L'enfançon

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  Derrière la double porte, les clameurs et les notes aiguës se disputaient la vedette. La chose n'était pas anodine. Dans cette antre dégoulinante de matière grise et de jalousies à peine étouffées, on n'appréciait guère les envolées lyriques et l'expression trop franche de ses émotions. Que pouvait être la raison suffisante qui avait poussé ses sommités boursouflées par la vanité et la suffisance à sortir de leur précieuse zone de confort ? La révolution avait-elle finit par éclater à la face de ces conformistes engoncés dans leurs certitudes pour les ériger en nouvelle égérie de la révolte ? Si tel était le cas, elle ne voulait pas rester sur le bord de la route. Alors elle s'engouffra sans crier gare dans la grotte de ses collègues.

  Ses espoirs furent bien vite déçus. Pas de drapeau rouge, de bouches hurlantes et de poings levés. Encore moins de slogans insurrectionnels. Un essaim disparate, dont les membre étaient pour la plupart affublés de cheveux poivre et sel, s'était regroupé en plein milieu de cette immense salle destinée aux professeurs. Tous les regards se dirigeaient vers le cœur de ce troupeau, invisible pour tout élément extérieur. On s'extasiait, on s'esclaffait, on se ravissait. Plantée à une bonne dizaine de mètres du groupe, elle n'avait aucune envie de s'agglutiner au reste de cette masse grouillante et caquetante. Pour éviter de se faire repérer, la jeune femme déposa avec précaution son sac à dos de cuir et son ordinateur portable couvert d'autocollants fatigués et déchirés par endroits.

  Mais ses efforts furent ruinés en une fraction de seconde, lorsqu'une tête familière s'extirpa de la cohorte pour se tourner dans sa direction. Un large sourire barrait le visage de la rebelle tandis que ses bras s'agitaient dans tous les sens pour lui faire signe de s'avancer et prendre part à cette réunion improvisée. Repérée, il lui était désormais impossible de fuir. Pourtant, l'envie ne lui manquait pas. La jeune femme n'avait qu'une seule idée en tête : se replonger corps et âme dans ses recherches et se retrouver en tête-à-tête avec ses sujets d'étude. Et lorsque Sarah se jeta sur elle, elle sut d'emblée qu'elle ne pourrait pas les retrouver avant de longues heures.

   - Viens Billie, viens voir le bébé ! lança Sarah en direction de la jeune femme

  Avait-elle correctement entendu ? Les mots de sa collègue, et accessoirement amie, raisonnaient dans sa tête et rebondissaient dans sa boîte crânienne sans en comprendre véritablement le sens. Un...BE-BE. Cet espèce de truc hurlant sans cesse et s'agitant dans des vêtements miniatures avait pénétré son espace vital ? Mais de quel droit ! S'il y avait bien une chose qu'elle n'aurait jamais imaginé débarquer ici, c'est bien un nouveau-né. Soudainement, les informations arrivèrent en cascade dans son esprit. Il est vrai que Joanne ne s'était pas pointée dans les locaux de l'université depuis des mois maintenant...Il ne fallait pas être une flèche pour réussir à relier ces deux nouvelles. Alors c'est par elle que la perpétuation de l'espèce avait trouvé sa voie...

   - BILLIE ! hurla Sarah

  La seconde sommation arriva sans crier gare. A contre-coeur, Billie dut se résigner à rejoindre les autres, toujours en extase devant la progéniture. Quelques collègues s'écartèrent de l'objet de tous les désirs lorsque la retardataire se rapprocha. Elle aurait voulu que personne ne la remarque, cela lui aurait évité de devoir poser les yeux sur la créature. Mais le mal était fait et ses yeux devaient désormais se poser sur le bambin.

  Elle n'aurait jamais cru devoir observer un hominidé aussi laid. Et pourtant, Dieu sait qu'elle en a vu de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les tailles et dans tous les états possibles et imaginables. Rien n'allait dans ce petit corps rougeaud et constamment secoué par des hoquets bruyants et parfois assortis d'un liquide jaunâtre qui s'échappait de sa petite bouche. Il était tout simplement énorme ! A l'instar d'un hamster, on aurait dit que ses joues étaient pleines de nourriture tant elles paraissaient gonflées. Même ses bras ressemblaient à un simple amas de chairs tendres et forcément adipeuses. Billie aurait voulu connaître la couleur des yeux du braillard mais ses paupières restaient inlassablement collées l'une à l'autre. C'est alors que Sarah lui donna un coup de coude violent dans les côtes.

