Echappatoire 6/6

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Celui qui résistait à ses rugissements la tira vers lui, et la fit tomber. C’est avec horreur, mais aussi avec dépit qu’elle vit son seigneur se faire désarmer d’un simple geste. Gérald tenta d’en venir aux mains, mais les mercenaires le soumirent avec aisance. Elle abandonna lorsque l’un d’entre eux menaça son frère et père d’une dague sous la gorge.

Silencieuse et haineuse, elle les laissa l’entraver. Son seigneur se débattait encore, semblait croire qu’ils pourraient encore trouver une échappatoire. Elle tenta une dernière chose, puisqu’il demeurait libre de ses mouvements.

De nouveau, son rugissement assourdissant résonna au loin. De nouveau, tous les vivants churent et tentèrent de se protéger les tympans de leurs mains. Malgré cela, elle se sentit écrasée par une masse imposante. L’ours devait être sourd, pour y résister si aisément.

Cette fois vaincue, Ombre se détendit, et abandonna toute velléité. À quoi bon lutter ? Au moins toutes les simagrées cesseraient. Il fallut aux humains une bonne dizaine de minutes pour parvenir à se relever. Plusieurs la bourrèrent de coups de pieds. Dans le ventre. La tête. Le dos. Le cou. Les membres. La dragonienne laissa faire sans réagir. Il s’agissait de la fin.

La montagne sourde la souleva, et l’un des mercenaires entreprit de la défaire de son armure. Aussitôt, une voix retentit.

- Oh non, pas de ça !

Tous les regards se portèrent vers un humain bien équipé, qui gronda :

- Le contrat est clair. On doit les acheminer vivants à la côte…

- Elle recevra ce qu’elle mérite celle-là, cracha le mercenaire qui reprit sa lutte contre les sangles qui maintenaient l’armure d’Ombre en place.

- La mort. De la manière dont notre cliente l’a demandé. Sans fioriture supplémentaire, c’est clair ?

Un concert hostile lui répondit, il haussa le ton.

- Gardez ses mages en tête. Moi aussi, je me la ferais bien pour lui rappeler sa place. Mais comment être sûr que nous ne serions pas aussitôt traqués par des animaux magiciens ? L’un de vous sait ce dont ils sont capables ?

Cette menace inconnue épargna à Ombre le viol. On l’entrava avec tant de zèle que cela virait au ridicule. On lui entoura le torse d’une solide ceinture, au cas où elle pourrait déployer de quelconques ailes. Son seigneur reçut lui aussi quelques coups. Il tenta de brailler qu’il était le promis de la duchesse Isa, un mercenaire le fit définitivement taire en lui heurtant les parties.

Remarquant Astuce avant que les humains n’y prêtent attention, Ombre lui intima d’un sifflement de partir, loin, très loin. Sa petite jument saurait vivre avec son harnachement, et même certainement s’en débarrasser. L’animal pie bai partit au triple galop.

On les amena jusqu’à leur lieu de noyade. On les maintint en vie, l’un nourri et abreuvé à la cuillère, l’autre selon la fantaisie des hommes présents. Ombre lécha des restes, fut nourrie de bouillon inséré par son nez, dut manger comme une chienne. Cela ne l’atteignait pas. Elle mourrait bien assez tôt, libérée du poids de l’humiliation. Ses explorations du passé se dirigeaient vers des moments heureux. Bien que l’oreille toujours tendue, la dragonienne s’enfermait dans un profond mutisme. Elle ne pipa mot durant le trajet de Vorn à la baronnie où, selon le culte des Ancêtres comme celui des Vents, se trouvait la plage où était née la vie.

Que de mal pris pour aboutir à cette mort.

Le trajet prit deux semaines et demi. Quatre mercenaires empruntèrent une barque, les quatre autres aidèrent à lier Ombre et son seigneur à de lourdes pierres, puis à les faire monter. Contrairement à sa confidente, Gérald résista jusqu’au bout. Tuméfié, contusionné, méconnaissable, il avait tout tenté pour s’évader, pour préserver la dignité d’Ombre. Il parvint à manger plusieurs bâillons pour continuer de s’exprimer, d’exiger de savoir ce qui leur arriver, et de proposer diverses offres aux mercenaires. Ces derniers, hantés par la menace d’une magie dont nul ne connaissait les limites, ne lui répondirent que par des coups et des crachats.

