54.3

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Le propos d’Isaac interpella sa sœur. Un rapide réexamen du présent fit réaliser à Yue que l’horloge n’indiquait pas la bonne heure, ni la boussole le nord, à supposer que sa carte mentale du domaine fût juste.

— Garde-la précieusement, lui recommanda Ibranhem. En temps voulu, cette relique t’aidera à rentrer chez toi.

— Je connais déjà le chemin pour rentrer, hasarda Yue. Est-ce que… est-ce que c’est pour rentrer au palais ?

— Je ne parle ni de la demeure de ton tuteur, ni de celle de mes parents. Soyons clairs, joli sourire : tu as ta place sous notre toit, et ta présence nous manque beaucoup à tous. Toutefois, nous ne sommes pas en mesure de te protéger de tout. Le baron a cela de plus que nous qu’il est en mesure de répondre à tous tes besoins, de pourvoir à ton éducation et assurer ta sécurité. Je veux que tu profites de la stabilité qu’il t’offre pour grandir et apprendre autant que possible. Plus tard, une fois que tu seras au moins aussi grande que Bard l’est aujourd’hui, tu pourras choisir de rester, de partir, de retourner à un endroit que tu aimes ou d’en découvrir de nouveaux. Personnellement, je te recommanderai de suivre la direction que t’indique cette boussole, jusqu’à trouver le lieu où cette heure sera la bonne. Tu comprendras mieux qui tu es après y être allé au moins une fois.

Yue contint un soupir.

— Pourquoi tu m’expliques jamais clairement ? bougonna-t-elle.

Il eut un sourire farceur.

— Tu cesserais de réfléchir si je te facilitais trop la tâche.

— Et alors ? Je suis même plus ton élève.

— J’ai encore beaucoup de choses à t’apprendre, pourtant.

Il sortit un nouvel artefact de son bissac : un carnet couverture rigide qui ressemblait assez au bestiaire de son ancienne élève. L’idéogramme xe-en de son prénom était incrusté en lettres d’or sur la tranche, sous une colonne de motifs. La première et la quatrième de couvertures étaient unies, rattachées par un fermoir de cuivre bâti dans la reliure.

— Ce livre a été écrit pour toi, expliqua Ibranhem. J’ai participé à sa rédaction mais mon père a fait le plus gros du travail de recherche. Jagir s’est occupé de dessiner les images. De mon côté, j’ai surtout conçu le verrou. Si qui que ce soit d’autre que toi l’ouvre, il découvrira un carnet vierge. Toi, tu découvriras une de mes leçons les plus importantes.

— Plus importantes que les multiplications ? demanda Yue en s’emparant du livre.

— Beaucoup plus.

Il lui baisa le front en gage de bienveillance.

— Je veux que tu m’écrives toutes tes impressions sur notre œuvre dès que possible. Quant à moi, maintenant que j’ai ton adresse, compte sur moi pour t’assommer de lettres. J’y mettrai des mots très compliqués par douzaines pour t’obliger à te familiariser avec le dictionnaire.

— Le baron lit son courrier dans les deux sens, prévint Bard. Si quelque chose ne lui plait pas dans vos échanges, il les fera cesser.

— Ne me sous-estime pas, petit frère, je suis plein de ressources. Tu n’imagines pas les tours de force que j’ai dû réaliser pour arriver ici.

Krisha s’éclaircit bruyamment la gorge.

— Elle n’aime pas que je me vante de mes démarches périlleuses, expliqua-t-il.

— Je n’aime pas vous voir risquer votre vie et votre liberté lorsque vous êtes sous ma responsabilité, clarifia Krisha.

— C’est très exactement parce que tu es aussi exaspérante que mon père te fait autant confiance.

Yue gloussa.

— Vous restez longtemps, à Lismel ? s’enquit-elle. Vous viendrez me voir en spectacle à l’Exhibition ?

L’adolescent lui adressa un sourire indulgent, puis lui expliqua patiemment qu’il n’avait ni les moyens, ni le temps, ni le désir d’assister à un tel spectacle. Sans surprise, il se heurta à son incompréhension la plus totale. La jeune égérie de l’Héliaque ne concevait pas qu’on pût déprécier le genre de prestation qu’elle donnait depuis toujours.

Le retour de Natacha interrompit leur conversation. Le Veilleur la précédait, drapé de l’étoffe bleue qui tenait lieu d’uniforme à sa forme humaine. À son air hostile, Krisha contracta le poing sur le manche de son cimeterre et Isaac se cacha derrière son précepteur.

— Qui êtes-vous ? questionna le contremaître en dardant un regard méfiant aux intrus.

