55.1

6 minutes de lecture

L’atelier baignait dans la pénombre. Debout à son bureau, Léopold travaillait à la lueur jaunâtre d’une lampe à pied. Le déclin du jour n’était pas parvenu à le déconcentrer de ses comptes. Les frais de scolarité de Yue s’élevaient à des sommes exorbitantes qui, au regard de ses résultats, désespéraient son tuteur. Pour ne rien arranger, la saison mondaine lui allégeait toujours plus démesurément la bourse et participer à l’Exhibition ne lui permettrait pas non plus faire d’économies. Somme toute, sa rente suffirait à peine à couvrir ses dépenses de l’année. Pour tout à fait rentrer dans ses fonds, il lui faudrait puiser dans ses économies, opérer des coupes budgétaires ou trouver une nouvelle source de revenus. Pour la concrétisation de ses projet futurs, la troisième option serait sans conteste la meilleure.

Léopold ne voulait pas d’une seconde troupe itinérante. Pour autant, il trouvait ridicule de quitter le monde de l’évènementiel fort de quatorze ans d’expérience pour se lancer dans un secteur d’activité méconnu. Monter une entreprise n’était pourtant pas une mince affaire.

Fatigué, le baron s’enfouit le visage au creux de la main et se malaxa l’entre-sourcils pour se dérider. Un bruit sourd attira son attention. Il rouvrit les yeux. Yue venait de faire tomber un livre de son étagère en s’emparant d’un ouvrage voisin.

— Pardon, bruissa-t-elle.

Dernièrement, la petite s’était éprise de littérature académique. Dictionnaires, encyclopédies, imagiers, tout y passait. Léopold savait que, ne sachant pas lire à proprement parler, elle se contentait de regarder les illustrations et de décortiquer un paragraphe çà et là. Toutefois, le manège de la fillette durait depuis plus de dix jours et son tuteur ne savait plus quoi penser de ce qu’il avait d’abord pris pour une lubie passagère.

Cela devait avoir un rapport avec la récente visite de son ancien précepteur. Au mieux, il l’avait motivée à étudier. Au pire, il lui avait inspirer de mauvaises idées. L’un dans l’autre, la petite était à surveiller.

— Un livre à la fois Yue, la sermonna Léopold. Je ne crois pas t’avoir vue ranger le dernier que tu m’as emprunté.

— J’en ai encore un peu besoin…

— Vraiment ? Mes excuses, Yue. L’espace d’une seconde, j’avais presque oublié qui donnait les ordres, ici.

Sans chercher à cacher sa mauvaise humeur, la petite fille remis le livre en place.

Neuf heures sonnèrent. Léopold avisa le cadrant de son horloge murale avec dépit. Il n’avait pas vu passer le temps.

— Nous irons t’acheter des livres à toi demain après l’école, trancha-t-il. En attendant, va t’habiller. Nous partons bientôt.

Les premiers perce-roches de l’année devaient éclore dans la soirée. Ces chimères florales miraculeuses, propres à la province de Leum, naissaient sous la lune, entre les fissures de la pierre, puis mouraient avec le jour. Cueillies au bon moment, elles se prêtaient à la confection de toute sorte de remèdes, mets, parfums, huiles, savons et autres produits de luxe. Chaque année, leur récolte donnait matière à la tenue de bals nocturnes : événements plus populaires que mondains, quoique financés par les seigneurs. Pas de grandes toilettes, de décors extravagants ou de mise en scène distinguée, mais des jeux bruyants, de la viande pour dix fois le nombre de bouches, du vin par tonneaux entiers, des largesses en monnaies sonnantes… largement repayée par l’usufruit de la cueillette des serfs et des employés qui regardaient la corvée comme un divertissement. À raison de quatre à six jours de congé l’an, il fallait savoir se contenter.

Les festivités se tenaient au bord du lac, sur la rive enclavée à fleur du promontoire. Toutes les barques de la baronnie mouillaient à l’opposé, le long d’un ponton jalonné de lanternes. Lorsque les mestres parurent, toute fendirent les eaux sombres pour faire traverser d’un bloc l’ensemble des convives.

Côté promontoire, une poignée d’esclaves mettait la touche finale au dressage de l’immense table longiligne napée de blanc qui croulait sous les plats. D’autres arrangeaient les nattes de pique-nique, vérifiaient l’éclairage, mettaient les tonneaux en perce ou faisaient l’inventaire des outils de cueillette. Avant l’amarrage de la première barque – celle des mestres – tous s’interrompirent pour se ranger en ligne. Pour eux, c’était un jour ordinaire, en uniforme ordinaire. Ils n’avaient pas droit de se mêler à la fête. Les restes ne leur seraient pas distribués. Ils ne pouvaient que servir et se taire.

