40.1

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Affalée sur le lit de Bard – qui l’avait cédé malgré lui – Yue écoutait complaisamment les sons maladroits qu’Isaac tirait de son ney. Ses leçons de musique avec Maleka ne portaient pas encore tout à fait leurs fruits mais le talent du petit garçon bourgeonnait déjà de façon prometteuse. Ses mains compensaient en agilité ce qui leur manquait en taille pour manipuler convenablement la flûte oblique. Entre deux fausses notes, il lui arrivait de jouer suffisamment bien pour qu’on reconnût l’air de La Ronde des Shâdhavâr : une comptine jerild qu’Hiram avait plusieurs fois chanté à Yue pour l’endormir à l’heure de la sieste ; diablement efficace. Yue n’avait même jamais entendu la fin de l’histoire. Il était question d’un shâdhavâr tournant autour d’une oasis en jouant de sa corne comme d’une flûte. Un deuxième le rejoint, puis un troisième, puis un quatrième, puis un cinquième, puis un sixième...

Les paupières de Yue s’alourdissaient. Une note malsonnante plus pêchue que les autres l’arracha à sa douce torpeur. Isaac s’était arrêté de jouer, égaré dans sa partition. Yue eut soin de l’applaudir malgré tout. Isaac fit la moue en s’asseyant près d’elle.

— Pourquoi tu boudes ? s’affligea Yue.

— Tu applaudis juste pour me faire plaisir, pas parce que je joue bien.

— J’applaudis parce que tu progresses, l’assura Yue d’un ton professoral. Quand j’étais petite…

— Tu es toujours petite, l’interrompit Bard.

Un coussin l’atteignit à l’arrière de la tête. Il se frotta la nuque en dardant un regard rancunier et admiratif sur la tireuse de l’autre bout de la chambre.

— Quand j’étais petite, reprit Yue comme si de rien n’était, mon papa me disait qu’il préférait me voir faire toujours mieux que toujours bien.

— Mais toi, tu fais toujours bien, soupira son frère.

— Tout ? rit-elle.

Elle prit l’instrument des mains de son frère. Se donnant l’air très docte, elle tira de la flute deux douzaines de traits stridents sur l’air faussé de La Ronde des Shâdhavâr. Passé le premier moment d’hébétude, Isaac éclata de rire, bientôt imité par sa sœur.

Bard était alors aux prises avec une double page extensible de son Atlas Légendé des Guerres de Sainte Légende. Le quadriptyque donnait à lire trois frises longues de plusieurs siècles. Les caractères étaient si petits qu’il avait le sentiment de deviner les mots plutôt que de les déchiffrer.

— Gerane… expira-t-il.

Trop fort, cependant, pour ne pas être entendu des deux enfants. Leur hilarité tarit.

— De quoi tu parles ? l’interrogea Yue d’une voix rude.

Le fabuleux comprit qu’il n’avait que peu d’intérêt à répondre. Évoquer l’huldra mettait toujours Isaac d’humeur morose, et l’inconfort d’Isaac provoquait invariablement l’ire de sa sœur. Bard se trouvait passablement ridicule de craindre à ce point la colère d’une fillette, mais il connaissait trop bien ses propres raisons pour vraiment se jeter la pierre.

— Rien, Mestresse, répondit-il.

Il avait résolu de l’appeler de cette façon en comprenant que ça la gênait affreusement. Comme chaque fois, elle fuit du regard en se tordant la lippe. Isaac sauta à bas du lit, laissant sa sœur et sa flûte derrière lui pour aller se pencher sur le livre de Bard.

— Gera’nwe, rectifia-t-il. C’était la Régate avant Za’ony, mais c’est Temilal qui a donné un nom à Gerane.

Ce disant, il fit glisser son index au bout de la première frise dont les trois noms précités terminaient la flèche retraçant les dirigeantes d’Aranate.

— Elle n’en avait pas, avant, poursuivit-il. Comme…

Il fronça les sourcils. Son regard s’embua.

— Il est vieux, ce livre, déplora-t-il d’une voix inégale. Il manque plein de noms, c’est n’importe quoi.

Il se détourna de l’ouvrage et retourna auprès de Yue pour récupérer son instrument.

— Je vais travailler un peu dans ma chambre. Je te ferai écouter ce soir si je me suis amélioré.

Yue enlaça son petit frère pour lui apporter le réconfort qu’il n’osait pas demander, puis le laissa partir. Sitôt que la porte fût refermée derrière lui, un nouveau coussin heurta le fabuleux.

— Je vais jouer avec Emaëra, soupira-t-elle en le quittant à son tour.

Bard battit nerveusement des paupières en se demandant quoi penser de tout ce qui venait de lui arriver en moins d’une minute. Sa porte coulissa de nouveau. S’attendant à voir revenir Yue pour une raison où une autre, il se saisit des deux oreillers qu’elle lui avait jetés pour s’en faire un bouclier contre un éventuel troisième projectile. À la place de la petite fille, Ibranhem parut, toujours affaibli par sa migraine, mais un peu remis par un quart d’heure de sommeil.

— Isaac et Yue ont l’air d’adorer jouer avec toi, le taquina-t-il.

— Ils ne jouent pas avec moi, ils jouent ensemble, dans ma chambre.

