23.1

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Recroquevillée dans un coin de la pièce qu’elle commençait à percevoir comme une prison, Yue réfléchissait. Elle n’aurait pas su dire à quoi, cependant, car son esprit passait si vite d’une idée à l’autre et sans se fixer sur rien que ses raisonnements avaient l’inconsistance de l’air.

Tantôt, elle se disait qu’il lui faudrait vite apprendre à compter jusqu’à l’infini, sans quoi elle ne saurait jamais combien de taches pointillaient le visage d’Ibranhem. Or, il fallait qu’elle le sache. Absolument.

Par intervalles, elle se figurait aussi les sœurs Adade côtes à côtes et tâchait de leur trouver des différences pour mieux les distinguer de loin. Elle ne pouvait pas toujours leur scruter les yeux pour ce faire. Il lui semblait qu’Ismé avait les cheveux un peu plus longs et qu’Emaëra était un rien plus halée… Ou peut-être l’inverse.

Le cirque avait déjà eu des jumeaux, mais siamois, ceux-là. Amerkant avait toujours parlé d’eux comme d’une seule et même personne – ou plutôt une seule et même chose – mais Yue se rappelait distinctement que les frères n’avaient pas le même goût pour les fruits confits, ni les mêmes jeux préférés aux cartes.

Samoil avait fait un très joli dessin d’eux avant qu’ils ne meurent. Où pouvait être ce dessin, à ce jour ? Et où était Samoil ? Avait-il encore cette boîte de fusains un peu grossière, taillée au couteau dans le bois par les soins de Merric ? Et Romí, qu’était-il devenu ? Et Katina ? Et les autres ?

Toute la troupe ne voyageait pas toujours d’un bloc. Elle connaissait des phases d’inactivité, ou d’activité partielle qui divisait les effectifs, mais jamais de façon si brutale… Sinon une fois. Il y avait eu la maladie. Trois ans plus tôt, une grippe terrible s’était répandue au cirque. Beaucoup en étaient morts. Il avait fallu éloigner les contaminés du jour au lendemain pour freiner la propagation et éviter l’hécatombe.

La disparition du père de Yue n’était-elle finalement qu’un mal contagieux dont il peinait à guérir ?

La porte coulissa. Dans un sursaut, la petite fille leva les yeux sans comprendre ce qui s’offrait à sa vue.

— Quand j’entre, tu es supposée te lever, la rabroua Mildred.

Toujours interloquée, Yue resta prostrée.

— Je vais sérieusement finir par croire que tu es stupide, persifla la mestresse.

Elle entra tout à fait, prenant soin de fermer derrière elle. Une boite ronde lui pesait sous le bras gauche. Elle vint la poser en face de Yue avant de prendre place à même le sol, en vis-à-vis. La petite fille interrogea l’adulte du regard.

— Si tu ne veux pas te lever, il faut bien que je m’asseye. C’est très inconfortable de parler en regardant vers le sol.

Mildred souleva le couvercle de la boite et y un plongea ses mains pour en extirper un objet des plus fascinants : une réplique miniature de carrousel. De mon carrousel, songea Yue.

Les six équidés de bois y étaient, de la licorne d’argent qu’elle aimait tant à l’hippalectryon noir dont l’expression était si drôle. Le kelpie et le sleipnir n’avaient pas été oubliés, ni plus que le qilin et le pégase. Tout ce beau monde était réuni en cercle sous un auvent en cloche, rayé blanc et rouge comme le chapiteau et comme les sucres d’orges.

— Prends, ordonna la mestresse.

Yue tendit les mains. Le transfert se fit avec toute la délicatesse qu’exigeait la manipulation d’un tel trésor. La petite fille, qui craignait de le laisser choir à mesure que son poids lui chargeait les bras, le posa tout de suite sur ses jambes croisées.

— C’est une boite à musique, ajouta Mildred. Tourne plusieurs fois la clef si tu veux la faire jouer.

Un anneau doré dépassait effectivement d’une petite fente sous le plateau tournant. Curieuse, Yue s’en empara, puis remonta consciencieusement le mécanisme.

Dès qu’elle l’eut lâché, le manège se mit en marche au rythme de son emblématique cantilène. Yue pencha doucement la tête sur son épaule, apaisée par cet air familier.

— Ce carrousel a servi de modèle à celui que tu connais, et non l’inverse, précisa d’emblée la mestresse. Il a été conçu bien avant ta naissance, par mon frère. À cette époque, j’étais à peine plus grande que toi. Il recèle de très mauvais souvenirs.

Yue s’efforça de considérer l’objet sous un autre angle, tant au propre qu’au figuré. Il lui semblait bien trop réel pour être un souvenir et trop joli pour être mauvais.

— Mauvais comme une histoire où des gens meurent, reprit pensivement Mildred. La mélodie que tu entends est extraite d’un chant funéraire tulis. Cela sonne doux, je te l’accorde, mais nous avons une certaine perception de la mort, au Tjarn.

— Vous êtes Tjarne ? s’étonna Yue.

