65.1

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En s’éveillant ce matin-là, Io Ruh fut aussi surprise que gênée de se trouver en face d’un plateau de petit-déjeuner. Pire, il lui avait été apporté par Yue.

— Que… Que fait la Mestresse ?

La simple vue de la fillette dans la dépendance des domestiques l’horrifiait.

— Je m’occupe de toi, décréta-t-elle. Non, reste allongée. Tu es encore malade.

Elle se sentait effectivement un peu fiévreuse, mais pas assez pour se laisser servir.

— Mestresse, s’il vous plait, il est tard. Je dois vous préparer pour la journée et…

— Arrête, je suis une grande fille. Je me suis préparée toute seule et je le ferai tous les jours jusqu’à ce que tu sois guérie. En plus, le mestre m’a donné congé pour m’occuper de toi.

— Je vous assure que je vais beaucoup mieux. Je suis en état de travailler.

— Tu crois ?

— Oui, Mestresse, j’en suis certaine.

— Tu ne me laisses pas vraiment le choix, tu sais ?

— Je… pardon ?

— Io Ruh, tu as l’interdiction formelle de te lever de ton lit aujourd’hui, sinon pour répondre à tes besoins primaires. Si j’apprends que tu as cessé de te reposer ne serait-ce qu’une minute, tu seras punie. À toi de voir si tu te sens toujours en état de travailler.

Profondément estomaquée, l’esclave resta muette. Jamais Yue ne lui avait adressé la plus petite menace. Elle ne manquait pas d’aplomb pour une première fois.

— Tu devrais manger, maintenant, ajouta la fillette.

— Oui, Mestresse, se résigna-t-elle en s’emparant de sa cuillère.

— Tu fais bien. Si tu as besoin de quoi que soit, tu peux demander à Aura, elle doit passer te voir de temps en temps pendant que je suis pas là. Je dois aller chercher les médicaments ordonnés par le médecin. Bard m’accompagne, alors ne t’inquiète pas pour moi.

La fillette tourna les talons et s’en alla, laissant Io Ruh seule dans la petite chambre qu’elle partageait avec Aura et Milda, toutes deux au travail. Un bon feu ronflait dans le poêle. Une couette épaisse doublait sa couverture habituelle.

En dépit d’une gêne persistante, elle sentit une tension se relâcher en elle et un sentiment de chaleur agréable l’envahir.

‌☼

Bard laçait tranquillement ses chaussures lorsque les petites mains froides de Yue surgirent de derrière lui pour lui infliger une étreinte qui faillit lui faire avaler le pavé.

— Je suis là, s’annonça-t-elle.

— Sans blague ? J’avais à peine remarqué. Elle va bien, ta malade ?

— Elle va bien, mais j’ai été obligée de suivre ton conseil. C’était horrible. Je veux plus jamais lui dire un truc pareil.

— Tu préfèrerais qu’elle se lève ?

— Non.

— Alors n’y pense plus. Tu as ton sac ?

— Oui, tiens.

Il lui prit se jeta la bandoulière en travers du torse.

— Aujourd’hui, hors de question que je te porte, prévint-il.

— Quoi ? Mais pourquoi, qu’est-ce que j’ai fait ?

— Rien, mais j’ai mal au dos.

— Alors, tu veux pas non plus faire la course ?

— Non, je ne veux pas faire la course.

— Tant pis. J’allais te proposer d’aller aux thermes si tu arrivais premier. Ç’aurait peut-être aidé ton mal de dos…

— Je te hais.

— Hais-moi tant que tu veux, mais il va quand même falloir jouer si tu veux gagner.

Il chercha dans le paysage un point suffisamment éloigné pour intéresser l’esprit joueur de Yue.

— Le clocher de l’école ? suggéra-t-il. La pharmacie n’est pas loin.

— Vendu. Puisque tu portes le sac, je te laisse trente secondes d’avance

— Tu es en mal de défi, ou tu veux vraiment que je gagne ?

— Tu perds du temps.

Il n’en fallut guère plus à Bard pour se jeter à corps perdu dans le jeu le plus éreintant de leur répertoire.

Inspirée du temps où Krisha s’occupait d’elle, la course selon Yue consistait à parcourir une distance invraisemblablement longue pour atteindre des points en apparence inaccessibles.

À force de se mesurer à l’acrobate, Bard avait gagné en rapidité, en agilité et en endurance. Il ne s’était pas amélioré au point de de compenser les années de pratique que Yue avait d’avance sur lui, mais suffisamment pour réussir à voir le monde comme un terrain de jeu à partager avec elle.

Entre la résidence et l’entrée de la ville, rien ne se prêtait à la prise d’initiative ou à l’exploration de chemins de traverse. Bard s’y rendit à petites foulées, sans trop se fatiguer, ni perdre de temps. Ce ne fut que lorsque les rues s’étrécirent, que le chevauchement des bâtiments et des monuments s’accentua et que les chemins se multiplièrent que la recherche de raccourcis devint possible et intéressante.

Yue, qui l’avait manifestement compris plus tôt, lui passa devant par les airs, courant sur l’ardoise du toit d’une maison voisine. Son avance n’avait que peu profité au fabuleux.

— Espèce de cinglée…

Gégné par sa folie, il repéra un point d’ascension et éleva sa propre course au niveau des oiseaux.

Escalader l’édifice offrait une vue imprenable sur la vallée, mais courir contre Yue ne laissait guère le temps de contempler le paysage. Invulnérable aux glissades, elle sautait d’un perchoir à l’autre avec toute la grâce et la légèreté qui lui manquaient au quotidien.

Bard se frayait sa propre route, conscient qu’il fallait à son équilibre de plus solides appuis qu’à celui de la petite voltigeuse. À deux, ils offraient un spectacle singulier aux passants en contre-bas.

Yue s’amusait sans doute un peu trop. Consciente de son avantage, elle agrémentait sa performance d’acrobaties inutiles narguait son adversaire, en allant à reculons, riait à gorge déployée en feignant de se laisser tomber…

Son excès de confiance lui couta la victoire. Sur une note d’inattention, Bard sortit de son champ de vision et franchit le seuil d’arrivée. Elle n’apprit sa défaite qu’au glas de la cloche sur laquelle le fabuleux frappa, plongeant toute l’école dans la confusion.

Ce fut son tour de sourire lorsque Yue se planta devant lui avec sa moue de mauvaise perdante.

— Je t’ai laissé gagner, prétendit-elle.

Haletant, Bard s’assit, laissant ses jambes pendre dans le vide.

— Cause toujours. En attendant, tu me dois une soirée aux thermes.

À son tour, elle s’assit, ou plutôt s’affala au bord du clocher, la tête reposée contre l’épaule du fabuleux.

— Tu es d’accord pour que Io Ruh vienne aussi ? fit-elle de sa voix la plus mielleuse.

— Non, trancha Bard, catégorique.

— Mais elle est gentille…

— Et alors ?

— Pourquoi tu la détestes ?

— Tu te fais des idées. Je ne la déteste pas.

— Si. Je vois bien que tu l’évites tout le temps.

Bard n’ajouta rien, laissant passivement l’air montagnard le revigorer.

— J’aime pas quand tu m’ignores.

— Pardon.

— T’excuses pas. Arrête. Et viens, la pharmacie va bientôt ouvrir.

Aussi naturellement qu’un saut du lit au plancher, elle passa de la base du clocher à l’avant-toit, puis au parvis. Bard réprima un soupir.

— Yue. Je vais plutôt prendre l’escalier, ce coup-ci.

‌☼

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