Quoi dire ?

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S'endormir seule, se réveiller seule, vivre seule... Même au paradis, le réveil peut visiblement être difficile. Les paupières à peine ouvertes, la voilà déjà envahie par le regret de son attitude de la veille. Cette solitude l'enferme et la brise tous les jours davantage et ce comportement bafoue ce que son clan fait pour elle. Idiote, pense-t-elle, pourquoi s'isoler du soutien de ses amies ? Elle qui est tant aimée... Elle gâche tout. A-t-elle honte ? Jamais. La vie l'a faite souffrir et elle fait de son mieux pour avancer. De sa douleur découle une force incroyable et insoupçonnable, mais la présence des hommes dans l'hôtel la déstabilise. Que peut-elle leur reprocher ? Rien. Ils sont polis, veulent eux aussi passer un séjour inoubliable et n'attendent rien d'elle. À leurs yeux, elle n'est pas le centre de leur univers. Serait-ce cela qui la déstabilise tant ? Qu'ils ne la calculent pas, qu'ils respectent avec justesse la distance souhaitée d'une Vida funambule. Sa propre vie défile, insipide et parallèle à celle des autres... L'objectif de ce séjour était de jeter un coup de pied énorme, de vriller cette droite et la métamorphoser en une courbe croisant ainsi, enfin, celle de ses amies et de tant d'autres. Hier, l'inconnu lui a tendu une perche... Seulement, elle n'était pas encore prête. Ce sursaut de culpabilité l'aiderait-elle à faire le nécessaire ? D'ailleurs, ses amies lui en veulent-elles ? Portable introuvable. Table de chevet ? Pantalon ? Non. Salle de bain ? Toujours pas. Partie si vite du restaurant, y aurait-elle oublié son téléphone ?

Attablée au soleil, la jeune femme prend son petit déjeuner, seule. Les filles dorment toujours. Difficile de dire à quelle heure elles se sont couchées, mais une chose est sûre, il était tard. Vida a tourné et retourné dans son lit à la recherche du sommeil, bercée par les exclamations en tout genre des vacanciers pendant de longues heures avant de sombrer d'épuisement, la pièce toujours inondée de musique et de cris provenant de la piscine. Aujourd'hui, les choses doivent changer. Hors de question de passer à côté de ce séjour idyllique.

— Bonjour.

Un homme casquette vissée sur le crâne, visière si basse qu'elle ne perçoit rien de son visage, se tient devant elle, un verre de jus d'orange à la main et un portable dans l'autre. Vida ravale un hoquet de stupeur.

— Je pense qu'il s'agit du tien. Tes amies n'ont pas dû le remarquer sur la table lorsque tu es partie en trombe après que Seydou ait voulu faire le malin... J'ai été le dernier à quitter le restaurant, Rauf me l'a remis pensant bien faire.

Elle agrippe immédiatement le téléphone et l'active d'un geste machinal. Bien sûr, il suffisait de voir l'écran d'accueil pour connaître la propriétaire du portable. Elle et lui, heureux et souriants, entrecoupés par un bon nombre de notifications... Des dizaines de messages s'alignent. Giffle brutale du passé. Il y a un an jour pour jour, sa vie vrillait et son cœur s'écroulait. Il y a un an, David mourrait. Comment avait-elle pu oublier cette date ? La magie de ce lieu, la beauté et le calme qui y règne sont-ils parvenus à projeter la jeune femme dans ce monde parallèle qu'elle cherche tant à rejoindre, où son mari est désormais une part de son passé, qui l'accompagnera vers un avenir de douceur ? Déjà ? Si vite ?

— Je n'ai pas voulu être intrusif, mais il n'a pas arrêté de vibrer. J'ai cru que tu tentais de le retrouver alors j'ai scruté l'écran. Sans le vouloir, quelques introductions de messages m'ont sauté aux yeux... Je suis désolé. Vraiment...

Phrase bateau, premier acte.

— Tu t'excuses pourquoi ? C'est toi qui l'a tué ?

Facile, certes, mais là encore, elle n'a pas honte de se servir d'un tel bouclier. La pitié des gens l'éxècre. Pourquoi la ramener irrémédiablement au pire moment de sa vie ? Pour réveiller davantage l'intensité de l'injustice dont elle souffre ? Devant elle, à son grand étonnement, elle ne trouve néanmoins pas un inconnu mal à l'aise. Serait-ce même un sourire qu'elle perçoit derrière la visière ?

— C'est vrai qu'on sait jamais vraiment quoi dire à quelqu'un qui doit gérer un truc pareil... Comment tu fais pour continuer ? interroge-t-il sans prévenir.

Pour la première fois, leur regard se rencontrent. Sa curiosité est piquée. Sa voix sombre, triste et le ton sec de l'inconnu touchent Vida en plein coeur. Si le doute persistait, le voilà anéanti : l'homme dont parlaient Faïza et Malia la veille s'assoit à sa table. Devant le désespoir qui transpire de la silhouette tapie derrière sa casquette, elle se radoucit. Première question intéressante depuis une année.

— Toi aussi tu as perdu quelqu'un, c'est ça ? dit-elle. 

L'individu ne laisse rien paraître. Seule cette voix vide et tourmentée parle pour lui.

— Pas d'une manière aussi radicale, mais pour moi, ça a été si brutal que je ne trouve plus rien d'intéressant ici.

