Chapitre 1

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« Bonjour, je pense qu’il va falloir endormir Kart aujourd’hui…si cela est possible pour vous. »

Les mots étaient écrits, il ne me restait plus qu’à envoyer ce message à la vétérinaire. Je restai là, plusieurs minutes, le regard dans le vide, le cerveau incapable de réfléchir. Prendre des décisions n’avait jamais été mon point fort.

Je me souviens qu’en deuxième année de fac, nous avions eu un exercice afin de choisir notre orientation. Le professeur nous avait demandé d’écrire sur un papier, de façon anonyme, ce que signifiait, pour nous, le mot « choisir ». Cela m’avait semblé très difficile. J’étais une excellente élève mais choisir ce que j’allais mettre sur ce morceau de papier était précisément un vrai problème. Qu’attendait-il comme réponse ? Avec quelle définition attirerais-je le plus son attention ? Et si, tout simplement, je ne savais pas moi-même ce que voulait dire choisir ? Je suis le genre de personne qui est capable de rester de longues minutes devant le rayon des shampooings incapable de faire un choix, de peur de prendre celui qui aura le plus d’agents toxiques pour la santé, pour l’environnement. J’avais fini par écrire « Choisir, c’est renoncer. »

Ce jour-là, je devais renoncer à sauver mon cheval. Je devais lâcher prise et prendre la responsabilité d’arrêter sa vie. Certains ont pensé que j’avais attendu trop longtemps, d’autres pas assez. Moi, je ne pensais rien. Je faisais en sorte qu’il s’accroche ou bien était-ce moi qui m’accrochais ? C’est tellement culpabilisant cette société où les gens jugent, ont toujours un avis sur tout. Moi je n’avais pas d’avis. J’essayais de lire dans ses yeux et tant que je voyais une énergie de vie, je m’accrochais, il s’accrochait.

Il avait passé des mois à souffrir. Il tenait debout, il suivait, de plus en plus difficilement son troupeau, mais il le suivait. Il mangeait avec appétit. Mais sa jambe le délaissait progressivement. Nous avions tout essayé mais ce 22 juin, il était loin des siens. Lui qui avait été leur leader, un guide pacifiste et bienveillant, se retirait.

J’appuyai donc sur « Envoyer ».

A mon arrivée à l’écurie, deux amies cavalières étaient présentes. Dans leur regard, de la tristesse. Des mots qui se voulaient réconfortants.

« Si tu as besoin de quoi que ce soit n’hésite pas.

-Tu as fait tout ce que tu pouvais.

-Oui, ce sera mieux pour lui. »

Je ne répondis pas. Mes larmes remplaçaient les mots. J’aurais voulu leur dire que ce dont j’avais besoin c’était un miracle, que ma vie était tellement compliquée que je ne pouvais pas imaginer que mon pilier s’en aille aujourd’hui. Je restai muette et souriante.

J’avais décidé de passer cette dernière journée avec lui. Tout était organisé dans ma tête. J’avais chargé mon coffre de fruits et légumes dont il raffolait et tandis que j’emplissais la brouette qui les mènerait jusqu’à lui, je me surprenais à penser qu’il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait ce soir. Je décidai de faire comme lui, de ne pas trop y songer.

C’était un jour de juin typiquement lorrain. La météo était incertaine. Le ciel était gris de nuages menaçants mais derrière eux le soleil d’été réchauffait suffisamment lorsque ses rayons parvenaient à percer la couche nuageuse. Ce genre de journée où l’on ne sait pas quoi enfiler. J’avais embarqué un gilet et un foulard en partant de chez moi quelques heures auparavant.

Ce chez moi qui m’était devenu tellement oppressant. Là, près de mon cheval, je pensais être à ma place. Je comprendrais plus tard que je n’étais nulle part à ma place. A cet instant encore, je parvenais à m’auto-illusionner. C’est un état d’abnégation qu’on atteint lorsque l’on pense que s’accrocher à quelque chose qui compte nous donne l’impression d’être vivant.

Ce jour-là, je m’auto-persuadais d’être vivante.

En réalité, je me surpris à m’installer, insipide, près de lui. Le parc était vide de son troupeau. Il ne les réclamait même plus. Nous avions choisi d’y laisser une jument pour lui tenir compagnie. Les chevaux sont des animaux grégaires et qui s’angoissent très facilement lorsqu’ils se sentent seuls. Je ne voulais pas d’une telle dernière journée pour lui.

« Tu anthropomorphises trop ! Ton cheval est tellement concentré sur sa douleur, qu’il n’en a rien à cirer qu’un autre reste avec lui. Cette décision, tu aurais dû la prendre depuis longtemps ! »

Alors, assise sur un tapis de selle, au beau milieu des crottins qu’il avait faits ces dernières vingt-quatre heures, incapable qu’il était de bouger du seul endroit d’ombre qu’offrait le parc, assaillie par une bande de mouches attirées par l’odeur nauséabonde des excréments en plein soleil, je me mis à repenser à ces mots, impitoyables mais vrais. Si on savait par avance ce qu’était l’avenir, certainement que nos choix seraient différents.

