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- J’ai encore tué, mon seigneur, apprécié le geste… et ils s’attendaient à ce que je dévore ma victime, là, à terre.

- Je ne te tiendrais pas rigueur de le faire…

La voix blanche de Gérald trahissait son émoi aussi sûrement que son odeur de peur.

- Jamais je ne me comporterais en animal, se hérissa Ombre.

Quelqu’un toqua au piquet de la tente, et Ssdvenna’êk lança :

- Isséri vô te pârler.

Ombre salua Gérald comme à Gué-des-Âtres. Le soupir désapprobateur de ce dernier ne lui échappa pas à son départ, et elle rejoignit le tisserand, avant de le suivre.

Isséri ne les attendait pas sous la tente principale, mais à l’autre extrémité de la plage, à la lisière entre le sable cendreux, la mer et un liseré de galets couverts d’algues. Quand elle se retourna, Isséri demanda à Ssdvenna’êk quelque chose, qu’il accepta d’un hochement de tête. Elle posa alors un regard intense à Ombre, et l’interrogea, en laissant des pauses assez longues pour permettre au Doyen de tout traduire.

- Nekvürsteh oyble’kervesst ?

- As-tou… vou… sssseh… argent dâ sâ yeux ?

- Oui.

Le traducteur se tourna vers sa dominante et lui répondit.

- Ssir.

Jusqu’alors impassible, Isséri se rembrunit et parla de nouveau.

- Nok’stiu veh obskoh ?

- Sâh tou sssse que ceha peut signifiâ ?

- Il s’est présenté comme clairvoyant. Je suppose que c’en était un. Et que vous les pensiez disparus.

Après une traduction hésitante, Isséri acquiesça.

- Eux sô dâgâreux. Loui, le prrremier que tou vôa ?

- Oui.

- Sâ-tou peurkeuah eux dâgâreux ?

- Non.

La cheffe n’ajouta rien suite à cette réponse. Elle approcha, et toucha le front d’Ombre. Un courant glacial lui parcourut le crâne, et il lui sembla s’évanouir. Sa vision noircit, tout s’assourdit, et son corps cessa de lui répondre.

Tout devint noir.

L’étrangère eut la sensation de flotter dans le vide. Puis la mage lui fit face, flottant bel et bien dans toute cette noirceur, où pourtant elle apparaissait visible comme en plein jour, sans projeter d’ombre. La voix de la noble résonna dans cette infinité étrange, parfaitement compréhensible pour l’égarée.

- Je vais te partager quelques souvenirs. Ce sera plus simple que de t’expliquer longuement.

Aussitôt, elle se sentit happée par le passé, comme la nuit dernière. Son propre calme la surprit, tandis qu’Ombre incarna directement Isséri, en un passé lointain de plusieurs millénaires.

Se repérant du mieux qu’elle put à l’aide des arrière-pensées, Ombre situa l’évènement aux premiers balbutiements de la révolte générale instaurée par Isséri. Une époque où la dragonienne pensait créer des territoires dragoniens, et laisser des terres aux humains.

Devant elle se tenait, dans une caverne atrocement humide, un dragonien chétif suintant pourtant d’une confiance en lui exceptionnelle. Il lui tendait la main. Ses vêtements annonçaient une époque très reculée, avec un style très différent de ce que portaient les dragoniens actuels. Plutôt que des vêtements courts à dos nu, lui paradait avec un cuir épais aux coutures bien visibles, avec des parures de plumes d’ongris jaillissant des manches.

- Regarde ce que tu pourrais être. Je te montre là des certitudes, qui ne dépendent que de tes choix. Dis-moi quel avenir t’intéresse le plus, et je te guiderais pour qu’il se réalise.

Sceptique, Isséri lui saisit tout de même la main.

Aussitôt, elle se sentit au faîte de sa puissance. L’odeur du sang frais fut le plus frappant. Assise sur un trône d’os humains et dragoniens, deux cascadelles du fluide vital coulaient dans une pièce sombre en hauteur.

