Chapitre 3

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« Cher monsieur, Comme convenu, je vous envoie ce message pour avoir ma note de brevet blanc puisque vous avez oublié ma copie. Je vous souhaite de bonnes vacances de Noël. Lisa Gazzi ».

Elle relut son message plusieurs fois avec soin et lança un regard interrogateur à sa mère assise à ses côtés. Marielle acquiesça d’un geste validant ainsi la requête. Pour la première fois depuis plusieurs années, une sorte de complicité était palpable entre elle et sa fille et elle s’en félicitait. Aussi, elle n’avait pas émis de réserve lorsque celle-ci lui avait raconté fièrement avoir discuté avec son professeur d’histoire tout le long du chemin qui séparait son collège de la salle de spectacle à laquelle elle et ses camarades de 3e se rendaient, à pieds, pour assister à la projection du film « Le Pianiste ». Elle n’avait pas vraiment écouté l’intégralité des échanges que lui rapportait sa fille, elle avait encore du mal à se sentir dans le présent. Les longs mois de dépression n’étaient pas loin derrière et Lisa était tellement bavarde qu’il lui arrivait souvent de décrocher de son discours.

En tous cas, de son point de vue de maman, il était plutôt rassurant de voir sa fille se rapprocher d’un de ses professeurs. Secrètement, elle avait eu peur qu’elle tourne mal. Malgré sa maturité et son intelligence, elle savait que les failles affectives de son enfant pouvaient la mener vers des fréquentations malsaines. L’année précédente, d’ailleurs, Lisa avait commencé à avoir des ennuis que Marielle n’avait appris que plus tard. A cette période, elle sortait avec une bande de jeunes garçons dont la réputation au collège était connue de tous. En plus d’être irrespectueux avec leurs professeurs, de collectionner les heures de colle et les jours d’exclusion, ils consommaient régulièrement alcool, cigarettes, cannabis et avaient la fâcheuse habitude de voler dans les magasins. Lisa avait ainsi commencé à fumer, pas de drogue non, seulement des cigarettes. Quant au vol, même si elle savait cela moralement inacceptable, l’appât de la consommation gratuite avait eu raison d’elle à plusieurs reprises.

Fort heureusement, l’été était passé. Ces garçons de mauvaise influence avaient intégré, à la rentrée, un collège spécialisé technique pour faire leur troisième. Lisa, qui avait pour elle un dossier scolaire parfait malgré une nette baisse de ses résultats en quatrième, restait dans le collège public qui l’accueillait depuis trois ans.

Ce début d’année était prometteur, elle brillait de nouveau par des notes exceptionnelles, se montrait sérieuse et disciplinée, passait de plus en plus de temps avec ses amies d’enfance que Marielle connaissait bien. Et puis, sa mère aussi allait mieux. Elle avait décidé de faire revenir ses enfants à la maison après les avoir laissés à la garde de leur père pendant un an. Elle savait que cette décision de les confier avait sûrement influé sur le comportement de Lisa mais c’était une question de survie. Elle ne pouvait plus s’en occuper, elle n’arrivait pas à s’occuper d’elle-même. Elle se réveillait chaque jour en ayant envie d’être au soir et de retrouver son lit. Ses enfants lui avaient semblé être un poids qui l’empêchait de se laisser sombrer, un phare qu’elle ne parvenait pas à suivre. La distance qui s’était installée avec Lisa était alors abyssale. Aucune communication n’était possible entre elles. Parfois, Marielle ne la supportait plus. L’adolescente était alors parcourue d’un fort sentiment d’injustice qu’elle taisait, enfermée dans sa chambre. Les pages de journal secret qu’elle remplissait témoignaient cependant de son désarroi. Elle y écrivait parfois sa colère, la haine de sa mère et le rejet de son amie Louise qui était venue s’installer chez eux peu de temps après l’annonce de l’homosexualité de Marielle.

