- Action ou vérité ?

- Vérité.

- Très bien ! Dis-nous quel est ton animal préféré.

Corentin, dix-sept ans et des poussières, jeune homme sportif et prometteur, lancé dans la dernière ligne droite avant le passage du diplôme sacré qui lui ouvrirait les portes des études supérieures, ferma un instant les yeux et tenta de se remémorer les étapes qui l'avaient conduit jusqu'ici. Là où le destin avait tantôt guidé ses pas.
À cet endroit précis.
Assis sur un tapis molletonné rose, au beau milieu de la soirée pyjama organisée dans la chambre de sa petite sœur.

- Corentin, aller ! S'impatienta celle-ci en secouant sa petite queue de cheval à moitié défaite.

Le grand frère modèle – trop, même, pour son propre bien – ouvrit ses paupières et sa vision fut immédiatement submergée par une déferlante de nuances allant du rose au violet, de pois et de paillet. Tout autour de lui, une myriade d'yeux brillants le contemplaient avec une fascination étrange.
Une odeur de pop-corn au micro-onde, de parfum à la fraise et de dragibus à moitié fondus oubliés au fond d'un saladier saturait l'atmosphère, ainsi que les narines du jeune homme.
Seules ses oreilles étaient épargnées par cette désastreuse symphonie des sens, du moins depuis que le fameux jeu « action vérité » - l'incontournable des soirées pyjama – avait débuté.

- Mon animal préféré, répondit-il enfin avec un léger rire, je n'ai pas vraiment d'animal préféré …

- Trouves-en un !

- Oui, un !

- Il y a bien un animal préféré que tu préfères avant tous tous tous les autres ?

Un animal préféré, qu'il préférait avant tous tous …
La perplexité lui provoqua un court-circuit le temps d'un instant, avant que de nouveaux piaillements ne lui fassent reprendre ses esprits.

- Ok, ok, s'exclama-t-il en levant les mains en signe de reddition, c'est bon, j'en ai un !

- C'est quoi ?

- Dis-nous c'est quoi !

Il allait ouvrir la bouche quand une idée le frappa soudain. Se retenant juste à temps avant de dévoiler quoi que ce soit, il s'installa plus confortablement sur le tapis et se pencha vers les petites filles, le regard brillant.
Le silence faisait désormais loi au milieu cercle.

- En fait, prononça-t-il à voix basse, je ne vais pas vous le dire.

Un concert de protestations s'entama alors sur le tapis, mais Corentin l'interrompit net en annonçant :

- Je vais vous le faire deviner !

Nouveau silence, de stupéfaction cette fois. Puis des exclamations de joie.

- Ouais, une devinette !

- Une devinette, une devinette ! S'exclamèrent les fillettes en choeur.

Corentin eut un petit sourire satisfait. Il en avait justement une qui devrait bien les occuper pendant de longues minutes ...

- Alors, écoutez-moi bien.

C'était dingue, ce pouvoir de tantôt déclencher, tantôt stopper net ce vacarme strident d'une seule poignée de mots.
Il prit une inspiration puis, d'une voix onctueuse, une voix de conteur né, entama son énigme.

- C'est un animal … à quatre pattes.

Les gamines étaient suspendues à ses lèvres.

- Un animal plutôt grand.

Grand comment ?

- Mmmh … presque comme moi, je pense.

Une rumeur impressionnée s'éleva du groupe.

- Donc, assez grand. Quatre pattes, comme je disais, avec … des sabots.

Des sabots …

- Une tête plutôt longue. De grands yeux doux. Des oreilles toutes douces, elles aussi.

- Est-ce qu'il a des poils ?

Le garçon réfléchit un instant.

- Quelques-uns, oui …

- Un cheval ! S'exclama l'une des fillettes en se redressant brusquement.

Un sourire étira les lèvres de Corentin. Il s'attendait à ce genre de réponse. Mais …

- Non, ce n'est pas un cheval.