Partagée entre culpabilité, regrets et douleur, je ne profitai pas de ces dernières heures. J’écoutais sa respiration calme, apaisée par la dose de morphine qu’il avait reçue plus tôt. Nous étions parfois interrompus par les hennissements de la petite jument qui restait là accompagnant la mort et qui ne comprenait pas pourquoi nous l’avions séparée du reste du troupeau. Kartago répondait lui aussi, dans un dernier éclair de lucidité. Je pensai alors que c’était la dernière fois que j’entendais ses hennissements.

La journée fut comme une bulle spatio-temporelle, nous étions là tous les trois et les heures nous amenaient progressivement vers la fin. La fin de sa vie. La fin de sa souffrance. J’étais donc triste et à la fois soulagée de savoir qu’il ne souffrirait plus. Chaque demi-heure, et je les attendais certainement autant que lui, j’allais remplir un seau de carottes, pommes, poires, abricots, bananes… toutes sortes de friandises que j’avais emmagasinées pour l’occasion. Ce n’était pas la saison pour certaines et elles étaient sûrement remplies de pesticides. En les achetant, j’avais été prise de cette frénésie qui m’avait fait remplir le caddie en me disant « On s’en fout, de toute façon il va mourir alors autant qu’il se fasse plaisir. » Je crois que c’est ce que se disent beaucoup de personnes au quotidien. Je crois que quelques mois plus tard, pour d’autres raisons, c’était devenu mon raisonnement à moi aussi.

Après chaque repas, je lui portais de l’eau puis le massais plusieurs minutes. Je sentais ses articulations douloureuses et saillantes et m’aperçus combien son état s’était dégradé ces derniers jours en remarquant qu’il n’y avait plus que la peau qui recouvrait ses hanches si frêles.

En milieu d’après-midi, il semblait ne plus souffrir et les deux compères entamèrent une sieste tête bêche pour s’aider mutuellement dans le combat contre les envahisseurs volants insupportables en cette période.

Je décidai de rentrer m’occuper des modalités administratives. La mort d’un équidé nécessite une organisation spécifique et gérer six cents kilogrammes de chair en décomposition sous la canicule qui s’annonçait était une priorité à ne pas négliger d’autant plus que nous étions samedi et que les équarisseurs n’auraient l’information de son décès que le lundi.

« Tu pourrais attendre lundi, tu n’es plus à deux jours près…Imagine l’état de la carcasse quand ils viendront le chercher et évidemment ce ne sera pas toi qui verras ses tripes sortir de son corps quand ils le lèveront ! »

Comment est-ce acceptable d’entendre ces mots alors qu’on a enfin eu le courage de prendre la décision d’arrêter une vie ?

Une vie animale, certes. Mais en quoi, est-ce moins important qu’une vie humaine ? Qui avait décrété que le deuil de mon cheval serait plus simple à faire que le deuil de mon père parce que celui-ci était un animal ?

J’avais décidé de ne pas prêter attention à ces mots, je devais me débrouiller seule pour que cela génère le moins de contraintes possibles à cet homme que je découvrais sous un nouveau jour. Cet homme qui nous avait accueillis, Kart et moi, six ans auparavant et toujours traités comme des êtres vivants respectables. Cet homme de terre, de labeur et d’esprit que j’admirais et qui m’avait toujours inspiré le respect.

Une fois les formulaires de déclaration de mort remplis, je retournai au parc. Kart attendait l’œil vif le retour du désormais gouter rituel.

Ce fut l’heure où mes amies, les véritables, celles qui choisissent de venir dans un tel moment non pas par curiosité mais parce qu’elles savent que malgré la pudeur, on ne peut affronter une telle journée sans épaules réconfortantes, sont arrivées. Elles étaient là aussi pour un adieu discret à ce grand être plein d’envie de vivre, que son corps ne supportait plus. Nous avons peu parlé, d’après mes souvenirs. Elles voulaient savoir si je souhaitais qu’elles restent pendant le moment final. Je ne savais pas moi-même. Je crois que je pensais encore que ce moment n’arriverait pas.

Dix-huit heures trente, je décidai de couper sa queue. D’abord un petit morceau, quelques crins, puis avec cette même logique qui m’avait poussée à remplir le caddie, je réussissais à me convaincre qu’elle me serait désormais plus utile à moi qu’à lui. Je lui pris presque l’intégralité. Cette amputation déclencha, même chez Elodie, des larmes discrètes mais bien présentes. Une légende dit que lorsqu’ils arrivent au paradis, les chevaux savent qu’ils ont été aimés proportionnellement au morceau de queue qui leur manque. Il peut donc être convaincu d’avoir été aimé.

