Les négociations 1/

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Ombre soupira. Six ans déjà. Et peu de choses avaient changé. Soif demeurait le maître des souterrains, les humains soumettaient toujours leurs esclaves avec les mêmes méthodes, le charnier ne se vidait pas... Et elle y retournerait le surlendemain.

L'esprit toujours partagé entre craintes et légère joie, la petite dragonienne s'invita dans un couloir d'où elle pourrait voir le ciel nocturne, et estima l'heure à la position des étoiles. Largement l'heure de dormir. Elle rejoignit son seigneur sous les fourrures, et s'intéressa à l'état d'esprit récent des parents de la promise de ce dernier.

Au réveil, bien que roidie par son excursion dans le passé, la rousse grimaça dès son retour au présent. Le déplacement de Xévastre ne servirait à rien, et ses espoirs de faire annuler ce mariage s'amenuisaient encore. Les lois auxquelles elle avait pensé, pour les souffler à son seigneur et lui permettre de se faire entendre, avaient déjà été réfléchies et contournées.

Au cours du petit déjeuner, un page l'informa qu'elle obtiendrait son affranchissement le midi même, qu'elle devait préparer au moins une phrase pour remercier ses maîtres, puis le jeune garçon voulut en connaître la raison. Gérald répondit à la place de sa protégée, tandis qu'elle dévisageait le messager avec circonspection :

  • Depuis le temps qu'elle m'est loyale et fidèle, elle mérite bien une récompense !

Cela ne convainquit pas le jeune garçon, qui retourna néanmoins effectuer ses missions du jour. Ombre le soupçonnait de nourrir un certain nombre de théories basées sur les rumeurs circulant sur elle et son seigneur. Cela ne l'empêcha en rien de finir son repas entamé, puis de vaquer à ses tâches du jour.

Son statut d'affranchie imminent circulait et bourdonnait allègrement, lui attirant nombre de regards soupçonneux. En deux heures, il fut décrété que la qualité de ses faveurs s'était amélioré avec l'expérience, et que son maître ne souhaitait pas la voir vendue. Ce qu'elle redoutait s'accomplissait.

C'est avec lassitude qu'elle rejoignit la salle où le château se réunissait pour ce genre d'évènement. Toute la famille comtale se trouvait à table au sommet de son estrade habituelle, la même qu'au banquet précédant l'ordalie, les serviteurs aux tables partout ailleurs dans la grande salle... Un silence lourd de sous-entendus et de regards tendancieux régna quand sonna pour elle l'heure de venir prendre sa ceinture de dragonienne libre.

Les coups de coude se répandirent dans la salle, précédant son arrivée au pied des marches de l'estrade. Elle excécuta une révérence de Xévastre, les mains vides bien en évidence, paumes vers l'autorité du Comte, les jambes croisées gênant toute tentative de se précipiter en avant. Ce comté avait connu avant son entrée dans le royaume une longue succession d'assassinats qui laissait encore des traces. Derrière elle, les langues de vipères allaient bon train. Elle profita de la distance pour leur lancer un regard méprisant. Aux dragoniens comme aux humains. Ombre se détendit toutefois en repérant son père près de l'estrade, et reconnut de la fierté dans son regard.

Tout fut oublié. Son père dragonien était fier d'elle. Son père humain heureux pour elle. Alors tout allait bien. Le reste du monde ne méritait même pas son mépris. Qu'ils médisent librement. Seuls trois avis parmi tous les habitants du château lui importaient. Et au moins deux de ces émetteurs d'avis éprouvaient de la joie et de la fierté. Kassia manquait à l'appel. Certainement retenue par les enfants du château... peut-être serait-elle heureuse de la voir avec la ceinture des affranchis ?

Cette nouvelle perspective en tête, Ombre obéit à l'ordre de se redresser puis de s'avancer.

  • Ombre, pour tes bons et loyaux services depuis toutes ces années envers notre famille, pour ta fidélité sans faille envers ton propriétaire Gérald, ce dernier souhaite te rendre ta liberté. Tu as choisi comme symbole la ceinture, qui incarne l'impossibilité pour tout citoyen à t'acquérir. Porte-la en tout temps, en tout lieu, et tu seras protégée par la loi de ce Comté et par mon nom ; annonça le Comte Thomas de sa voix puissante.

Ombre excécuta une courbette de circonstance, et se redressa. De sa voix aiguë, elle répondit :

  • Merci messeigneurs, pour ces honneurs. Mon seigneur, il m'a dit que je serais dorénavant payée, et comme je suis mineure pour deux ans encore, pour toute dépense je dois tout vous demander.
  • C'est bien cela.

Elle leur demanda alors avec passion :

  • Alors, prenez de nouvelles belles affaires pour Astuce !

