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Ombre sentit pour la première fois de sa vie la tiédeur du présent la happer. Elle retrouva le vide étrange où l’avait amenée la cheffe, et la dévisagea avec respect. Elle-même aurait bondi sur l’occasion de réaliser la première vision. La possibilité que tout se déroule selon ses souhaits, avant de se retirer, afin de profiter d’un monde suivant son bon vouloir… Mais elle ne possédait pas un millionième des capacités de la grande ancienne.

Cette dernière lui laissa le temps de digérer ces informations. Ombre la détaillait avec un respect croissant, tandis qu’elle saisissait peu à peu toute la liberté qu’Isséri pouvait abolir et laissait à ses pairs, la dignité qu’elle leur offrait en n’écrivant pas leur Histoire à leur place. Puis un détail la perturba.

- Quel âge as-tu ? s’enquit la rousse.

- Plusieurs millénaires.

- Mais encore ?

- Plus qu’il n’y paraît. Je préfère éviter le sujet.

Un silence méditatif tomba, au terme du quel la cheffe proposa de cesser ce contact d’esprit à esprit.

- Nous comprendrons-nous encore ?

- Non. Si tu veux nous comprendre, apprend la langue.

Malgré toute sa curiosité harponnée, Ombre n’oubliait pas son désir de rentrer chez elle. Il lui fallait savoir comment évoluaient les préparatifs de maître Xavier pour refonder le Royaume du Nord et redonner au culte des Vents sa grandeur passée. Et surtout, elle souhaitait savoir son seigneur à l’abri, dissimulé dans un village près de la Faille. Après un soupir résigné, elle consentit à ce que cet échange s’interrompe.

Aussitôt, elle réintégra son corps et les sensations de celui-ci. Les odeurs maritimes et des marais voisins, de sa propre sueur, de ses deux encadrants, le vent dans les feuillages lointains de ces plantes inconnues, des oiseaux en des lieux moites, et du clan sur la plage qui menait sa vie.

Isséri leur fit signe d’y retourner, et Ombre suivit, se demandant ce qu’elle pourrait bien faire en attendant la nuit. Il lui fallait parvenir à lutter contre les appels du passé, résister aux volontés de marquer l’Histoire. Et surtout, trouver comment convaincre les Aniogar de lui confier une embarcation, ou au moins des vivres afin de rentrer chez elle avec Gérald. Assurément, ils vivaient tous. Restait à savoir à quelle distance ils se trouvaient de leur royaume d’origine, puis à la parcourir de nouveau. Isséri connaissait-elle la géographie, assez pour lui permettre d’obtenir des réponses à ces questions ? Ombre sut qu’elle devrait chercher longuement dans son passé.

Ses questions sur ses occupations ne durèrent pas longtemps, elle aida de nouveau à saler la viande et à l’entreposer sur des séchoirs. Puis le Doyen se fit un devoir de lui montrer le travail du cuir, à commencer par le tannage, en lui ânonnant de nouveaux mots. Ils s’interrompirent le temps du repas de milieu de journée. En plein zénith, face à la mer, ils mangèrent, calcinés à la fois par le soleil et ses reflets. Beaucoup d’eau tourna et disparut dans leur gosier. Lorsqu’ils eurent terminé, la plus fluette du clan s’occupa de la vaisselle, comme la veille au soir. Puis Ssdvenna’êk imposa de nouveau du tannage à Ombre, jusqu’au soir. Elle nota que personne d’autre ne daignait l’approcher, et aucun Aniogar ne s’intéressait à la tente de son seigneur.

Puis vint la nuit et son repas de viande. Ombre avait l’habitude de plus de légumes. Elle éprouva comme un manque au sortir de table, débarrassée encore par la même dragonienne. De nouveau, le clan dansa et chanta autour du feu. Elle releva qu’ils restaient pour la plupart éloignés du Doyen, se comportant comme s’il était pestiféré. Cela accrut sa curiosité, et elle interrogea l’intéressé.

- Eux me reprôchent… viôl. Pôrtant, tôs Aniogar, railla-t-il.

- Aniogar signifie quelque chose ?

Il prit le temps de réfléchir, avant de lâcher avec simplicité :

- Rhéprôvehs.

- Penses-tu récidiver ?

Le prédateur lui montra les crocs et feula.