Il se pencha un peu plus et murmura :

- C'est encore mieux.

Nouvelle rumeur impressionnée, légèrement plus audible que la précédente.

- C'est encore mieux qu'un cheval, répéta-t-il, c'est beaucoup plus beau. Beaucoup plus impressionnant. Beaucoup plus fort même, je suis sûr …

- Il a des cheveux ?

- Des crins on dit, Emilie, protesta bruyamment l'une des gamine, brisant l'ambiance feutrée qui régnait depuis quelques instants.

Un concert de « Sccchhht » agacé retentit dans la pièce, avant que le silence ne retombe à nouveau.
Le garçon réfléchit encore.

- Peut-être quelques-uns, oui …

- Un âne …? tenta timidement une petite blonde à sa droite.

Corentin hocha la tête négativement.

- Non, ce n'est pas non plus un âne. Comme vous avez l'air d'avoir du mal à trouver, je vais vous donner un autre indice.

- Oui, un indice !

Il laissa légèrement monter le suspens avant de céder, un sourire malicieux aux lèvres :

- Il a une magnifique corne sur la tête …

Après quelques instants de réflexion commune, questions et réponses fusèrent, plus ou moins unanimes :

- Est-ce qu'il existe en vrai ?

- C'est une Licorne !

- Il a des ailes ??

- Une Licorne !

- En vrai de vrai ??

- Une Li-cooorne !

L'assaut auditif des tympans du jeune homme lui provoqua une grimace qu'il eut grande peine à refréner. Il tenta à nouveau de faire taire le brouhaha excité.

- Stop ! Ce n'est pas non plus une licorne, s'exclama-t-il.

Stupéfaction générale.

- Quoi ? Mais si ce n'est pas une licorne, c'est quoi ?

- Dis-nous ce que c'est !

- Un pégase ?

- Il a des ailes ton animal?

Corentin soupira.

- Ce n'est pas non plus un pégase. Et non, il n'a pas d'ailes ...

Bien que ce serait plutôt amusant.

- Donc c'est une licorne, en insista une.

- Non, ce n'est pas une licorne !

- C'est bien un animal qui existe en vrai, au moins, marmonna sa petite sœur avec suspicion.

- J'en suis quasiment sûr, oui. Même si je n'en ai jamais vu en vrai.

Un silence de plomb s'abattit sur la pièce. Le jeune homme pouvait presque entendre les rouages tourner à toute allure, sentir les méninges chauffer dans les petites têtes.
Sans pour autant qu'aucune conclusion probante ne parvienne jusqu'à leurs lèvres.
Après quelques instants supplémentaires que Corentin savoura démesurément – du repos, enfin ! - une première fillette baissa les armes :

- Je donne ma langue au chat, annonça-t-elle avec désolation.

Son signal d'abandon fut aussitôt suivi par d'autres du même acabit :

- Moi aussi.

- Moi aussi, je donne ma langue au chat.

- Si ce n'est pas une licorne, c'est quoi ?

Le garçon dissimula un sourire satisfait. Il était au courant depuis le début que sa devinette les mettrait toutes au pied du mur. Après leur en avoir révélé la solution, il aurait au moins la paix pendant un certain temps ...

- Vous voulez que je vous dise ? S'enquit-il, bien que connaissant déjà la réponse.

- Comme prévu, un ensemble désaccordé de « oui » laconiques fit écho à sa question.

Ainsi, après de longues minutes d'intense réflexion, de charade et d'indices en tous genres, il dévoila enfin le nom de son supposé, mystérieux animal préféré :

- Un rhinocéros.

Le silence qui s'abattit cette fois sur le petit public n'avait plus rien de magique, ni même de divertissant.
Juste profondément malaisant.
Il était lourd, ce silence. Lourd comme le rhinocéros que le jeune homme venait de lâcher en plein milieu de la pièce ...
Ce fut la dernière soirée pyjama de Corentin.