Chapitre 6

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A la lecture de la réponse, Lisa se sentit un peu honteuse. C’est vrai, elle avait placé au hasard le Japon sur le planisphère. Mais ils n’avaient pas encore étudié le chapitre en question en classe et le professeur qui surveillait l’épreuve leur avait dit qu’ils étaient censés, à quatorze ans, tous savoir où se trouvait le Japon. Elle s’était alors demandé à quelle occasion elle aurait bien pu le découvrir… Elle n’avait jamais été passionnée de géographie, disposait d’assez peu de livres à la maison, n’avait pas voyagé avec ses parents ni discuté d’autre chose que du côté pragmatique de la vie avec eux. Issue d’une famille d’ouvriers modeste, elle ressentait à certains moments une forme de carence culturelle qu’elle ne pouvait pas, seule, compenser.

Ce sentiment de honte fut cependant bien vite dépassé lorsqu’elle constata l’enthousiasme de sa mère. Elle n’eut même pas besoin de lui demander l’autorisation de répondre et la proposition d’ouvrir sa propre messagerie lui procura une fierté non dissimulée. Après les quelques formalités de création de compte, auxquelles Marielle ne tenait pas à participer, Lisa entreprit donc de répondre à son tour à M. Leduc. Elle ne s’attarda pas sur l’anecdote asiatique mais davantage sur la perspective de Noël. Elle osa un trait d’humour lui rappelant qu’elle ne croyait plus au père Noël mais que, si d’aventure il le croisait, il pouvait tout de même lui suggérer quelques présents qu’elle ne refuserait pas. Cette idée la plongea dans une soudaine mélancolie. Elle se rappela les Noël joyeux entourée de sa famille à l’époque où ses parents étaient ensemble. De ces Noël où son pépé Aldo préparait méthodiquement ses fameux toasts sur lesquels il passait des heures afin qu’ils soient « aussi beaux que bons ». Ils étaient loin désormais ces moments de convivialité pendant lesquels son âme d’enfant pouvait profiter sans crainte. Elle le savait, elle et son frère avaient été gâtés lors de ces fêtes. Seuls petits-enfants du côté paternel, Lisa et Arthur avaient toujours fait la fierté d’Aldo et Iris. Imprégnés de cette générosité que l’on retrouve typiquement chez les immigrés italiens de leur génération, ils étaient prêts à tous les sacrifices pour que leurs chérubins ne manquent de rien. Lisa pensa alors que c’était une autre vie et que ces souvenirs commençaient à s’estomper, tellement qu’elle en viendrait bientôt à douter de leur réalité. Les Noël étaient, en effet, bien plus fades depuis quelques années. Il n’y avait pas de cadeaux au pied du sapin, simplement une enveloppe avec un peu d’argent difficilement économisé par Marielle, pour se faire plaisir. La magie de Noël avait disparu à tel point que l’année précédente, sa mère n’avait même pas eu la motivation de décorer la maison.

La flamme du poêle s’éteignit dans un dernier souffle, laissant se propager une odeur caractéristique de pétrole ce qui sortit immédiatement Lisa de ses pensées. Il fallait le recharger rapidement pour éviter que la température ne baisse. Avec ce dispositif, ils arrivaient à atteindre péniblement les dix-huit degrés dans la pièce principale, seize dans les chambres. Elle descendit l’escalier qui menait à la cave où étaient entreposés les bidons de pétrole et entreprit de remplir le réservoir lorsqu’elle s’aperçut qu’elle entamait le dernier.

« Maman, appela-t-elle, il n’y a plus de pétrole, c’est le dernier bidon !

-D’accord, je vais le noter sur la liste de courses pour la semaine prochaine, s’inquiéta Marielle qui était pourtant sûre d’avoir bien acheté la quantité nécessaire pour tenir jusqu’à la livraison de fuel prévue le mois suivant. »

La perspective de devoir tenir encore deux semaines sans chauffage central plongea Lisa dans une certaine angoisse. Elle était plutôt sensible au froid et devait déjà enfiler chaussettes, pull en laine et robe de chambre pour réussir à trouver le sommeil sans grelotter alors que le radiateur électrique d’appoint récupéré en hâte chez Aldo et Iris chauffait sa chambre toute la nuit. Marielle lui avait expliqué devoir attendre la paye de décembre pour pouvoir régler la facture de fuel et qu’ainsi, ils ne pourraient être livrés qu’à partir du premier janvier.

« Tu sais, si tu as besoin, je peux te prêter un peu d’argent pour acheter un bidon de pétrole, proposa-t-elle à Marielle.

-Non ça ira, ça devrait tenir jusqu’aux courses de la semaine prochaine. Au pire, tu mettras un gilet ! »

Un peu vexée, Lisa reprit le chemin du bureau en s’arrêtant replacer le réservoir au passage. La flamme déclenchée par le rallumage du poêle réchauffa instantanément la pièce. Lisa plaça néanmoins le curseur de puissance au plus bas, espérant gagner ainsi quelques heures de chaleur.

De retour face à l’écran, il fallait faire vite, la connexion était hasardeuse et, avec un abonnement à deux heures d’internet par mois, il n’y avait pas de place pour l’hésitation. Elle conclut donc par quelques formules de politesse et un petit mot pour préciser qu’elle disposait désormais de sa propre messagerie, comme pour encourager une suite.

Après avoir envoyé le message, elle se sentit un peu gênée. La distance et le côté virtuel l’avaient incitée à être presque familière avec un de ses professeurs. Lorsqu’elle en prit conscience, elle eut envie d’annuler l’envoi ou au moins de s’excuser. Mais il était trop tard.

« Lisa ! Ca fait vingt minutes que tu es connectée, il va falloir arrêter ! annonça Marielle depuis sa chambre à coucher où elle était partie se reposer.

-Oui maman, j’arrête tout de suite. Est-ce que tu veux lire ma réponse ? demanda Lisa.

-Je te fais confiance. Pense à bien déconnecter la session et éteindre l’ordinateur. »

Marielle se sentait un peu coupable, elle aurait sûrement dû relire le message. Au moins corriger les éventuelles erreurs d’orthographe et la syntaxe. Pour le premier mail, elle avait dû expliquer à Lisa qu’il fallait ajouter des formules de politesse lorsque l’on s’adressait par écrit à une personne importante. Elle lui avait suggéré d’ajouter des salutations distinguées mais Lisa avait réussi à troquer celles-ci contre un vœu pour les fêtes. Elle se rassurait en pensant que sa fille était plutôt douée à l’écrit et qu’elle avait assurément vérifié ces éléments. La fatigue l’emportait, de toute façon, et elle ne se sentait pas le courage de sortir de son lit. Elle avait travaillé de matin cela signifiait qu’elle était réveillée depuis 4h10 et son corps entier réclamait le repos. Incapable de poursuivre une pensée cohérente, elle s’endormit profondément en espérant, elle aussi, que le poêle tiendrait bon jusqu’aux prochaines courses.

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