  - Mais ça va pas ?! dit Billie, en fronçant les sourcils

  - Change un peu de tête, on a l'impression que tu es en train de participer à un sacrifice humain ! répliqua en tentant de chuchoter son amie qui imita son visage pour qu'elle comprenne.

  La jeune femme haussa les épaules. Elle n'y pouvait rien. Ces êtres humains en modèle réduit l'effrayaient. Ou plutôt, ils la dégoûtaient et elle s'abstenait de toute forme de familiarité avec eux. D'ailleurs, elle avait sérieusement envisagé de rejoindre Sun City, en Floride, où les enfants sont purement et simplement interdits. Malheureusement pour elle, elle n'avait pas encore atteint l'âge requis pour s'y installer et, de toute manière, ses étudiants ainsi que son travail lui auraient trop manqués, elle le savait bien en son for intérieur. Ce qui s'apparentait à un vrai sacrifice, c'est-à-dire vivre dans une société où les enfants sont omniprésents, en valait la chandelle.

  Mille efforts lui furent nécessaire pour chasser cette moue dédaigneuse qu'elle arborait depuis que ses yeux s'étaient posés sur l'objet de tous les désirs. Et pour que l'illusion soit parfaite, Billie se força même à écarter ses lèvres pour participer à la réjouissance commune. Cette manifestation, bien que totalement factice, lui assura un ticket pour entrer dans le sérail et l'on s'écarta un peu pour l'inclure dans le cercle des illuminés.

  Il fallait voir toutes ces faces extatiques pour le croire. Même les figures historiques de l'université avaient revêtu leurs masques de demeurés et ne cessaient de fabriquer des sons ridicules avec leur bouche. Ce tableau consternait Billie. D'une part parce que le têtard n'en avait strictement rien à faire et poursuivait sans la moindre contrition sa sieste. D'autre part parce que la vision de ces êtres supérieurs, reconnus dans le monde entier par toute la communauté scientifique, qui se vautraient dans cette nigauderie patente et grossière lui retournait le coeur et les tripes. Mais que diable se passait-il dans le cerveau de la plupart des humains pour qu'ils se laissent aussi facilement happer par cette absurdité ?

  Cet engouement pour la reproduction restait un mystère pour la jeune femme. Après tout, rien de plus simple que de fabriquer un être humain. Cela ne nécessitait ni qualité particulière, ni permis délivré par une quelconque autorité, ni même l'approbation de ses pairs. Une banale coucherie après une soirée bien arrosée et que l'on aurait tôt fait d'oublier, suffisait à procréer, qu'on le désire ou non. Mais le miracle de la vie, qui n'avait de miraculeux que le nom, opérait à chaque fois. Sauf sur Billie.

 La toute nouvellement mère, figure ultime de la perfection pour une bonne partie de la société, se mit à parler directement à Billie :

   - Tu veux prendre Tommie dans tes bras ?

  A peine eût-elle posé sa question que ce fut le branle-bas de combat à l'intérieur de la jeune femme. Une peur panique s'empara d'elle. Ses mains devinrent moites et de grosses gouttes de sueur perlèrent à la surface de son dos. Quant à son rythme cardiaque, il s'accéléra dangereusement et son coeur cogna si fort dans sa poitrine qu'une douleur lanscinante se diffusa dans son abdomen. Il était hors de question d'avoir un quelconque contact physique avec cette chose. Un simple regard en sa direction lui donnait des hauts-le-coeur. Bille n'osait imaginer ce que l'alien susciterait chez elle quand elle devrait le soupeser.

   - Allez, n'aie pas peur, tu verras, c'est très facile et puis tu vas adorer ! insista avec un regard béat la madonne

  Billie chercha désespérément de l'aide dans la bonne dizaine de paires d'yeux qui la scrutaient. Mais elle ne vit rien et Sarah, les bras croisés sur la poitrine, semblait savourer ce moment en bonne traîtresse qu'elle était. La jeune femme voulut répliquer et affirmer qu'elle ne voulait pas qu'on lui dépose le bébé entre les mains mais on ne lui donna ni le temps ni la possibilité de le faire. Joanne lui colla sa descendance dans les bras et tout ce petit monde se mit à contempler la jeune femme et Tommie. La béatitude du public contrastait avec la colossale détresse qui avait pris possession de chacune des cellules de la nouvelle Mona Lisa qui n'avait plus qu'une idée en tête : que l'on vienne la débarrasser de cet encombrant accessoire.

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