Lorsque la grand-mère de Lisa et Arthur s’était aperçue de l’ampleur de l’état de sa fille, elle avait immédiatement sollicité l’intervention de leur père. Les deux enfants s’étaient rapidement retrouvés chez lui. Là-bas, Lisa s’était sentie différente, considérée et écoutée. Patrice était un homme doux et compréhensif. Elle pouvait lui raconter ses journées d’école sans qu’il ne démontre de signes de lassitude. Elle pouvait faire des projets avec ses amis sans risquer de devoir annuler au dernier moment en raison d’une punition injuste. Elle ne ressentait plus la pression incessante du jugement maternel. Elle était redevenue enfant l’espace de quelques semaines. Choyée par les parents de Patrice qui habitaient la maison voisine, elle n’avait plus à se préoccuper de préparer les repas ou faire le ménage comme c’était le cas lorsque Marielle était au travail. Elle pensa, dès les premiers jours, qu’elle ne quitterait plus ce foyer avant sa majorité. Il était hors de question de retourner avec sa mère qui la comprenait si mal.

Ce qu’elle n’avait pas réalisé au moment où elle était arrivée chez lui, c’était la détresse dans laquelle survivait son père. Elle savait pourtant qu’il souffrait de problèmes d’alcoolisme, que sa vie professionnelle était plutôt instable depuis le divorce, qu’il avait même eu des ennuis de santé, une hépatite C due à son passé de toxicomane. Mais elle savait aussi qu’Aldo et Iris, ses grands-parents, s’étaient battus pour le faire sortir de ces addictions. Au début de cette année de quatrième, elle pensait donc que Patrice était sobre. Ce fut un réel déchirement lorsqu’elle se rendit compte que ce n’était absolument pas le cas et que l’appartement dans lequel il vivait était intégralement entretenu par Iris. Désociabilisé et sans emploi, Patrice continuait en effet d’entretenir un rapport destructeur à l’alcool. Mais la présence de ses enfants lui avait redonné de la motivation. Il avait décidé que cette année-là serait celle du changement. Ils étaient un tremplin. Il se félicitait de pouvoir en avoir la garde malgré tous les manquements à son rôle de père dont il avait fait preuve ces dernières années.

A leur arrivée, il avait préparé fièrement leur chambre. Les draps récupérés chez Iris étaient ornés de fleurs et ils avaient été scrupuleusement lavés et repassés conférant au lieu une odeur de propreté impeccable. Une nouvelle paire de rideaux, jaunes, laissait filtrer une douce lumière qui réchauffait la pièce d’un écrin rassurant. Un bureau de récupération avait été installé et nettoyé pour que Lisa puisse faire ses devoirs. Arthur, encore à l’école primaire, les ferait avec lui au salon. Enfin, l’armoire flambant neuve, généreusement achetée par ses parents, accueillerait les vêtements des enfants.

Les premiers jours furent remplis d’une euphorie mêlée à un sentiment réciproque d’adaptation à l’autre. Les règles n’étaient pas les mêmes que chez Marielle mais Lisa fut surprise de découvrir son père ferme à de nombreux égards. Elle qui l’avait toujours pensé trop faible pour prendre des décisions le découvrait capable d’une autorité bienveillante. Assisté par ses parents, Patrice tenait néanmoins à faire les repas chez lui et gérer son foyer sans leur ingérence. Iris et Aldo, d’abord anxieux à cette idée, avaient fini par la trouver porteuse d’une motivation intrinsèque qui permettrait enfin à leur fils de sortir de l’ombre dans laquelle il baignait depuis trop longtemps. Ils l’avaient compris lorsqu’ils avaient surpris Patrice et les enfants disputer une partie de basket-ball avec une complicité qu’ils ne leur connaissaient pas. Tous trois arboraient alors un sourire sincèrement communicatif.

« En voilà un beau panier de basket ! clama Aldo, surprenant ainsi les joueurs concentrés qui se retournèrent vers lui.

-Oui pépé, c’est papa qui l’a installé pour qu’on puisse jouer , annonça Arthur.

-Est-ce que vous accepteriez un joueur de plus dans la partie ?