L'absence de vie, la fuite de son corps pour éviter toute interaction ramènent Vida là où elle se trouve depuis ces derniers mois, sur cette ligne droite terriblement monotone qu'elle tente de quitter. Bloqué, coincé, figé dans un espace infiniment vide, elle a devant elle, son propre reflet, ce qu'elle s'était jurée de ne plus jamais être. Elle s'était juré de remplir son coeur à nouveau, de colmater les failles pour qu'elles ne deviennent plus que des cicatrices.

— Tu sais, en perdant quelqu'un tu finis par te rendre compte à quel point la vie est précieuse. Le rejoindre ? Bien sûr que cette idée me hante, mais comment je pourrais faire ça à mon entourage ? Et d'ailleurs, est-ce qu'il y a vraiment quelque chose après la mort ?

— Toi, t'as plus d'espoir possible... Il ne reviendra jamais.

Aïe. Sa ligne droite s'agite. Agressée ? Non. Pour la première fois, quelqu'un la comprend. Aucun espoir n'est possible. David voudrait qu'elle vive, qu'elle cesse de gâcher son existence avec cet air renfrogné devenu masque de circonstance de toute rencontre fortuite, qu'elle sorte de sa torpeur pour embrasser la vie à pleine bouche. Elle lui doit bien ça, après tout. Affronter la détresse de cet inconnu, revient à affronter sa propre détresse. Peut-elle imposer cela à ses amies si bienveillantes ? À sa famille si compréhensive ? À elle-même si courageuse ?

— Ça fait combien de temps que cette personne t'as quitté ?

— Trois ans...

Trois années d'errance ? Ses amis ont-ils seulement conscience de la détresse dans lequel il est ? Pouvait-il exister plus déprimé qu'elle ? Visiblement oui. La situation est presque rafraîchissante pour Vida. Pour la première fois, elle semble ne pas être seule à souffrir et l'effondrement de sa propre vie n'est pas le centre de la discussion. 

— Trois ans que je ne vois qu'elle, qu'il n'y a qu'elle, poursuit-il.

Son poing s'écrase sur la table arrachant un sursaut à la jeune femme. Cette rage, cette colère, bien sûr qu'elle connaît tout ça. Elle maîtrise même avec brio ces vieilles amies qui s'invitent souvent sans crier gare. Qu'aime-t-elle se répéter lorsqu'elle est submergée, lorsque la vague est trop puissante, trop haute, trop tout ?

— Un jour, quelque chose te fera réaliser qu'elle a été dans ta vie dans un but précis, qu'elle t'a permis d'évoluer et d'atteindre un objectif pour le moment encore inconnu. Elle a été la bonne pour une partie précise de ta vie. Cette partie est terminée, que tu le veuilles ou non. Un nouveau chapitre s'ouvre et elle n'a pas besoin d'en faire partie. Tu en comprendras la raison plus tard. Elle est ton obsession. Moi, la mienne, c'est la vie. David m'a aidée à devenir la femme que je suis, grâce à sa vie... et à sa mort. Cette putain de vie nous a fait un sale coup à tous les deux. On a pas le choix que d'accepter l'absence de l'autre pour toujours. Qu'est-ce qu'il nous reste ? Des souvenirs. Des putains de souvenirs. Et des souvenirs, c'est comme une toile, ça s'estompe avec le temps. Les couleurs s'affadissent, la lumière annihile les détails. Alors, ils doivent être remplacés par d'autres au risque de perdre toute soif de vie et de gâcher la chance qu'on a de leur survivre. Au final, tu n'es pas le plus chanceux.

L'homme plonge son regard abyssal dans le sien. Elle le tient. S'ancre-t-il à elle, intrigué par ce soudain accès de sagesse ? Ses pupilles s'animent et une question émerge. Pense-t-elle pouvoir aimer un jour à nouveau ?

— Oui.

Réponse lâchée, presque incontrôlée. Que lui arrive-t-il ? Où est son bouclier ? Devant elle, son propre reflet, sa propre souffrance. Son propre espoir aussi. Car oui, elle espère aimer à nouveau. Pour elle. Pour lui, aussi. David refuserait qu'elle gâche son existence avec une solitude écrasant ses projets. L'amour de son clan lui permet de tenir debout. Que ferait alors l'amour d'un homme qui la comprendrait et respecterait son passé ? Ce bouclier va la tuer. Un jour, elle se retrouvera seule, un jour, son clan, sa famille, ne seront plus là pour elle. L'empathie a ses limites. Le monde ne peut pas tourner autour d'elle constamment. Elle doit bouger, elle doit se réveiller ! Qu'adviendra-t-il de cette jeune veuve si elle ne fait rien ?

— De la même façon ? interroge-t-il.

— Non, je ne pense pas.

— Moins fort, poursuit-il avec certitude.

— Pas moins fort, non. Je ne suis plus la même, alors pourquoi j'aimerais de la même façon ? Mais oui, j'aimerais être aimée à nouveau.

La rancoeur inonde soudain l'inconnu. Quel égoïsme ! Vouloir être aimé sans savoir si l'on est seulement capable d'aimer en retour... Ces mots, prononcés avec tant de vigueur agacent Vida, elle qui ne tient que par cela : être un jour aimée à nouveau, être transcendée.

— Tu sais, la personne qui nous aime et nous désire nous donne confiance, nous montre à quel point on peut être beau, drôle, intelligent et essentiel. Bien sûr que l'amour c'est égoïste. Mais cet égoïsme, comme tu l'appelles, comble deux personnes.

— Si tu le dis, lâche-t-il, au fait, moi c'est Ken.

En silence, l'homme se lève pour rejoindre un transat. L'a-t-elle blessé ? Difficile à dire face à ce masque probablement englué sur son visage depuis ces trois dernières longues années.

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