De son côté, Ombre considérait sa fin comme une échappatoire. Jamais plus elle ne penserait à Isa. À la manière dont cette dernière l’avait détruite. Jamais plus elle ne s’inquiéterait pour Gérald. Jamais plus elle ne se sentirait trahie, ni déçue par les personnes qu’elle appréciait. Kassia échouerait bien plus certainement dans son mouvement fédérateur, la révolte dragonienne attendrait encore longtemps avant d’éclater. Peut-être que les intrigues de maître Xavier allaient aboutir, annihilant l’unité humaine. Au fond, rien de tout ceci n’avait jamais importé à la rousse. L’avenir d’une race à laquelle elle n’appartenait possiblement qu’en partie ne l’intéressait guère. Tout comme celui des esclavagistes et des suprémacistes humains. Non, seule lui importait Astuce, ainsi que le bonheur du seul humain qu’elle avait apprécié.

L’arrêt des rames la sortit de sa rumination. Son absence avait été telle, qu’elle n’avait pas senti les hommes la jeter dans une barque et ramer sur une dizaine de mètres. Lasse, elle observa les derniers visages qu’elle verrait. Les quatre mercenaires. Son seigneur à la fois furieux et terrorisé par l’approche de leur mort. Son corps détruit. Du moins l’extérieur de son corps.

En silence, elle vit les mercenaires asseoir la cause de ses bonheurs comme de ses malheurs les pieds dans l’eau. Puis ils jetèrent sa pierre. Sans un cri, il s’abîma dans les eaux mouvementées et mystérieuses de la mer.

Vint son tour. Elle eut le temps de retenir sa respiration.

On la poussa, accompagnée de sa pierre. Elle se rappela de combien de temps elle disposait pour sauver Gérald. De la manière de le sauver.

Enfin, elle se débattit de toutes ses forces. Une membrane opaque protégeait ses yeux de la morsure du sel.

Plus bas, elle pouvait voir son seigneur agir de même. Ironie du sort, c’est lui qui parvint à libérer un bras le premier. Ombre jeta un coup d’œil au-dessus d’eux. Jamais il ne parviendrait à atteindre la surface seul, il se noierait avant.

Toujours en train de se débattre, elle sentait déjà les premiers effets de la noyade. Déjà ses poumons brûlaient. Déjà son corps réclamait un air neuf. En se débattant assez, elle pourrait se libérer.

Plus bas, elle vit son seigneur abandonner peu à peu la lutte. Vaincu par le froid. Le désespoir. Abruti par le manque d’air, il ouvrit la bouche. Si au moins cela pouvait abréger son calvaire… Elle pourrait encore agir.

Enfin, elle libéra une main. En un éclair, elle parvint à se défaire de son lest, tandis que la mer la torturait, creusant chacune de ses écorchures. Agacée, elle remarqua de son second poignet libéré était brisé. Ombre s’accrocha à sa pierre, et donna tout ce qu’elle put pour rejoindre Gérald.

Son cœur la brûlait.

Ses mouvements s’engourdissaient.

Sa vision s’obscurcissait.

Sa fin approchait.

Dans un ultime effort, elle saisit sa main.

Par miracle, elle trouva la force de le soulever.

Ombre lutta de toutes ses forces pour remonter, accompagnée de son seigneur et de la pierre de ce dernier. Ils vivraient près de la Faille. Entourés de chevaux. Il fonderait une famille dans un village voisin, oublié de tous, libre de vivre comme il le souhaiterait. Elle pourrait mener son existence parmi les chevaux.

Son corps la trahit. La brûlure dans son coeur devenait insupportable. Elle ne put s’empêcher de rugir de douleur. La mer s’engouffra dans sa poitrine.

C’était la fin.


Leur fin.

Elle regrettait seulement d’avoir vécu si longtemps.


Ombre ne voyait plus qu’une brume aqueuse, noire et rouge.


                 La couleur de sa mort.

Soit.

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