-Oh oui ! Je me mets avec toi, pépé ! », proposa Lisa en serrant dans ses bras celui qui, depuis sa naissance, avait compensé toutes les failles de son père.

Pendant les semaines qui suivirent, les parties s’enchainèrent. Elles s’alternaient avec les rituels de visite au chenil du village voisin. En effet, Patrice avait un jour proposé aux enfants de s’y rendre et ils étaient tous les trois tombés d’accord sur l’envie de venir en aide aux bénévoles. Ainsi, plusieurs fois par semaine, ils allaient promener les chiens abandonnés qui attendaient d’être adoptés. Ils faisaient parfois de longues promenades, plusieurs kilomètres dans la forêt. Lorsque le sol était boueux, Lisa prenait la main de son petit frère pour passer les obstacles et Patrice tenait la laisse du chien fermement. Peu importait la météo, la petite famille allait, le cœur léger, racontant leur journée passée, rêvant de leurs projets à venir et fredonnant parfois les refrains écoutés sur le petit poste K7 de la voiture.

Dès qu’ils le pouvaient, ils demandaient à sortir Gamin, un énorme berger allemand à poils longs avec lequel ils avaient noué une relation particulière. Lorsqu’ils arrivaient, Gamin, les reconnaissait au son émis par le moteur encrassé de la Renault Super 5 de Patrice. Il commençait alors à japper sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il voie arriver ses trois complices qui allaient l’emmener en promenade, le couvrir de caresses, de mots doux et même parfois de restes de jambon.

Lorsque Gamin fut adopté, Lisa n’en dormit pas pendant trois nuits. Elle aurait tellement aimé l’avoir chez elle. Elle avait cultivé ce rêve même si Patrice lui avait présenté toutes les raisons rationnelles de ne pas le faire. Un tel chien avait besoin d’espace et de présence quotidienne. Il était certainement mieux dans sa nouvelle famille. Le cœur lourd, elle avait accepté cette décision mais les promenades au chenil avaient désormais un gout bien amer. D’ailleurs, elles tendaient à se raréfier, tout comme les parties de basket. Patrice semblait fatigué. Cela faisait maintenant six mois que les enfants habitaient avec lui et il ressentait de nouveau l’envie de boire. Cette envie qui dominait toute autre sensation. Il avait cédé, plusieurs fois, se disant qu’une bière dans la semaine ne le referait pas plonger. C’était seulement pour se soulager, pour ne plus avoir à lutter et se concentrer sur les enfants, se disait-il. Mais d’une bière dans la semaine, il était rapidement passé à une bière par jour, puis plusieurs jusqu’à atteindre deux à trois litres quotidiens. A mesure que les canettes se vidaient, sa motivation diminuait. Il ne se leva bientôt plus pour partager le petit-déjeuner avec Lisa, ne parvenait plus à suivre les devoirs d’Arthur et s’assoupissait parfois en pleine explication.

Lisa avait, en plus, remarqué, que son regard sur elle avait changé. Il se montrait parfois curieux lorsqu’elle allait prendre sa douche ou évoquait le fait de devoir changer de taille de soutien-gorge. De plus en plus de propos déplacés sortaient de sa bouche sans qu’il semble pouvoir les contenir.

« Tu deviens bonne ma fille, tu as un sacré cul ! », lui dit-il un soir.

Lisa en fut si écœurée et gênée qu’elle n’osa plus le regarder pendant plusieurs jours. Pourtant, comme si ce regard était malgré tout important, elle ressentait honteusement une sorte de fierté.

C’est peut-être ce qui explique que, cette année-là, elle avait trouvé refuge dans le contact avec des garçons qui la regardaient du même œil que son père. Un oeil embrumé, miroir vide d'une personne qui perd la maitrise de son âme. Un oeil qui ouvre sur la part sombre. Un oeil sans filtre. La prise de substances permettait-elle ainsi d'accéder à la forme la plus sincère d'une personnalité ? La version dénuée de bienséance.

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