Les négociations 14/

6 minutes de lecture

Une main sur son épaule la sortit de sa contemplation macabre. L'homme vivait toujours, dévoré lambeau par lambeau. Chaque prédateur prenait sa bouchée ou sa poignée avant de partir de son côté.

La petite dragonienne leva la tête vers l'inconnue. Cette dernière, les narines palpitantes, la détaillait tête penchée, curieuse. Elle mit genou à terre, et entreprit de flairer Ombre au creux du cou. Cette dernière se laissa faire, faute de savoir comment réagir. Trop de choses s'enchaînaient.

Un mouvement de foule attira son attention derrière elle. Les dragoniens massés autour d'eux formaient une haie d'honneur à l'approche de leur grand dominant.

Soif, d'un pas décidé, vint prendre un généreux morceau de foie, et le mâcha le dos droit, couvant les siens du regard, un pied sur le mort qui venait de cesser de hurler. Ombre remarqua du coin de l'oeil que si Fabien n'émettait plus un son depuis son crâne mis à vif, des spasmes l'agitaient encore dans des gargouillis immondes. Ne pouvant en supporter plus, la petite dragonienne se réfugia dans les bras de l'inconnue.

Des larmes lui vinrent, sa gorge se serra et de nouveau elle lutta. Avec déjà sa laisse, son collier et sa main en sang, elle ne supportait pas l'image de faible et d'assujettie qu'elle renvoyait. Pourtant, ses jambes ployèrent, toute forme de contrôle lui échappait, tandis qu'elle s'aggrippait à deux mains à la jambe de l'esclave, peut-être pour sentir une présence, peut-être pour tenter de rester droite et digne, elle ne savait plus. Son propre corps lui échappait. Et cette fois, ce n'était pas un instinct salvateur. Non, la faiblesse l'écrasait au sol.

Assourdie par ses propres hoquets, Ombre se débattit lorsqu'une poigne ferme la souleva, et l'amena contre un torse. L'odeur de Soif la pétrifia. Lorsqu'elle parvint de nouveau à respirer, son troisième père l'avait installée en boule sur ses genoux, sur son trône de charognes.

Les battements lents du coeur de son protecteur lui permirent de se calmer. Sa vue se déflouta lorsqu'elle essuya ses larmes, même si cela ne durait guère. Désireuse de se montrer forte, elle s'imposa de respirer comme Soif. Lorsque l'exercice, dans son esprit confus la lassa, elle voulut s'imposer d'autres choses, pour dissimuler ses faiblesses qui l'insupportaient. Ses pères Obtèr et Soif étaient forts, elle voulait se montrer digne d'eux et de leur exemple. Tout comme Kassia.

Tour à tour, elle détendit ses épaules, contint ses larmes et reniflements, décrispa ses mains. Passé un certain temps, Soif bougea et la positionna pour lui flairer d'abord les cheveux.

Avec attention, il prit le temps d'analyser ce qu'il percevait. Ombre se demanda ce qu'il pensait. Même en venant le visiter dans son sommeil, elle ne le comprenait pas, leurs esprits différaient trop. Tout chez lui n'était qu'émotions et sensations brutes, sans filtre de langage parlé.

Soif grogna, et imposa son nez au creux du cou de la petite rousse. Elle fut bien en peine d'interpréter ce son. Simplement, elle le laissa approcher ses crocs de sa gorge sans sourciller. Voilà bien longtemps que leur proximité ne l'avait plus autant impressionnée. Des crocs, associés à une mâchoire et des muscles en mesure d'arracher le visage d'un homme, d'emporter une main d'un mouvement.

Lorsque son protecteur conclut son flairage, et la positionna pour lui inspecter le torse, Ombre sentit son malaise croître, sans oser l'exprimer. Autour d'eux, les dragoniens, excités par l'odeur du sang formaient des bandes disparates et guettaient. Quelques cadavres étaient traînés dans des recoins sombres, elle se réfugia aussitôt contre le torse de Soif. Bien consciente qu'il ne différait en rien des dragoniens plus bas, se montrait même pire encore, elle ne voulait cependant pas s'en éloigner pour le moment. Les autres le craignaient, il la protégeait. Au matin, elle le suivrait quand il viendrait prendre son poste d'esclave, et elle pourrait rejoindre les siens. Une nuit, juste une parcelle de nuit à tenir. Elle n'avait pas le choix, il lui faudrait tenir.

Les émotions remontèrent, la reprirent à la gorge, menaçaient de la submerger encore, quand un son venu d'en face l'arracha à son tumulte intérieur.

De nouveau, les dragoniens de Vorn formaient une haie d'honneur, tandis qu'un nouveau visiteur descendait l'escalier de leur domaine, d'un pas méfiant, l'épée dégainée.

