Les négociations 18/18

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Obtèr ne réagit pas à l'instant, perdu dans ses propres pensées. Il n'avait pas eu le temps de sentir le poids de l'angoisse du jugement, que déjà ça partait. Il estima pour le moment que tout ce qu'il pouvait apporter à sa fille serait une présence, une écoute, en attendant de trouver ce qu'il pourrait faire de plus. Il prépara aussi en silence ce qu'il dirait aux leurs, quand ils reviendraient. Il devait trouver un moyen d'éloigner assez Ombre pour qu'elle ne s'en mêle pas ni n'en aie le moindre écho. Seize ans, elle était bien trop jeune pour comprendre les enjeux correctement.

Le temps passa, durant lequel Ombre alternait entre ruminations et désespoir. Trois semaines ainsi, seule avec son père. Plus ceux-là même qui l'avaient abandonné à son sort. Trois semaines sans sortir de cette pièce, sans pouvoir voir Astuce. Trois semaines sans voir son seigneur. Et surtout, trois semaines seule avec ses souvenirs, ses pensées et ce sentiment de salissure, la peur qui s'incrustait déjà dans sa chair. Elle aurait préféré pouvoir s'abîmer dans le travail, les tâches... quand la peur le lui permettrait.

Maintenant qu'il n'y avait plus personne à écouter, les émotions lui sautaient à la gorge. La répulsion, le dégoût, la peur, l'horreur puis ce vide terrifiant. Le vide succédait brutalement au tumulte.

Ses oreilles sifflèrent, Ombre guetta une cause. La chaleur de son père autour d'elle l'enveloppait, l'aida à se convaincre que plus rien ne pourrait lui arriver. Il avait tout de même vaincu un chevalier de haute naissance et un chef dragonien de l'Est. Tant qu'il resterait près d'elle, rien d'autre ne pourrait lui arriver, n'est-ce pas. Une autre source de chaleur l'aida à se détendre, quand elle la sentit.

Au-dehors, insensible à son apathie, le soleil brillait. Des oiseaux volaient en pépiant. Le monde ne s'arrêtait pas. Après un temps indéterminé de contemplation, Ombre s'accouda à la fenêtre, les yeux clos. Avec un peu de chance, à force de s'oublier elle n'existerait plus, les émotions ne reviendraient pas. Car elle les sentait, tapies dans des recoins de son esprit. Quelques heures ne suffiraient pas à tout effacer, elle le savait bien. Ce sentiment de vide n'était un répit à la durée impossible à estimer. Tout lui reviendrait, plusieurs fois. Et après ces tumultes, le vide de nouveau. Jusqu'à ce que tout se lisse, jusqu'à ce que son esprit absorbe le choc. Alors elle n'oublierait pas, mais pourrait continuer son existence.

Ombre savoura ce moment de lucidité entre deux pics d'émotions. Derrière elle, son père fouilla dans plusieurs affaires pour trouver un bout de bois à tailler. De son côté, elle savoura toujours la caresse du soleil.

Deux serviteurs de Vorn frappèrent à la porte durant le zénith. Avant même qu'Obtèr n'aie le temps d'ouvrir, ils avaient déjà lâché le plateau devant le pas de la porte et disparu plus bas. Pendant qu'Obtèr remettait de l'ordre dans la nourriture éparpillée pour en sauver autant que possible, Ombre le vit réfléchir, sourcils froncés. Quand il revint, il lui proposa :

  • Ça t'dirait d't'entraîner un peu l'oreille ?
  • Comment cela ?
  • C'simple. À partir de maintenant, faudra que tu me prévienne si quelqu'un approche. Et on tentera d'en deviner un max avant de voir qui arrive. Tu sais, combien, si c'est des nobles, des serviteurs, des nôtres, qu'est-ce qu'ils portent... juste à l'oreille.

Avec un pâle sourire, elle accepta. Ils s'assirent sur le lit d'Obtèr et grignotèrent les restes gracieusement offerts. Des os cassants à ronger, portant des reliefs de tendons agrémentés d'extrémités de légumes à peine cuits. Ombre soupçonna les gens de Vorn de leur avoir fait tiédir des rebus culinaires mêlés aux restes. Peu lui importait. Pour le moment, la noirceur de la nuit passée ne l'atteignait pas. Obtèr en profita pour lui montrer comment ouvrir des os à la force des crocs, puis en constatant qu'elle manquait de force dans la mâchoire, comment la développer.

L'après-midi, il lui montra les bases pour entretenir une lame, d'épée comme d'outil. Il profita qu'elle aie régulièrement distribué les divers outils et produits d'entretien pour lui expliquer les fonctionnements et enjeux. Elle s'occupa l'esprit avec soulagement.

Les premiers esclaves et serviteurs de Xévastre revinrent au compte-goutte, Ombre parvint à tous les entendre arriver avant de partir interroger ceux chargés de s'occuper des chevaux au sujet de sa jument. Obtèr fit signe aux deux malheureux ainsi retenus de faire durer la conversation, lui-même devait aborder des sujets importants sans elle dans les pattes.

