22.1

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Affalé sur une pile de coussins qu’il crevait du coude et de l’épaule, Hiram peinait à endiguer l’hémorragie qu’il avait lui-même provoqué au creux de sa paume. Dans son emportement, il s’était entaillé plus profondément que de raison. La vue du sang l’avait étourdi au point que ses mains tremblaient l’une dans l’autre. La chaleur et le mal s’agglutinaient sur son front en une membrane de sueur brûlante. Installé plus loin, à même le sol comme il en avait l’habitude, son fils aîné le couvait d’un œil inquiet.

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir que je vous soigne ?

— Concentre-toi sur ce que tu fais, le rabroua son père.

— Bien. Vous êtes le Mestre.

Consciencieusement, Ibranhem mêlait à du sable et de la poudre de diamant le liquide vital de son père. Armé d’une baguette d’or qui lui servait de relique – sa baguette magique, l’appelaient ses sœurs – il imprimait à la mixture un mouvement circulaire régulier. La magie de la matière ne tarda pas à s’éveiller. Bientôt, les grains de sable fusionnèrent et formèrent une pâte de verre visqueuse et opaline. Le sang s’y dilua et s’y figea comme de l’encre prise dans l’eau, puis dans la glace.

— Tu te sers de quantités alarmantes de catalyseur, fit remarquer Hiram. Je n’ai pas non plus bonne opinion de l’usage de sang dans les rituels arcaniques. C’est une marque de nécromancie.

— Vous êtes perspicace, mon père. Pour ne rien vous cacher, c’est bien de la nécromancie. Nous sommes tous morts quelque part dans l’Éternité, alors tous les arcanes qui touchent à l’espace, au temps et aux êtres sont un peu sacrilèges. Le sang est utile dans ce genre de manipulation, car il permet de capter les empreintes de façon très précise. Vous connaissez le dicton : Les arcanes de sang ne forlignent pas. Pour entrer en contact avec une personne très éloignée et potentiellement… hors de la Réalité, il faut viser juste et frapper fort, s’adresser directement à l’âme. Si tout fonctionne correctement, nous pourrons atteindre votre fils, quoi qu’il lui soit arrivé. Sa voix nous arrivera d’un endroit ou l’autre de la trame de sa vie.

— Je croyais que le Sage Ishvahar ne faisait que dans la médecine. Depuis quand t’enseigne-t-il ce genre de… ?

Hiram s’interrompit en voyant son fils se figer, puis reprendre son activité d’un geste plus raide.

— J’ai beaucoup appris seul, dernièrement, avoua Ibranhem. Le Sage ne veut plus de moi comme disciple depuis le quelques décans.

— Comment ? s’écria Hiram. Pour quelle raison ? Et pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?

— Il y a un temps pour s’exprimer, jeta Ibranhem comme un reproche.

— Pas lorsqu'il est question de ton éducation ou de ta sécurité. Manipuler la magie sans guide est dangereux ! Je refuse que tu...

— Faut-il que j'interrompe le rituel ?

Douloureusement, Hiram déglutit.

— Ta mère m’a dit que tu lui causais des inquiétudes, dernièrement. Me parlait-elle de cela ? insista-t-il.

— Je ne lui en ai rien dit, mais j’imagine qu’elle s'est doutée de quelque chose lorsqu‘elle a vu ça.

De sa main libre, il empoigna sa chevelure et se l'entortilla autour de l’avant-bras pour dégager sa nuque. Du bas de son crâne à son oreille gauche ses ondulations avaient été grossièrement raccourcies à quelques centimètres de son cuir chevelu et une sévère entaille lui défigurait l’oreille.

— Je crois que s’il avait été moins vieux et gauche, ce vieux fou m’aurait décapité.

— C'est... C'est inadmissible ! balbutia Hiram. Au nom de quoi s'est-il permis de... ?

— J'ai eu des relations charnelles avec son petit-fils, interrompit Ibranhem en laissant retomber la cascade brune dans son dos. Il nous a surpris dans la salle des reliques du Temple de Bezate.

— Je... Qu’est-ce que tu dis ?

Un sourire pincé déforma les traits de son fils. Au reste, il ne répondit pas, se contentant de faire basculer la faïence qui contenait sa préparation à la lisière de son tracé. La magie opéra dans l’instant.

Les glyphes se mirent à briller à la façon de braises rouges dans la cendre. Le mélange de verre, de gemme et de sang s’étala jusqu’à les emplir tous.

L’atmosphère se fit plus lourde, plus dense. Hiram, dont le souffle ne tenait déjà à rien, eut subitement tant de mal à respirer que sa vue se troubla. En son esprit, la bibliothèque, ses ouvrages, ses tentures et ses soieries s’abstrayaient en une toile mouvante de couleurs chaudes.

Cela dura une seconde, ou peut-être un millénaire. Hiram revint à lui comme un noyé à la surface de l’eau, étranglé par le manque d’air dont il avait souffert autant que par la brûlure que lui infligeait celui qui lui gonflait les poumons.

Au-dessus du cercle lumineux, deux mains inhumaines jaillirent tour à tour d’un néant trouble et ondoyant. Agrippées au vide qu’elles venaient de transpercer, elles élargirent une brèche d’où sortirent bientôt la tête, les épaules, le buste et les jambes nues d’un monstre à visage d’homme. Ce dernier balaya la pièce d’un regard torve iridescent. Une odeur de roussi imprégna la pièce depuis une colonne de fumée claire qui s’élevait de sa gueule. D’un pas lourd et dégingandé, il avança vers son invocateur.

Ibranhem gloussa nerveusement.

— Je ne m’attendais pas à ça.

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