- J’â pouni sôbre schiarks ! Schkerväss ! Âle m’a viôlè, pouis m’a accousé ! Le lâdemain, j’â fâ dirrr vér’ité et noâyée sâs lô vôloar. Les môrrrts ne sôffrent pâs.

Un crachat permit à Ombre de creuser le sujet.

- Tous les Aniogar ont quelque chose à se reprocher ?

- Ssssa ôhi. Tô voah Kaïros ?

- Oui ?

- Loui frâtrissssside. Grâve. Et Hênn-fia ?

- Aussi.

- Âle âme sœurs, pas frèrrrrs. Grâve.

Il surprit l’air perplexe de son interlocutrice, et explicita :

- Amôrs inféconds sô môdits. Et lâ mâlédicssssssion â côtagieux. Dôc amôrs mâme sexsssse môdits. Et nôs, touer môdits â mâlédiction.

- Et un couple infécond ?

- Môdit.

- Quelle qu’en soit la raison ?

- Ôhi.

Un court silence plana, puis Ssdvenna’êk poursuivit la présentation des fautes des uns et des autres, pour la plupart chassés de leur clan pour un fratricide ou un parricide, ou injustement accusés de viol, par leur bourrelle pour la majorité.

- Et Isséri ?

La question demanda réflexion au Doyen, qui prit son temps. Il choisit la simplicité, ne se sentant pas de traduire des pans entiers de l’Histoire de ce continent.

- Âle hérouïne. Pouis âle toué âlliés avoc ânnemis.

- Pourquoi ? Et comment ?

Un soupir lui répondit. Les danseurs et chanteurs autour d’eux rejoignaient la tente les uns après les autres, celle qui haïssait le Doyen voulut convaincre Ombre de s’éloigner de lui, en vain. Elle ne se sentait pas en danger avec lui, malgré son passé. Et ce dernier semblait heureux de pouvoir échanger avec quelqu’un, malgré la langue qu’il détestait pratiquer nécessaire à leur conversation.

- Sô filssss toué, âle folle de… trisssssstessssss. Âlors âle lâcer grâd ssssôôôôôôôrt, et toué tôt le môde. Sâ opposâts prôfitè pôr châsssssser âle, en fairrrre sssssans-terrrrre.

- Cette plage est le lieu de cet évènement ?

Un acquiescement le lui confirma. Glacée, elle mesura avec plus de précision encore la puissance de la cheffe. En effet, nul ne pouvait l’égaler. Cette plage de cendres mesurait bien un kilomètre de diamètre. Et rien n’avait jamais repoussé depuis. L’Aniogar devança sa prochaine question.

- Trôa…

- Siècles ?

- Nan. Plous.

- Millénaires ?

Il sourit en exhibant ses crocs. De nouveau, Ombre frissonna. S’il ne se trompait pas dans les traductions, alors Isséri pouvait tenir de la déité. Les Vents possédaient-ils des pouvoirs si durables ? Ou même les Ancêtres ? Elle se disait fille d’un esprit élémentaire, quelles étaient ses limites ?

Le temps passa, et Ssdvenna’êk partit dormir, la prévenant que rester seule à la plage à cette heure pouvait lui faire gagner une flèche dans le dos. Elle ressassa ses découvertes, avant d’apporter à son seigneur de quoi se sustenter. Cela rassura ce dernier de la retrouver pensive, telle qu’il la connaissait, et sentait de nouveau ce détachement inhabituel à son égard. Il ne l’appréciait plus comme avant, ne la trouvait plus aussi belle, ne trouvait plus sa prestance d’avant.

La tête basse, les cheveux encroûtés de sel, sa robe à dos nu soulignait bien sa féminité, et le nom d’Isa dans son dos. Il déglutit en pensant à la torture subie par sa garde rapprochée.

- Toujours désireuse de retourner chez nous ?

- Oui.

Gérald soupira. Il ne dirent mot le temps qu’il mange et boive, puis, chose étrange, elle s’intéressa à sa journée sous la tente.

- J’ai profité de votre absence prolongée pour aller me soulager dans les bois, en gardant la grande tente dans mon champ de vision.

- C’est dangereux… murmura Ombre.

- Tu préférerais que je perde toute dignité et que je vive parmi mes propres déjections ? maugréa son seigneur.

- Non.

- Quel curieux endroit, reprit alors Gérald. Ces arbres sont immenses, et ces feuilles d’une largeur et d’une forme surprenantes, ne trouves-tu pas ?

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