— Laisse-moi te partager la sagesse d’un grand frère démissionnaire et d’un précepteur excédé : envahir ton espace, c’est ce que font les gamins qui veulent attirer ton attention. Quand ils ne t’apprécient vraiment pas, ils t’évitent.

Ibranhem prit la liberté d’entrer sans trop se soucier de l’accord de l’occupant.

— Et quand ils ont seize ans, qu’est-ce que ça veut dire ? l’interrogea Bard interloqué.

— Je dois récupérer des documents planqués dans tes affaires, expliqua Ibranhem en commençant à fouiller les étagères.

— Tu… quoi ?

— Tu n’habitais pas ici avant, rappela l’aîné, et j’ai mes petites habitudes. Il y a certains livres censurés et des écrits personnels que je ne veux pas me faire confisquer, alors c’est ici que je les range.

— Tu caches ta contrebande chez moi au risque de m’attirer tes problèmes, conclut Bard avec hauteur.

— Personne ne te soupçonnera de lire des ouvrages de science arcanique en qessaran ou d’écrire en jerild.

— Je te ferai dire que j’ai aussi reçu une éducation, se vexa Bard. Je sais écrire le jerild.

Ibranhem le regarda d’un air curieux.

— Il y longtemps que je n’avais pas eu le sentiment de parler à Benabard. Que font les deux autres ?

— Il n’y a vraiment que toi pour parler avec autant de décontraction d’une chose aussi repoussante que ma nature fabuleuse.

Ibranhem exhala en souriant.

— Il m’arrive d’oublier que tu es le fils de Rowena. Merci de me le rappeler, jeune impérialiste. Tu en connais beaucoup, des gens qui ne sont pas fabuleux, toi ?

La question laissa Bard hébété quelques secondes.

— Toi, tu ne l’es pas, finit-il par réponde.

— Tu me vexes, prétendit Ibranhem en s’attaquant aux tiroirs. Il y a tant de fabuleux capables de donner une descendance à de prétendus humains que, sans le savoir, nous sommes tous probablement un peu elfe, lycan ou même ogre. Tara à l’air humaine, non ? Sa mère est une épigée. Bahir a quelque chose comme un dixième de sang pandi. J’ai connu un sage en Izie qui disait qu’un mage n’était jamais qu’un humain doué de plus de magie que le commun, de la même façon que certaines personnes sont plus grandes que d’autres.

— Les humains ont de la magie en eux ? répéta Bard, dubitatif.

— Il y a de la magie en nous comme dans l’air que nous respirons, la terre qui nous nourrit et les astres qui les éclairent. Supposer que les humains n’ont pas de magie en eux, c’est comme supposer qu’ils n’ont pas d’eau dans le corps.

— Ce n’est pas vraiment ce que j’ai appris à l’école.

— Rien de plus normal, tu es issu d’une fabrique à collectionneur comme le sont tous vos établissements scolaires. Comment ton gouvernement justifierait l’esclavage de tous ses fabuleux s’il reconnaissait que ce terme n’a pas vraiment de sens ?

— Le Jerada pratique aussi l’esclavage, souligna Bard.

— Le Jerada a ses défauts, convint Ibranhem, mais notre esclavage n’a ni les mêmes racines ni les mêmes raisons juridiques que le vôtre.

— À t’écouter, l’Empereur est un monstre et tous ceux qui adhèrent à ses idéaux des ordures finies. Les humains vivaient en majeure partie sous la terre avant l’union des nations sous l’étendard de Sainte-Légende.

— Belle récitation de discours de propagande.

Ayant mis la main sur le vieux carnet écorné qu’il cherchait, Ibranhem s’assit en tailleur à même le plateau de la commode et se mit à le feuilleter avec attention.

— Mmh… j’écrivais vraiment très mal à dix ans, observa Ibranhem en redécouvrant sa plume. Je dois des excuses à Yue…

Il humecta son doigt et fit défiler quelques pages avant de reprendre.

— Tu sais qu’il y a quelques années, les gauchers étaient encore considérés comme des fabuleux, au Lashad ? Je l’ai découvert à mes dépends pendant nos premières et dernières vacances à Óro, à la période du carnaval. En étant discret, je n’ai pas eu trop de problèmes pendant notre séjour, mais Emaëra n’a pas eu ma chance. Ses yeux vairons attiraient beaucoup l’attention. Entre autres incidents, elle s’est faite remarquée sur la plage privée de notre hôtel. De charmant enfants lui ont jeté des galets de mer et des coquillages. Des adultes l’ont traitée de tous les noms, il y en a même eu un pour lui cracher dessus. Des gardes civils ont dû intervenir au nom du Saint Empereur, pas pour aider ma petite sœur de cinq ans mais pour interpeller la fabuleuse qui troublait l’ordre public. Alors vois-tu, m’est avis que certaines personnes auraient mieux fait de rester sous terre.

Se sentant injustement visé, Bard fut tenté de répliquer à la manière de Yue en jetant à Ibranhem un des coussins qu’il avait reçus plus tôt. Il se ravisa en pensant aux que lui n’avait plus huit ans. Pour chasser cette idée définitivement, il alla les replacer sur son lit.

De nouveau, la porte s’ouvrit brusquement.

— Frapper à la porte vous écorcherait la main ? s’emporta Bard agacé par les violations répétée de son espace personnel.

Il regretta ses paroles sitôt qu’il fit volteface et réalisa qu’il les avait adressées à Hiram. Hiram qui n’avait pas l’air content.

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