Vers dix-neuf heures, une fine pluie commença à s’abattre sur notre cortège macabre. Chaque bruit de moteur que j’entendais avait pour effet d’augmenter mon rythme cardiaque considérablement. La vétérinaire ne devait pas tarder à arriver. L’église toute proche sonna l’heure du diner. Dans la plupart des foyers, les gens s’apprêtaient à prendre leur repas. Moi j’avais l’estomac noué. J’enroulai mon foulard autour de ma tête pour me protéger du crachin puis j’enfilai le licol, pour la dernière fois, autour de mon merveilleux cheval.

Nous le menâmes difficilement à la sortie du parc. Il peinait vraiment à se déplacer et sautillait parfois pour soulager son postérieur gauche, le plus atteint.

La vétérinaire arriva à cet instant. L’air grave et compatissant, elle prit le temps d’expliquer chaque geste. La première injection qui servira à sédater et le mettra dans un état somnolant. La seconde qui l’anesthésiera complètement. La dernière qui paralysera ses muscles à commencer par les muscles respiratoires. Ayant fait des études de biologie, les explications résonnaient plutôt facilement en moi et je fabriquais aisément les images mentales qui me permettaient de me préparer à celles qui défileraient sous mes yeux quelques minutes plus tard.

Celles où ma montagne de muscles, mon colosse d’un mètre quatre-vingts au garrot s’effondrerait sans contrôle, celles où je caresserais longuement son chanfrein, apaisée par le rythme régulier de sa respiration, celles où je lui murmurerais qu’il avait été courageux et que j’espérais avoir été juste et enfin celles où une dernière profonde inspiration n’aurait jamais de retour expiratoire.

Puis vint le moment du prélèvement, une biopsie musculaire pour tenter de poser un diagnostic sur sa pathologie. Même post mortem je voulais savoir. L’aurevoir cordial et plein d’empathie à la formidable vétérinaire. Et le moment de la protection du corps… Mettre une bâche aussi bien fixée que possible pour qu’aucun charognard ne s’attaque à lui avant le retrait.

J’achevais ces actions de façon mécanique, je me surprenais à être devenue si vide, que même la pire des épreuves me glissait dessus…

De retour chez moi, seule, je ne m’écroulai pas comme j’aurais dû le faire si j’avais été normale. Si je n’avais pas été détruite. Si je n’avais pas peur de ne pas me relever.

C’est à ce moment que je compris combien j’étais perdue, combien celle que j’étais avait été anéantie par les dernières années.

La réalité, c’est que ce jour, j’avais été spectatrice mais je n’étais pas dans le présent. J’avais fait tout bien comme je l’avais anticipé mais je n’étais pas là. Je n’écoutais ni ma peine, ni ma colère. J’étais détachée de mes émotions, dépersonnalisée.

« Premier jour d'une vie sans toi. Parce que vous n'avez pas droit à autant d'égards que les humains après que votre âme a quitté votre corps, ce corps qui t'a fait tant souffrir mon Kart, je prends le temps d'écrire ces quelques mots.

Je me souviens avec précision du jour où j'ai croisé ta route. Un nouveau cheval était arrivé au club et tu étais là majestueux, impressionnant et un peu perdu.
Comme pour les humains, on ne ressent pas tous les jours cette émotion, ce coup de foudre, cette évidence irrationnelle qui m'a frappée ce jour-là.
Plus qu'une simple curiosité, je ressentais ta puissance et ta douceur, ton incroyable détermination à contenter l'Homme, celui qui avait fait de toi une machine de travail, je lisais dans ton regard la frustration d'être coincé dans une prison minuscule, j'imaginais tes rêves de galopades entouré des tiens.
Un jour, je t'ai fait la promesse que tu gouterais à une vie de cheval. Et à partir de ce moment, mon seul objectif a été celui de te rendre le bonheur que tu m'apportais.

Lorsque tu as quitté ta chambre trop étroite, j'ai découvert mon vrai Kartago. Un meneur de troupeau pacifique et bienveillant, un leader charismatique. J'ai assisté aux plus belles galopades, celles d'un cheval recouvrant la liberté.
Tu méritais cette vie depuis le début, toi qui avais tout donné pour le plaisir égoïste de L'Homme dès ton plus jeune âge.

Malheureusement, les conséquences d'une utilisation trop précoce se ressentent un jour ou l'autre et le sort ne t'a pas laissé profiter très longtemps.
Dans ton combat quotidien contre la douleur, j'ai essayé d'être ton épaule, comme tu as été la mienne pour affronter tous mes moments douloureux. Nous sommes solides et courageux. Tu n'as pas défailli, tu n'as jamais montré de signes d'impatience, de colère ou de révolte. Tu es mon double. Tu voulais me montrer à quel point tu te battais pour la vie et j'ai été fière de toi jusqu'à la dernière minute.
Je devais t'offrir cette libération, j'espère qu'elle n'est pas venue trop tard, j'espère que tu m'as pardonnée de ne pas avoir été capable de te faire partir plus tôt.

Aujourd'hui, le premier jour d'une vie, dans laquelle tu n'es plus, commence et tu vas me manquer tous les jours mais jamais plus tu ne souffriras.
Merci de m'avoir donné ta confiance, ton courage et ta force, ton énergie de vie. »

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