Vers le dernier tiers des marches, il s'accroupit et huma le sol, son arme brandie. Dans le silence de mort, son grognement nerveux résonna. Lorsqu'il se redressa, la pointe de son arme resta à hauteur de viscères d'un potentiel agresseur.

Obtèr remarqua aussitôt la flaque de sang et de résidus de chairs au milieu du couloir taillé dans la foule. Et à l'opposé de cette salle puante où grouillaient ceux qu'il était censé considérer comme des siens, dans les bras d'une parodie de régent sur son trône de carcasses, sa fille.

L'affranchie suivit l'avancée de son second père avec attention. Cette visite inattendue prenait toute la place dans son esprit, empêchant la moindre action ou réaction. Parvenu à l'entrée du couloir vivant, il dégaina aussi sa dague et avança avec une posture défensive. Depuis son trône, Soif ordonna la dispersion de la foule d'un dernier grondement. Bien qu'obéi à l'instant, chacun garda les yeux rivés sur l'inconnu.

Ombre percevait sans peine tout le malaise de son père, sa méfiance et son inquiétude pour elle. Le garde rengaina lentement ses armes en ralentissant l'allure, jusqu'à s'arrêter devant les quatre marches du trône de Soif. Sans oser accorder un regard à sa fille, il rengaina et s'inclina avec raideur, présentant la nuque au maître des lieux.

Ce dernier se leva, et posa Ombre devant lui. Le coeur battant, elle laissa tout le loisir à son père de jauger Soif.

L'intrus et le maître des lieux se mesuraient en silence. Tous deux hésitaient sur la marche à suivre, sur la manière de se présenter ou au moins de communiquer. Obtèr laissa au protecteur d'Ombre le premier geste.

De nouveau une main se posa sur Ombre, dans son dos et la poussa légèrement en avant. La voix grave, rocailleuse et enrouée de Soif se fit entendre :

  • ... Brr... o... Ombre...

Elle tourna la tête. Sous le regard interrogateur du mage, elle fit un pas hésitant vers son père, en surveillant les réactions de Soif, incertaine sur ses intentions. Aucun geste ne la retint, Soif émit même un grognement d'assentiement. Ombre rejoignit donc son père, s'aggripa avec force à lui avant de lui laisser le champ libre. Une tension palpable persistait entre ses pères.

Obtèr pressentait que rompre le contact visuel serait lourd de conséquences. Soulagé de retrouver sa fille, quelque chose dans la posture de Soif lui interdisait de partir pour le moment. Le maître des lieux hésitait, ne pas lui laisser de temps de réflexion déclencherait les hostilités. De toute façon, il avait reconnu son autorité en lui présentant la nuque, et devait par conséquent respecter sa volonté. Ce salut semblait être reconnu en ces lieux dégénérés. Bien que juste debout, dans une posture neutre, le dragonien de Vorn contractait puis décontractait ses muscles, au fil de ses pensées et de ses intentions. À l'odeur, sa curiosité prédominait.

Le grand dominant se décida. Il se présenta d'un geste, tendit la main vers Ombre sans quitter l'inconnu du regard en la nommant, puis désigna le garde. Imitant la gestuelle, Obtèr se nomma. Après quelques essais de prononciation, Soif parvint à prononcer son nom dragonien correctement. Obtèr ajouta :

  • Merci.

Soif dut reconnaître au moins l'intonation, il hocha la tête. Il désigna une veine à son poignet, et insista entre les deux étrangers du regard. Avec hésitation, Obtèr acquiesça et désigna son coeur. Satisfait, Soif grogna un assentiment et leur fit signe de partir. Le garde s'inclina et se retira à reculons. Passés les trois pas, il demanda à sa fille :

  • On peut lui tourner le dos sans crainte ?
  • Oui. C'est marcher sur son estrade qui aurait été malavisé.

Obtèr la saisit à la taille et la plaça sur son épaule. Le nez sous l'oreille de son père, s'emplissant de son odeur réconfortante, elle surveilla ses arrières tandis qu'il la ramenait vers la surface. Nul n'osa les approcher.

De retour sur le territoire sous l'autorité des humains, Obtèr garda sa fille sur l'épaule et détala jusqu'à la tour, esquivant avec soin ses pairs de Vorn. Longeant les murs extérieurs comme un voleur, il attendit de se trouver dans l'ombre de la tour où se trouvaient les leurs pour reposer son enfant et enfin s'occuper correctement d'elle.

  • Qu'est-ce qui t'es arrivé Ombre ?

À l'est, les étoiles s'estompaient. Epuisée, elle se surprit à répondre mécaniquement.

  • Le palefrenier m'a emmenée de force... là-bas... il... voulait me montrer un jeu... que je... que j'aie la tête près de sa virilité... ça puait... ça a bougé, ça m'a fait peur et j'ai arraché avant de fuir. Et je suis partie me cacher chez Soif...
  • Tu as bien agi Ombre...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Hilaze ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0