curés ont des problèmes de vue de près ?

– Pas plus que tout un chacun... Pourquoi ?

– Parce qu’ils habitent dans un presbytère.

– Ah ? Non, ça n’a rien à voir. Un curé, même myope, loge au presbytère tandis qu’un myoptère, même presbyte, n’en a cure où loger... Tu saisis ?

– C’est un peu flou...

Bon, décorporons-nous donc de cet insecte ailé qui nous a servi de véhicule discret, avant qu’il ne se prenne une taloche et qu’il faille nous désincarcerer (imaginez la scène, avec une mouche, c’est pas bateau), et rejoignons Jean, toujours en compagnie de Camille, en pleine conversation autour d’une glace.

– À propos de cette hisroire, j’aurais une question à te poser.

– Quelle histoire ?

– La carolingienne au parchemin.

– Ah ? Dis-voir...

– Tu es en plein deux dents. C’est au sujet de cet éléphant reçu en cadeau du calife de Bagdad.

– Il n’y a pas d’olifant dans un bagad.

– Voyons, Jean !

– Eh bien, il a reçu bien plus qu’un éléphant... Plusieurs ambassadeurs lui ont rapporté des présents tels que des tenues de soiries, les clés du St Sépulcre (mais on avait dû changer la serrure ensuite), un jeu de pièces d’échec...

– Des chèques ?

– Pas des cheiks, du calife. Et aussi une clepsydre et, me semble-t-il, un roblanc.

– Même un roblanc ? Hé ben...! Mais, à propos de l’éléphant blanc... Tu sembles vouloir éviter d’en parler...

– Hmm... Il y a la version officielle et celle qui apparaît dans le Grimagine...

– J’imagine...

– Et tu sais qu’il vaut mieux ne pas en parler à Minh...

– Toujours ce refrain ! Tu vas pas en faire un hymne !

– Cessons la rime pour que le lecteur n’aille pas chasser l’alexandrin hors d’Égypte.

– Allez, Abul...!

– Tu perds pas le nord !

– Ni la boule.

– Pourtant, il y aurait de quoi !

– Jean...!

– Bon, alors je vais te conter une histoire étonnante que je suis entrain de découvrir dans le Grimagine... Jean fait une pause pour ménager le suce-pince. Vois-tu, cet éléphant n’a pas voyagé comme on le croit...

Jean s’interrompt. Il se penche légèrement vers Camille et, d’un hochement de tête, l’invite à se rapprocher puis entame un échange à voix basse :

– Le gars de la table d’à côté a été au zoo...

– Et alors ? Il n’y a pas d’éléphant au zoo...

– Non, mais des lémurs.

– Et...?

– Ils ont des oreilles.

– Comme tout le monde.

– Raison de plus pour que nous poursuivions notre conversation à ce sujet chez moi, explique Jean en se redressant.

– Camille ! Jean !

Deux hommes âgés interpellent le duo.

– Ben ça ! Le Gaspard et l’Oreste ! s’exclame Camille en se levant pour leur serrer la main. Depuis le temps qu’on s’est plus vus ! Et comment va Olga ? Toujours pas mariés ?

– Eh non, je suis toujours Oreste Horant et elle, Olga Lure ! confirme l’homme en riant, on a passé l’âge...

– Alors, vous aussi, vous venez prendre une glace ici ?

– Eh oui, on a nos vieilles habitudes, une fois par mois, Oreste et moi, on vient ici, comme par le passé.

– Et la généalogie ? s’enquiert Jean.

– Très peu. Plus le temps, explique Gaspard.

– C’est vrai que vous êtes retraités...! clin d’oeille Camille.

– Ah ! Mais, j’y pense !... Camille, tu vois Axel de temps en temps ?

– Il est toujours mon beau-frère ! répond l’interessé.

Forcément, il est tonton.

– Il est « son-son » quoi ? demande Jean.

Il est tonton, oncle, quoi...!

– Et alors ?

Tous les tontons sont des beaufs.

– Ah ! Oui, c’est vrai...

– Hé ! Jean ! Tu parles à qui ? s’enquiert Camille, l’air inquiet.

– Non, rien, je réfléchissais à voix haute... Excusez-moi... Tu disais, Oreste ?

– Camille, tu peux transmettre à Axel que j’ai retrouvé la trace d’un de ses ancêtres qui remonte à 1200 ans. Eckhardt Eyre, qu’il s’appelait.

– Avec « d » ou « t » ?

– C’est pas clair dans les archives, Jean. Simplement, on y a retrouvé des témoignages de ses descendants qui auraient vécu du côté d’Amesbury.

– Amesbury ?

– Près de Stone Age...

– Pas « Stonehedge », l’Oreste, c’est « Stonehenge », rectifie Gaspard en épelant le mot.

Annotations

Vous aimez lire Ednane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0