La fin des illusions

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  Sa détresse était un puits sans fond. Avec Tommie dans ses bras, Billie avait la désagréable impression qu'on l'avait attirée dans un guet-apens. Tout le monde autour d'elle savait qu'elle ne vouait pas un culte aux enfants. Alors pourquoi s'était-on échiné à le lui fourguer ? C'était d'autant plus insupportable que désormais, tout le monde l'observait et semblait se réjouir de son malaise. Tous, même Nathaniel qui d'habitude fuit comme la peste ses confrères et consoeurs. Le vieux Simon prit la parole :

   - Bah tu vois ma grande, c'est mignon un petit être comme ça. Ça te donne pas envie ?

  Père de trois enfants et autant de divorces à la clef, incapable de se souvenir de la date d'anniversaire de ses adolescents, la saillie du croulant qui s'accrochait à sa chaire comme une moule à son rocher ne manquait ni de saveur ni d'audace. La jeune femme ignora et sa sortie et sa personne dont le dédain transpirait à chaque fois qu'il s'adressait à quelqu'un. Que l'on ose lui donner des conseils alors qu'on avait démissionné de sa fonction de parent avant même d'avoir essayé lui donnait des boutons et c'était encore plus vrai lorsqu'il s'agissait d'un homme.

  Il n'en fallut pas plus pour que la toute nouvelle vedette de la soirée se débarrasse manu militari du bébé, qu'elle refila à la mère sans autre forme de procès. Après tout, Joanne avait décidé de s'attacher ce boulet à la cheville pour le reste de sa vie, qu'elle s'en débrouille. Immédiatement après, cette sensation qui l'avait envahie dès que sa peau était entrée en contact avec l'épiderme de Tommie s'évapora pour son plus grand soulagement. Elle se surprit même à épousseter sa chemise et à frapper ses paumes l'une contre l'autre, comme elle a l'habitude de le faire lorsqu'elle fait du jardinage chez elle dans le seul et unique but d'en finir avec les ultimes particules de saleté.

   - Champagne ?!

  Son salut vint de Sarah qui, contrairement aux autres, s'était discrètement éclipsée durant ce moment totalement lunaire. A l'extrême opposé de la pièce et du reste du groupe, elle brandissait au-dessus de sa tête une énorme bouteille d'alcool bullé. Devant elle, une farandole de flûtes encore vides attendaient patiemment qu'on les remplisse à ras bord .

  Le nid se fragmenta dès que le tintement du verre qui s'entrechoque parvint aux oreilles de tout ce beau monde, Billie en tête. Il était grand temps de revenir à des choses beaucoup plus sérieuses et qui, cette fois, relevaient bel et bien de son champ de compétences. Quelle ne fut pas sa joie lorsque le liquide coula dans sa gorge en réchauffant, par la même occasion, les contours de son œsophage ! C'était cependant sans compter sur l'allochtone de quelques semaines qui décida d'hurler à pleins poumons alors que les réjouissances venaient tout juste de débuter.

  Il fallait donner un peu de courage à cette femme et à son tout nouveau statut de mère. Une mère, c'était quelque chose dans la société. Une espèce de summum à atteindre lorsque l'on est une personne à utérus, un idéal qui permettrait aux femmes de s'accomplir totalement. "Pouah, mais quelle angoisse !" se dit Billie, en attrapant une seconde flûte pleine d'alcool, avant de la boire d'une seule traîte jusqu'à la dernière goutte.

  Subitement, Joanne lui fit pitié. Seule, son chérubin pendu à son téton droit, elle ne semblait plus appartenir à son monde. Quelque chose avait déjà changé. Comme si cette nouvelle vie l'avait définitivement éloignée de la sienne...Billie ressentit une sorte de vertigineux fossé entre la nullipare qu'elle était et la primipare, dévouée corps et âme aux besoins naturels de son rejeton.

  On s'était désintéressé d'elle et de Tommie, comme l'on se détourne de son ancien Iphone au profit de son acolyte dernier cri. Billie l'observa un instant, engoncée dans sa chaise, les yeux rivés sur la moquette usée sous ses pieds. "Triste tableau" pensa Billie.

    - Tu ne vas quand même pas t'enfiler un troisème verre ? Demanda Sarah, en retenant l'avant-bras de Billie qui s'était emparée d'une autre flûte.

    - De quoi je me mêle ?! Rétorqua la jeune femme sur un ton enjoué et volontairement joueur. Ce n'est pas pour moi, c'est pour la dépressive là-bas.

  En terminant sa phrase, Billie désigna Joanne du menton, toujours occupée à nourrir le petit être vorace. Elle la rejoignit et s'accroupit à sa hauteur avant de lui tendre la flûte. Mais à sa grande surprise, la mère nourricière la repoussa du revers de la main.

   - J'ai définitivement arrêté l'alcool. Tu comprends, je dois être sérieuse désormais.

  Non. Billie ne comprenait pas. Quelle était cette règle absurde qui obligeait les génitrices à basculer dans le vaste monde des crétins au moment même où elles avaient réussi à expulser quelque chose de leurs entrailles ? Quel était ce phénomène physiologique qui conférait à cette tranche de la population un surplus de bêtise les enjoignant de raconter les pires insanités ? Des frissons la firent tressaillir. Les mots de Joanne l'interloquèrent et, un peu sonnée par ce renoncement à un plaisir non négligeable qu'offrait la nature, la jeune femme laissa Joanne seule avec le centre de son monde pour gagner une autre chaise, un peu à l'écart, et s'enfiler le verre que la mère n'avait pas voulu.

  Capturée par les méandres de son propre esprit, elle se renferma sur elle même et en vint à ignorer ce qui l'entourait, jusqu'à ce que Sarah, sortie de nulle part, la tire de ses rêveries :

   - Au fait, ça a donné quoi avec Martin ?

  La bouille ronde et charmante de son amie ne savait rien faire d'autre que d'exprimer un éternel optimisme. Mais malgré l'engouement de Sarah, Billie ne put cacher sa déception.

  - Rien, dit-elle, laconiquement.

  - Comment ça, rien ? Il n'a rien dit ?

  - Au contraire, il n'a pas arrêté de parler. Un vrai moulin à paroles. Tout ça pour essayer de justifier son refus.

  - Pourtant, votre projet est béton, vous avez toutes les autorisations, les plannings, l'équipe, tout ! Ajouta Sarah, après un moment de silence.

  - Je sais...Mais il ne veut rien savoir. Ce n'est pas le moment et les caisses sont vides selon ses dires. L'éternel laïus. Je crois que je dois définitivement tirer un trait sur ça, me mettre dans le crâne qu'on ne pourra pas aller là-bas et faire les fouilles que je souhaite.

  - Mais enfin Billie, tu ne vas pas baisser les bras, tu...

  - Ça fait quatre fois qu'on essaye Sarah, coupa Billie, dépitée. J'ai beau lui prouver par A plus B que j'ai raison et que cette expédition pourrait apporter bon nombre de réponses à nos questions, il reste borné sur le coût de cette campagne. Il a une calculatrice à la place du coeur.

  Un silence lourd et pesant s'installa entre les deux femmes, seulement brisé par les rires qui s'élevaient parfois du groupe de professeurs.

   - Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ? Demanda Sarah, en posant sa main sur l'épaule de Bille, comme pour la réconforter.

   - Tourner la page, commença cette dernière, en plantant ses yeux dans les iris bleu azur de son interlocutrice. Et tirer un trait sur mon rêve.



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