Les trois grands dominants lui consédèrent la conversation qu'il leur demanda la tête basse.

  • Qu'est-ce tu veux ? lui grogna le grand dominant du moment.
  • Un humain a violé ma fille cette nuit.
  • Faut bien être humain pour la vouloir celle-là, railla le troisième de la hiérarchie.

Les trois chefs s'échangèrent des mimiques amusées, avant de considérer Obtèr avec mépris.

  • C'est pas ta fille Obtèr, arrête avec ça.

Pour toute réponse, le père leur montra les crocs en un feulement silencieux, à la fois par respect envers eux et leur autorité, mais aussi par soucis de discrétion.

  • C'est ma fille. De mon sang ou pas, Ombre est ma petite. Donc faites pas chier. Comment ça se fait que personne n'ai réagi ou m'aie prévenu ?
  • Ké schiarks Obtèr, elle ne peut qu'affaiblir notre sang, on sait même pas comment ça se fait qu'elle soit pas crevée tellement elle est dégénérée cette parasite.

De nouveau il leur montra les crocs, ses pupilles se fendirent verticalement. Ils l'emmerdaient, tous, à la considérer comme une faiblesse.

  • Elle a que seize ans, comment tu veux qu'on sache déjà ce qu'elle a dans le ventre ? Comment on peut savoir si elle est vraiment conne ou si c'est juste sa jeunesse ? Comment tu peux savoir si son esprit se développera jamais, elle a même pas un putain de demi-siècle ? Alors quoi, elle grandit à vitesse humaine, on n'est pas sûrs que son esprit suive et elle devrait payer tout ça ?
  • Et comment on sait si c'est pas une demi-sang ?

Les quatre dragoniens crachèrent de concert. Les hybrides appartenaient officiellement au passé, et avaient marqué les esprits comme traîtres, aussi bien aux humains qu'aux dragoniens. Le père nerveux siffla :

  • C'est pas une demi-sang. C'est une soeur, et j'en reviens pas que tout le monde souhaite qu'elle crève au point de la laisser se faire violer en espérant qu'elle s'en sorte pas.
  • Attardée comme ça, non c'est pas une des nôtres. C'est un parasite. Une gangrène.
  • Ké schiarks mais elle a que seize ans ! À cet âge, on savait à peine marcher et baver quelques mots !
  • Et on n'était pas déjà en milieu d'adolescence.
  • Peut-être que son esprit n'a pas suivi le corps, tout connement. Mais on peut pas la laisser en pâture comme ça à des dégénérés.
  • Ah ouais, et pourquoi on se ferait chier à la défendre ?

Obtèr sentit qu'ils tournaient en rond. Il ne pouvait pas prendre le risque de se battre, les trois le surpassaient. Jusqu'à présent, il avait toujours cru comme eux que les parasites étaient sacrifiables. Puis il avait aimé sa fille, la découvrait avec ses limites. Tout comme il comprenait bien que l'amour d'un père ne suffirait jamais à la protéger.

Il soupira.

  • Parce qu'elle est des nôtres. Les hybrides, y'en a plus depuis quatre siècles au moins. Par contre, des sans-insincts y'en a toujours eu...
  • Elle cumule sans-instinct et grandit à vitesse humaine, comment tu veux qu'on la considère ? Et là je parle pas que de nous trois, mais nous tous, dragoniens ?
  • C'est ni une demi-sang, ni une parasite. Comment on est sensés savoir ce qu'elle a dans le ventre si personne lui apprend rien ?

Intérieurement, il remercia les Oubliés, Ombre n'entendait rien de tout ça. D'abord Kassia qui comptait en faire une martyre, maintenant leur propre sang qui l'abandonnait aux humains, Obtèr se sentait impuissant. Il haïssait ce sentiment.

Les autres lui déballaient leurs raisons de l'abandonner à son sort.

  • Elle vivra. Elle va grandir. Ma fille n'entrera peut-être pas dans les mémoires...

Cette précision fit ricaner les dégénérés.

  • ...mais elle saura faire sa part pour notre sang, siffla-t-il du bout des crocs.

C'est sous les railleries et les quolibets qu'il rejoignit son enfant, ce qui soulagea les deux assignés aux chevaux qui l'avaient occupée. De toute évidence, parler canasson lui avait fait du bien, elle avait presque l'air dans son état normal... béat et insouciant. Obtèr se rappela son âge. Peut-être que c'était normal. Peut-être qu'il avait rêvé la période où elle réfléchissait vite, savait deviner par elle-même la réponse à ses propres questions puis s'en souvenait durablement. De toute façon, là, dans le présent, elle l'enlaçait en ronronnant, innocente et pour le moment libre de sa nuit de merde. Obtèr espéra que cet état de grâce se prolonge.

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