Le baron se fendit d’un discours de bienvenue, court et efficace. Il en ferait un second lorsque les estomacs seraient mieux remplis et, par conséquent, les oreilles mieux tendues. Très vite, un brouhaha festif s’éleva. À deux heures de la floraison des perce-roche, toute la baronnie était en liesse.

Presque.

Bard finissait laborieusement sa journée de travail et d’entrainement en charriant le tronc d’un arbre mort loin de son point de chute. Pour ne pas laisser de traînée disgracieuse dans l’herbe, il le soulevait entièrement, marchait quelques pas, se reposait, puis recommençait.

— Besoin d’aide, regard de braise ?

Bard toisa Cha d’un air désabusé.

— Tes yeux…. T’es joli, quand tu brilles, commenta la sang-mêlé. Pourquoi tu traines dans mon secteur ? T’es pas à la cueillette ?

Il laissa lourdement choir son fardeau, puis s’assit, exténué. Ce fut à peine s’il releva le compliment qui naguère l’aurait fait rougir des pieds à la tête.

Cha posa sa lanterne entre eux pour prendre place à son côté.

— Moi, j’récoltais des feuilles de noisetier pour les jackalopes, raconta-t-elle. Ils aiment bien, et ça les calme. Puis moi, je peux dormir un peu la nuit.

— Tu es sûre que ça n’a pas d’effets psychotropes dangereux, sur eux ?

— Psycho-quoi ?

— Tu drogues peut-être les lièvres de Yue. Je me demande toujours pourquoi tu as été affectée à ce poste.

— J’en sais foutre rien non plus. Mais au moins, on est deux à être très mauvais dans ce qu’on fait.

Bard l’interrogea d’un froncement de sourcil.

— T’as pas pensé à couper le tronc en plusieurs pour le déplacer ?

Il y eut un silence. Les deux adolescents échangèrent un regard, puis partagèrent un franc éclat de rire.

— L’oisiveté nous siérait mieux, devisa Bard. Il nous faudrait notre propre château.

— T’as pas répondu à ma question. Pourquoi t’es pas au bord du lac à biberonner la gamine ?

— Parce que Yue ne veut plus me voir. Elle est sortie presque tous les jours depuis l’ouverture de la chasse sans jamais me demander.

— Ah. Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Je lui ai reproché d’être ingrate et égocentrique. Son sale caractère s’est occupé du reste.

Cha pria Bard d’entrer dans les détails de cette anecdote. Il la satisfit amplement, allant jusqu’à lui dépeindre ce qu’avait été sa relation avec Yue, du cirque à la baronnie en passant par le palais du vin. Récriminer contre son tyran aux yeux vairons lui fit un bien fou.

Cependant, la sang-mêlé ne se déridait pas.

— Écoute, j’suis pas sûre de comprendre. Tu lui en veux parce qu’elle a plus de chance que toi ou parce qu’elle s’en rend pas compte ?

La formulation de la question ne plaisait guère à Bard.

— Que veux-tu dire, exactement ?

— Je veux dire qu’y a pas longtemps, j’ai rencontré un fabuleux qui m’a fait comprendre que c’était mal de reprocher aux autres d’avoir de la chance. Et la chance, il en a, le bougre. Il est né mestre. Il est allé à l’école. Il sait lire, écrire et même parler vachement bien. Ses parents sont vivants. Son contremaître lui consacre des journées entières. Sa mestresse l’invite aux fêtes de la baronnie… Je continue ?

— Moi, je ne te donne pas d’ordres, je ne te mets pas en danger sur des coups de tête et je ne te regarde pas de haut.

— On r’parle de la façon dont j’ai gagné mon billet pour l’Exhibition ? Ou de la fois où on a passé tout un jour à genoux ?

— Je ne t’ai pas forcé la main, le soir de l’anniversaire !

— Vrai. J’t’ai suivi parce que j’étais inquiet pour toi. Tu suivais Yue parce-que t’étais inquiet pour elle. Yue était dehors parce qu’elle était triste pour une fée. À croire que c’est naturel de prendre soin des gens quand on a l’impression qu’ils ont besoin de nous…

Ayant pris son élan, elle se leva d’un bond presque gracieux.

— Sur ce, regard de braise, j’m’en vais droguer mes lapins. Si ça tourne mal, on aura de quoi fourrer nos chaussures cet hivers.

Elle cligna malicieusement de l’œil, ramassa sa lanterne, puis reprit sa route d’un petit pas sautillant. Il fallut son départ pour Bard remarqua les racines sorties de terres qui foisonnait à ses pieds, porteuses de bourgeons luminescents. Sous le regard subjugué du fabuleux, tous déployèrent leurs pétales enflammés de lumière.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0