Ombre s’estima dans une tour telle qu’elle en rêvait, isolée, assez haute et riche en fenêtres pour admirer les alentours, tout en restant confortablement installée chez elle. À travers Isséri, elle sentit la mort sévir au-dessus d’elle. Des exécutions en chaîne, pour nourrir son pouvoir. Chaque nouvelle mort nourrissait la cascade carmine, et la puissance incommensurable de cette Isséri crainte de tous. Elle savait que sa volonté seule faisait office de loi. Nul n’osait s’opposer à elle, tous la craignaient plus que la mort. Ceux qui ne supportaient plus la peur venaient lui donner leur mort. Ceux qui ne voulaient plus de leur vie la lui donnaient. Et toujours elle se renforçait, se gorgeait d’une puissance inégalable.

Cette Isséri se préparait à venir imposer sa loi à des habitants des mers qu’elle haïssait, qui l’avaient terrorisée enfant. Et elle devait tout au clairvoyant vivant dans une autre tour, sur un territoire où il vivait en tyran. Lui aussi nourrissait généreusement sa puissance.

L’Isséri du passé voulut rompre le contact, mettre un terme à ce cauchemar qui dissonait avec ses espoirs, et une nouvelle vision s’imposa à elle.

Elle régnait encore, et ne dépendait ni de la mort, ni du sang versé en son nom. Non. Elle dépendait des douleurs du monde, et encore souhaitait s’imposer aux dragons maritimes. Ombre put saisir un aperçu de ces monstruosités. Ou tout du moins, de l’un d’entre eux. Un dragon argenté comme un poisson, de la taille d’un château. Sa longue gueule triangulaire supportait une triple rangée de dents coniques et courbées, portée par un cou court et massif, suivi d’un corps tout en longueur, mû par quatre pattes courtaudes et palmées. Ses yeux abyssaux assassinaient la mage du regard, tandis qu’il s’apprêtait à jaillir de l’eau pour saisir l’évadée et l’engloutir d’un claquement de mâchoires.

De nouveau, l’Isséri parvint à s’extirper de sa vision despotique, et erra contre son gré de règnes en tyrannies, où chaque maux lui permettaient les uns après les autres d’asseoir son pouvoir. Ce n’est qu’une fois que le clairvoyant lui fit voir tout ce qu’il désirait lui montrer, qu’il la libéra de son emprise.

Glacée par son propre potentiel de nuisance, Isséri prit son temps pour se remettre de ses émotions. Il lui laissa tout le temps.

- J’ai choisi, annonça-t-elle. Mais avant, j’aimerais savoir. Qu’est-ce qui différencie une vision d’une certitude ?

- La probabilité de survenue.

- Comment connaît-on ce type de probabilité, dis-moi ?

- À l’instinct. C’est ce qui différencie un bon clairvoyant d’un mauvais, la capacité à déterminer les probabilités de ses visions. Et je fais partie des meilleurs. Alors dis-moi ? Que préfères-tu ?

Pour seule réponse, Isséri lui investit le corps de ténèbres, et le fit flétrir sur place. Il périt sans émettre un son. Dégoûtée, la ténébreuse détruisit la carcasse, et retourna à la surface. Tout du moins s’agissait-il de son but initial. Une autre clairvoyante apparut soudainement devant elle, les yeux argentés, en pleine vision.

- Isséri Téhenndériss ?

- Qui es-tu encore ?

- Tu sais que tu es au centre de la quasi-totalité des visions de l’avenir ?

- Je m’en doute, oui, et je sais bien que personne ne pourra jamais m’égaler. Sache que je ne veux pas que les miens subissent une Histoire écrite par moi seule…

- Je l’ai vu, oui. Je voulais seulement…

- Pars. Assez de visions pour aujourd’hui.

- Très bien. Rappelle-moi quand tu souhaiteras être aiguillée sur les décisions à prendre, n’hésite jamais à te tourner vers nous.

Isséri savait déjà une chose. Les ancêtres de cette dragonienne avaient suivi des conseils de clairvoyants, et avaient été bannis de leurs territoires. Et ils souhaitaient recommencer, répéter la même erreur ?

Ombre sentit pour la première fois de sa vie la tiédeur du présent la happer. Elle retrouva le vide étrange où l’avait amenée la cheffe, et la dévisagea avec respect. Elle-même aurait bondi sur l’occasion de réaliser la première vision. La possibilité que tout se déroule selon ses souhaits, avant de se retirer, afin de profiter d’un monde suivant son bon vouloir… Mais elle ne possédait pas un millionième des capacités de la grande ancienne.

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