Conséquences 5/7

4 minutes de lecture

      Leur retour à Gué-des-Âtres fut discret. Le comte obtint un compte-rendu lapidaire des trois voyageurs, et leur offrit deux jours de repos. Désœuvrée, la dragonienne subit ses réminiscences. Elle chercha alors à s’absorber dans toutes les tâches qu’elle trouva, mais cela ne suffit pas à éloigner les souvenirs. L’absence de son seigneur lui pesait. L’euphorie du voyage lui avait permis de passer outre cette douleur, mais désormais elle s’y heurtait sans cesse. Et toujours, les gémissements d’Isa la poursuivaient, la hantaient, l’obsédaient.

      Dans tous les évènements passés explorés, Ombre avait bien vu que toutes les personnes violées avaient pu compter sur un proche, pour deviner leur traumatisme et les pousser à se confier. Et elle se rendit compte de sa dépendance envers son Seigneur. Lui seul l’écoutait. Le comte Thomas ne se souciait en aucun cas de ses états d’âme, la comtesse se trouvait trop indisposée et préoccupée par ses propres soucis de santé pour devenir une confidente digne de ce nom. Ombre ne pouvait compter sur nul autre que Gérald. Elle laissait le reste du monde de marbre.

      Elle tenta d’aborder le sujet avec une servante qui subit le même outrage une décennie plus tôt, en vain. L’humaine ne voulait pas entendre parler de ces choses, et encore moins échanger avec une écailleuse attardée. Ombre connaissait la valeur de la parole pour mieux supporter cet évènement, et ne trouvait aucune oreille compatissante. Alors, pour la première fois depuis neuf ans, Ombre se sentit seule, isolée, insignifiante. L’impression que son absence comme sa présence laissaient son entourage indifférent revint, plus désespérante que jamais.

      Les deux jours de repos passèrent sans qu’elle ne s’en aperçoive, occultés par tous les sentiments négatifs et les souvenirs qui la submergeaient. Alors, au troisième suivant son retour, elle partit s’isoler dans l’un des rares souterrains inutilisés du château. Là au moins, elle savait pourquoi nul ne lui prêtait attention. Après une longue déambulation, à la lueur des torches, vaincue par sa propre faiblesse, elle s’écroula en sanglots contre un mur. Des bruits de succion résonnaient dans son crâne. Issus de chairs mortes. Issus de ses chairs. Les gémissements. La façon dont les deux dragoniens l’avaient observée durant son supplice. Son incapacité à s’enfuir. Toutes les émotions lui revenaient, toujours avec la même puissance, la submergeaient. Sans le vouloir, elle vécut de nouveau sa torture. Isolée en un lieu sombre, éclairé par des torches.

      De nouveau, elle rugit à s’en déchirer la gorge. Son cri suraigu résonna. Puis elle entendit des pas se diriger vers elle, guidés par l’écho. Elle s’efforça de reprendre contenance, et y parvint. Obtèr apparut, inquiet, et vint la prendre dans ses bras en murmurant des paroles rassurantes, comme s’il s’adressait à une jeune enfant. Ce qui rappela à Ombre ses tentatives désespérées d’aborder le sujet de son viol avec d’autres personnes, qui entre autres lui donnaient le même esprit qu’une enfant et fuyaient le sujet, désireux à tort de préserver une innocence illusoire.

- Je n’en peux plus… gémit Ombre.

- Qu’est-ce qui t’épuise, petite ? demanda son père.

      Cette fois elle n’y tint plus. Hoquetant, pleurant, elle dévoila tout. Que les secrets et son devoir de silence, de discrétion se fassent piétiner par les cerfs aux pieds de feu, elle détailla tout à son père.

- Le poids des souvenirs, mon isolement, mon incapacité à oublier, la vie, tout.

- Ton… incapacité à oublier ? releva Obtèr.


      Il venait de perdre son ton apaisant. Il fronçait les sourcils et sa fille sentit qu’il l’écoutait avec une attention neuve. Elle hoqueta et poursuivit, consciente de violer son engagement au silence sur ses pouvoirs.

- Je me souviens de tout, père. Depuis le jour où les chiens vous permirent de me trouver sous une carcasse gelée, jusqu’à aujourd’hui. Je pourrais compter combien de fois toi et Kassia avez régurgité de la nourriture pour moi et quel goût avait chaque repas, des maladresses de mon seigneur lorsqu’il me nourrissait à la cuiller. De ta fierté en me voyant marcher puis courir pour la première fois. De ta surprise de me voir grandir à vitesse humaine, de ton malaise au moment d’aborder le sujet de la mort et de l’amour, malgré tes nombreuses conquêtes. Je puis me souvenir de tout cela avec assez de netteté pour le vivre à nouveau. Et les souvenirs de ce que m’a fait subir Isa ne me quitte pas.

      Reconnaître cette horreur l’interrompit. Pendant ce temps, Obtèr digérait ces informations. Ombre s’exprimait avec éloquence, avec une assurance qu’il ne lui avait jamais connue. Même là, brisée, elle conservait de la prestance. Cela ne correspondait pas à ce qu’il savait de sa fille, effacée, incertaine et distraite, pour ne pas dire idiote. Et il vivait cette révélation comme une trahison. Nerveux, il raffermit sa prise sur cette enfant au corps adulte. Toutefois, la réalité de ces propos lui semblait irréaliste, il demanda alors à sa fille le récit détaillé de sa première rencontre avec la famille de Xévastre et leurs chasseurs. Elle put tout restituer, avec assez de détails pour le convaincre. Il sentit sa gorge se nouer. Il ne connaissait pas sa fille adoptive. Et il voulait tout de même la rasséréner. Lui permettre de vivre malgré ce qu’elle avait subi à Vorn. Obtèr tenait aussi à éclaircir ces nombreuses zones sombres nourries par cette étrangère.

- Pourquoi me dis-tu tout ça ?

- Je ne supporte plus mon isolement ! gémit Ombre. Nul ne se soucie de ma présence et de mon absence, nul ne s’inquiète jamais pour moi, nul ne prête attention à moi. À Vorn, à l’exception de mon seigneur, qui a seulement remarqué mon absence ?


      Obtèr déglutit. Personne. Son silence suffit à Ombre pour comprendre.

- Par mon silence, j’ai gagné la même valeur qu’un meuble, qu’un élément du décors ! On ne m’entend pas quand je parle, je n’existe pour personne d’autre que mon seigneur… et pour nourrir des ragots insensés. Tout cela parce que je vis avec lui ? Parce qu’il est le seul à me prêter attention, à m’écouter, à me considérer comme une personne !

- Mais dis-moi, ça fait bien dix ans que tu ignores tout le monde, que tu glousses quand on te parle ; l’interrompit son père d’une voix neutre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Hilaze ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0