— Du côté de ma mère, oui. Et ne t’avise pas de me dire que tu pensais que toutes les Tjarnes étaient rousses, sans quoi, je t’écorche vive.

Yue baissa les yeux. Sans savoir ce qu’écorcher voulait dire, elle se doutait que cela ne devait pas être agréable.

— J’en perds le fil de mon récit, se plaignit la mestresse. Ma mère, donc : Hallebrei Yggdrasil, princesse de Tjarn. Elle aimait beaucoup ce passage en particulier du chant. C’est elle qui a inspiré la confection de cet objet. Peut-être même la création du cirque tout entier. C’était une femme… mentalement incomplète, disons. Mon père les aimait très vulnérables. Avant de l’épouser, il avait été quatre fois veuf et semé des bâtards dans tous les hospices de Réelle. À ma mère, il n’a fait que deux enfants : Léopold et moi, mais il lui a offert un nombre incroyable de chevaux extraordinaires. Elle aimait ses odieux canassons plus que tout. Ils étaient ses seuls confidents. Elle n’avait pas vraiment d’amies, mais parfois, d’autres femmes de collectionneurs venaient les voir ; elle, la folle, puis ses bêtes fabuleuses. Son salon était un prototype de foire aux monstres : un endroit pour se faire peur et se rassurer en même temps. Mais ça, c’est un détail secondaire.

Elle effleura son mauvais souvenir du bout les doigts.

— Revenons-en aux chevaux, proposa-t-elle. Un jour, mon frère et trois de nos demi-frères ont eu la bonne idée d’organiser une course équestre pour impressionner leurs amis du pensionnat. Ils voulaient savoir lequel des six étalons chimériques de ma mère était le plus rapide. Ils ont agi à l’aube, sorti les bêtes de l’écurie sans en aviser personne, mandé une dizaine d’esclaves et sont partis dans les montagnes. Le parcours qu’ils y avaient tracé était infaisable et les cavaliers inexpérimentés. Je te passe les détails. Il y a eu des chutes, des blessures, des noyades… personne n’a gagné cette course et ma mère a perdu toutes ses chimères. Mes frères se sont débrouillés pour faire porter beaucoup de leur faute aux esclaves. Ceux qui avaient survécu à la chevauchée sont morts sous les coups. Les vrais coupables s’en sont sortis avec une tape sur les doigts mais ma mère ne s’est jamais remise de ce drame. Elle n’a…

La cantilène cessa de tinter de façon abrupte. Mildred et son maigre auditoire considérèrent silencieusement l’automate.

— Remonte-la, si tu veux, permit la mestresse.

Yue le voulut bien. Cette fois-ci, elle ne s’arrêta de tourner la clef que lorsque le mécanisme opposa une nette résistance. Les chimères de bois reprirent alors leur parade au son délicat des lames d’acier vibrantes.

— Ma mère n’a plus jamais adressé la parole à personne après cet évènement, acheva Mildred. Mon frère a conçu cet objet pour le lui offrir. Il espérait la consoler et lui demander pardon tout à la fois. C’est pour ça que le motif est rouge et blanc. Dans la tradition tulis, le rouge symbolise un état de plénitude entre la vie et la mort. Le blanc est la couleur du manque et des regrets. On la porte pour afficher un deuil douloureux. Je me demande souvent ce qui a pris à Léo de faire de cette horreur un manège pour enfants. Son côté cynique, j’imagine. Le modèle réduit m’est échu sans vraie raison après que le grand a été construit et que ma mère nous ait quittés. Toutes ces dernières années, j’ai cherché une façon plus ou moins saine de m’en débarrasser et je pense avoir trouvé. J’aime à croire qu’elle te sera un meilleur souvenir qu’à n’importe quel Makara. Si tu la veux, elle est à toi, décréta-t-elle. Considère cela comme mon cadeau d’affranchissement.

En un tour de main habile qui laissa Yue sans réaction, elle lui ôta le pendant d’or blanc qui lui perçait le plat de l’oreille, puis fit jouer le bijou entre ses doigts en contretemps de la cantilène.

— Je n’ai pas la certitude que ton père soit mort. Tout porte à croire qu’il est prisonnier d’un arcane comparable à celui qui a dissimulé l’Héliaque le soir du massacre. Toutefois, puisqu’il est aux mains de l’ennemi, je suis en droit de supposer qu’il n’en réchappera pas et d’avancer quelques démarches. Et puisque l’enquête suggère que l’ennemi t’est affilié… Hiram ne t’en a rien dit je suppose ? Peu importe. Je vais faire produire le certificat de décès de Yo Rin Temehn en même temps que celui de mon fils. Tu seras officiellement libre dans quelques décans. Ne te gêne pas pour disparaitre de ma vie bien avant. Toi aussi, tu es un mauvais souvenir.

Mildred se leva, épousseta les pans de soie blanche de sa robe, puis quitta la pièce.

Yue assimila laborieusement ses derniers mots. La mélodie s’érigea en cacophonie aux oreilles de la petite fille dont l’esprit s’engourdissait à chaque tour de manège.

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