— Mes amis ! répondit précipitamment Yue. Et mon petit frère, ajouta-t-elle en tirant le garçonnet de sa cachette. Ils sont venus me voir pour me souhaiter un joyeux anniversaire.

— Votre anniversaire était il y a deux lunes, Mestresse.

— Ils habitent très, très loin.

— Soit. Dites leur aurevoir, il est temps pour vous de rentrer.

— S’il te plaît, Veilleur, implora la petite, je peux rester encore un peu ?

— Non, Mestresse. Vous avez tout juste le temps d’arriver à l’heure sans courir. Bard.

— Oui, tressaillit le fabuleux.

— Raccompagne-la. Je ne comprends pas qu’il faille te redonner un ordre aussi simple.

Bard baissa docilement la tête avant de presser discrètement la fillette du regard. N’ayant pas le droit de marcher devant Yue, il ne pouvait qu’attendre qu’elle se décidât à bouger.

Elle prit le temps d’étreindre Krisha, Ibranhem, sIsaac ; elle aurait voulu qu’ils restent, que son ancienne gardienne la borde cette nuit, que son ancien précepteur lui fasse la lecture du livre qu’il venait de lui offrir, profiter de ses dernières minutes de temps libre pour jouer avec son petit frère… Elle n’avait même pas eu le temps d’entendre ses progrès à la flûte. Pour se consoler, elle songea que le jour de l’Exhibition serait un bon prétexte pour envoyer du courrier et qu’elle leur écrirait à cette occasion.

— Allons-y, se résigna-t-elle en endiguant ses larmes.



Maussade, Yue se figea devant la porte du castel pour lire l’heure à sa montre de poignet.

— J’ai douze minutes d’avance, observa-t-elle. Je vais prendre encore un peu l’air.

— Je n’ai pas le droit de partir avant que tu sois rentrée.

— Prends l’air aussi, alors.

Elle tourna les talons et se mit à errer dans l’allée. Bard leva les yeux au ciel. Il n’était pas vraiment d’humeur à subir les caprices de Yue, pas plus qu’il n’avait eu envie de la raccompagner, mais le choix était un luxe qu’il ne pouvait plus se permettre depuis longtemps. Il tenta tout de même une approche.

— Tu ne veux pas rentrer et profiter de ce temps libre pour commencer ton livre ?

Elle poussa un soupir proche du grognement. Bard prit cela pour un non.

— Inutile de t’affliger, s’irrita-t-il. Ils vont surement revenir te voir dès que possible. Manifestement, tu es leur nouvelle raison d’être.

Lentement, confuse, elle se retourna pour lui faire face.

— Leur quoi ?

— Ne fais pas l’idiote, tu es beaucoup plus intelligente que tu veux bien l’admettre.

— Je dois dire merci ?

— Je ne voudrais pas que tu t’écorches la langue.

— Bard !

— Quoi ? Tu remercies souvent, peut-être ? Ou est-ce que tu n’as pas remarqué que l’univers tournait autour de toi ? Au cirque, déjà, tout le monde te traitait comme une relique sacrée alors que tu n’étais qu’esclave. J’ai été menacé des pires châtiments pour t’avoir éraflé la joue ! Pendant que je me demandais où j’allais bien pouvoir passer la nuit dans une ville inconnue avec pour seul concours un oncle détestable, tu te payais le luxe de disparaître, histoire de mêler toute ta troupe de saltimbanques à tes caprices ! Le lendemain, je suis mort à cause d’un l’homme qui te cherchait. Pendant que j’étais enfermé dans l’illusion de ton frère, mon père se consolait de m’avoir perdu en te soignant comme sa fille ! Je suis prêt à parier que ma propre mère te préfère à moi. Aujourd’hui, tu ne manques de rien, tout le monde s’occupe de toi du soir au matin, mon frère sillonne le continent avec une esclave manchote pour toute protection, dans le but de te voir, et tu arrives encore à te trouver malheureuse ? Ta vie a tellement d’importance pour tout le monde que c’en est ridicule… Et toi tu te demandes si tu dois dire merci ? Tu es de très loin la personne la plus égoïste et égocentrique que je connaisse !

Les yeux dépareillés de Yue s'éteignirent brutalement. Son cœur perdit le fil de ses battements, son souffle sa régularité ; un voile humide tomba comme un suaire sur son regard mort. Elle inspira profondément, expira un souffle saccadé puis, rentra chez elle sans desserrer les lèvres.

Le lendemain, le fabuleux apprit qu’il n’était plus appelé à escorter la pupille du baron aux journées mondaines marquant l’ouverture de la chasse estivale.

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