Un silence surpris s'installa. Une esclave fraîchement affranchie qui donnait un ordre aux seigneurs de ces terres, en voilà un évènement ! L'assistance guetta la réaction des nobles, interdits devant cet outrage. Puis Maître Xavier réagit le premier. Sa main s'abattit sur la table, et il éclata de rire. Plusieurs fois, il tenta de se reprendre pour répondre avant d'enfin pouvoir glousser :

  • Vois avec ton seigneur pour reformuler ta demande, Ombre !

Enfin, les roturiers présents riaient à leur tour, tandis que la dragonienne battait des cils sans comprendre. Son seigneur lui fit un geste nerveux pour qu'elle le rejoigne à table, à sa place habituelle. Perplexe, elle obéit et attendit que les derniers plats soient débarrassés, avant de pouvoir s'éclipser montrer sa ceinture d'affanchie à Kassia. Plusieurs fois, la petite rousse sentit le regard appréciateur de Maître Xavier. De toute évidence, il se délectait de ce trait d'esprit.

Au moment de s'éclipser, Ombre fut surprise que l'héritier l'interpelle et lui fasse signe de l'attendre dans une pièce voisine. Elle obéit, et il ferma la porte derrière lui peu après. Riant encore, il écrasa une larme en lui demandant :

  • Avais-tu vraiment préparé cette excellente blague ?
  • Non messire.
  • Fabuleuse improvisation ! Bien ! Dans ton compte-rendu de cette nuit, j'ai eu comme l'impression que la Demoiselle Isa a quelques torts à dissimuler...

Trouvant le risque d'être entendue trop important pour poursuivre, elle pencha la tête et minauda d'une voix enfantine :

  • J'ai seulement dormi cette nuit, messire.

Xavier fronça les sourcils, puis comprit. Il sortit de quoi écrire, et lui transmit son ordre pour la nuit à venir. Son espionne accepta en s'inclinant, et put rejoindre sa mère adoptive.

Heure étrange que celle qui suivait le repas. Les dragoniens et humains les plus âgés faisaient régner l'ordre au nom de la garde d'enfants, tandis que cette dernière veillait sur la sieste des plus petits. Un rien l'amenait à entrouvrir la porte du dortoir, et Ombre en profita. Sa simple venue ne manquerait pas de créer un remou inhabituel.

Cela ne manqua pas. À peine son ombre dépassa-t-elle le cadre de la porte donnant sur le couloir de jeux, que les crétins la reconnurent et se massèrent autour d'elle. La dragonienne excécrait ces vermissaux baveux et envahissants, stupides et inconstants.

  • Tu es revenue jouer ?
  • Oh la belle ceinture ! Tu me la prête ?
  • Non à moi ! À moi !
  • On joue à cache-cache, mais c'est toi qui compte ?
  • T'es qui toi ?
  • Câlin !
  • Non on joue à chat !
  • Mais on n'a pas le droit de courir quand les bébés ils dorment...

Tout cela en même temps, en la touchant, sans qu'elle n'ose s'arracher à leur étreinte. Elle s'efforça de répondre à chacun, se souvenant du besoin de réponse lorsqu'elle s'adressait à un plus grand à leur âge. Heureusement, les pré-adolescents l'ignoraient avec tout le mépris du à leur âge, et à sa non-appartenance à leur groupe. La dragonienne leur rendit leur indifférence avec plaisir.

Enfin, la régente de la jeunesse entrebâilla la porte. Un mince trait de lumière éclaira un oeil jaune, deux mèches brunes et une pelisse de mouton noir. Heureuse de revoir sa mère, Ombre parvint à se défaire de la masse autour d'elle pour la rejoindre. Kassia se coula hors du dortoir, referma la porte et s'éloigna, non sans désigner cinq remplaçants.

Une fois sorties, Ombre voulut l'enlacer. Une main ferme la ramena à sa place initiale. Dissimulant sa peine, elle montra l'objet de sa fierté :

  • Mère, le Comte Thomas vient de m'offrir cette ceinture. Je suis libre maintenant !
  • C'est bien Ombre. C'est pour ça que tu m'as fait sortir du dortoir ?

Peinée, Ombre acquiesça.

  • Je... j'espérais que cela te... ferais plaisir de le savoir.

La déception fut rude. La peine, profonde. Pourquoi s'éloignaient-elles ? Ombre admirait sincèrement sa mère. Mais cette dernière ne dissimulait même plus son indifférence. Bientôt quoi, elle lui avouerait à quel point la maternité la décevait ? Pourtant, la petite savait bien que Kassia l'avait aimée. La rousse déglutit, et quêta un signe d'approbation, n'importe le quel.

  • Je suis heureuse pour toi petite.

Ombre n'obtint ni un sourire, ni le moindre geste. Que des mots, et un regard distant. C'en fut trop, elle partit assister les palefreniers, et se réconforter auprès des chevaux. Eux ne la décevaient pas, ne l'ignoraient pas, ne la méprisaient pas. Le reste de la journée, la nouvelle servante rumina cet évènement, tout en conservant son image d'imbécile continuellement béate.

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