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Tous eurent besoin de plusieurs minutes avant de pouvoir se relever. Beaucoup secouèrent la tête, bourdonnante encore du cri de la petite. Plusieurs lui lancèrent un regard haineux. Les accompagnateurs du défunt s'aidèrent à se relever, et ne tentèrent pas d'approcher. Ils jaugeaient Ombre de loin, avec déjà de la haine dans le regard. Cela la laissait de marbre. Elle trouvait qu'ils agissaient à la fois en humains et en couards. Même avec cette perte, ils conservaient leur supériorité numérique.

Peu à peu, tous se relevèrent, et eurent le temps de recouvrer un semblant d'audition. Isséri aboya comme une sourde, et les inconnus partirent sans mot dire. Ils n'en montraient pas moins les crocs avec colère et crachèrent vers Ombre. Stoïque, elle attendait que le Doyen lui permette de comprendre la situation.

Isséri vint lui parler la première, sans qu'Ombre ne comprenne un traître mot. La cheffe répéta alors plus lentement, et il lui sembla reconnaître "issmë" qui signifiait "foie". Et une version tordue de "kvess" pour "manger". Mais elle pouvait se tromper. La noble tenta de mimer quelque chose, puis renonça, croisa les bras et attendit elle aussi l'arrivée du traducteur.

- Teuah, grrâde douel'hist ! railla-t-il en approchant. Dressèrn ?

- Oui.

- Ssseuhah sss'entâ. Tôa pas mager fôa ?

- Pardon ?

- Prévélège vainqu'eur. Mâger fôa. Mâilleur môrsssseau. Pouis nôs prâdre resssssstes.

La moue dégoûtée d'Ombre dérangea les Aniogar. Ils ne comprenaient pas la raison qui l'empêchait de se ruer sur son dû.

- Je ne suis pas cannibale.

- Si. Tôa ssssoeur. Donc tôa... sssseh, ce que tou as dit.

Ombre secoua la tête. Jamais elle ne s’abaisserait à cela. L’espace d’un instant, terrifiant, elle sentit la froideur du pouvoir d’Isséri infiltrer sa tête. Puis comme un renoncement, avant que la sensation effroyable de perdre le contrôle de son corps ne s’évapore.

Les deux dragoniennes se dévisagèrent longuement. Les yeux d’Isséri dissimulaient du vert tendre pailleté de tâches plus foncées. Ombre commença à s’égarer dans cette magnificence qui lui rappelait les grandes plaines traversées lors de son retour à Gué-des-Âtres, son premier jour de liberté totale après avoir eu la certitude que ses seuls et uniques acheteurs ne la retrouveraient jamais.

Dans un soupir enfumé, Isséri se saisit d’un couteau de chasse et dépeça le mort, avant d’ajouter ses chairs au traîneau d’Ombre. Quelques protestations s’élevèrent, qu’elle fit taire de quelques sifflements.

- Trop houmaine, lui reprocha Ssdvenna’êk.

Elle préféra ne pas réagir. Elle préférait cela, plutôt que de s’avilir avec le cannibalisme. L’idée seule l’écœurait. Ils retournèrent en silence à leur campement, sans plus croiser quiconque. Là, ils finirent de découper les chairs des cadavres, et en firent sécher la majeure partie. Le reste, de la chair fraîche et des os, fut mis à bouillir dans un chaudron sorti du souterrain. Ombre rendit son armure, et s’empressa de rendre visite à son seigneur.

Gérald se portait mieux qu’elle n’avait osé l’espéré. Dès qu’il lui croassa une salutation, elle s’empressa de lui apporter de l’eau et le premier morceau de viande crue qui lui tomba sous la main. Le voir y mordre avec appétit l’inquiéta.

- Comment vous sentez-vous mon seigneur ?

- Bien, et toi Ombre ?

- Vous ne me mentez pas j’espère ? Vous parlez la bouche pleine, cela ne vous ressemble pas.

L’oreille tendue, il lui demanda de répondre d’abord à sa question. Nerveuse, elle obtempéra en faisant les cents pas.

- Je… ne saurais dire. L’un d’entre eux semble vouloir m’intégrer à… ce clan… les Aniogar… Je souhaite avant tout rentrer chez nous. Hier je doutais que nous vivions encore. Aujourd’hui… je crois avoir contribué à une chasse… à la mise à mort d’un dragonien… pensez-vous que nous vivons toujours, mon seigneur ?

Il s’arrêta net dans sa mastication.

- Bien sûr, cette question ! Les mêmes besoins habituels m’assaillent avec la même ferveur qu’à l’accoutumée, donc oui, nous sommes bien vivants. Et que l’un d’entre eux souhaite t’intégrer est une bonne chose, Ombre… Pour quelle raison voudrais-tu retourner à ta situation d’affranchie, dis-moi ? Bon sang, tu es libre ! Rends toi compte, jamais tu ne pourras bénéficier d’une telle liberté en notre royaume ! Encore moins avec Isa comme ennemie !

- Ma liberté ? Mon seigneur, j’ai toujours agi comme bon me semblait, chez nous ! s’offusqua la dragonienne. En ces lieux, j’ignore tout. Tout… ils sont cannibales, sanguinaires… sauvages… barbares. Je me refuse à cette existence régentée par les bas-instincts. Leur langage est aussi laid qu’imprononçable. Et vous êtes prisonnier, mon seigneur. Je ne supporte pas cette situation. De plus, abandonneriez-vous votre famille aussi facilement ?

Gérald soupira sous le coup de la surprise. Tenait-elle tant que cela à son asservissement par les humains ?

- Mais quel plaisir trouves-tu à ton absence de droits ? Quant à ma famille, comme tu dis, nous n’avons jamais été que des pions pour eux.

- Des pions maniés pour le bien du royaume du nord.

- Tu es séparatiste ? Par les Ancêtres et les Vents…

Pilant net, Ombre se tourna d’un bloc vers lui.

- Cela fait des années que j’œuvre pour maître Xavier. Vous l’ignoriez ?

- Je ne voulais pas y croire, soupira-t-il.

Son ton abattu angoissa Ombre, déjà tendue. Le sang s’accumulait sur ses mains, et elle appréciait cela. Elle ne comprenait goutte aux enjeux locaux, aux conversations, à la bienséance dragonienne. Cela existait-il seulement ?

- J’ai encore tué, mon seigneur, apprécié le geste… et ils s’attendaient à ce que je dévore ma victime, là, à terre.

- Je ne te tiendrais pas rigueur de le faire…

La voix blanche de Gérald trahissait son émois aussi sûrement que son odeur de peur.

- Jamais je ne me comporterais en animal, se hérissa Ombre.

Quelqu’un toqua au piquet de la tente, et Ssdvenna’êk lança :

- Isséri vô te pârler.

Ombre salua Gérald comme à Gué-des-Âtres. Le soupir désapprobateur de ce dernier ne lui échappa pas à son départ, et elle rejoignit le tisserand, avant de le suivre.

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