8.2

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— Belle performance, jeta ironiquement Amerkant à la fin du numéro de Merric. Évite d’éborgner la personne qu’on attachera à la roue ce soir, ce serait quand même dommage.

— Désolé, Mestre. J’rate jamais mon coup d’habitude, mais j’ai des fourmis dans les doigts.

Il jeta un regard de compassion au mannequin qui avait reçu son dernier projectile dans la tête plutôt qu’au-dessus.

— Tes petits problèmes ne m’intéressent pas, le rabroua Amerkant. Si tu fous ton numéro en l’air ce soir, c’est toi qui serviras de cible à ton remplaçant pendant les décans à venir.

— Compris, grogna l’artiste en quittant la scène.

— On salue le public, espèce de rustre ! Et qu’est-ce que vous attendez, vous autres ? Je veux voir un changement de décor fluide, ce n’est pas compliqué, si ? Où est le maître de manège ? Que quelqu’un me ramène cet abruti !

Amerkant avisa sa montre.

— En voilà un à qui la fouettée d’hier n’a pas remis les idées en place, maugréa-t-il, se promettant de compléter la correction de ses mains, au besoin.

Les secondes s’écoulèrent. En parfaite synchronisation avec les aiguilles du cadran d’Amerkant, le premier gong de quatre heures retentit, assourdissant. Le deuxième, le troisième et le quatrième suivirent comme de coutume. Là, le mécanisme de sa montre cessa brusquement de tourner. Fronçant le sourcil et se triturant la barbe, Amerkant interrogea les aiguilles du regard.

Le brouillard et la pénombre s’étaient sournoisement glissés sous le chapiteau, ainsi qu’un silence pesant. Les artistes et les commis s’étaient tous subitement tu, ceux qui attendaient leur tour de filage comme ceux qui, ayant fini leur journée à la fermeture de la foire, assistaient à la répétition depuis les tribunes. Leurs regards interloqués convergeaient vers un point unique.

Sortie comme une ombre de la coulisse, une étrange inconnue marchait vers le centre de la scène. Amerkant ne la remarqua vraiment que lorsque qu’elle entra dans le halo du projecteur principal.

L’intruse pouvait avoir quinze ou seize ans. De courts cheveux noirs et drus lui voilaient à moitié le visage. Un long manteau sombre la couvrait tout entière ; n’en dépassait que ses mains. Ses poings serrés tractaient deux corps inanimés, l’un par le col de sa veste et l’autre par les cheveux : Rin et Célestine. Une série d’exclamations outrés et horrifié s’éleva autour d’eux.

L’intruse lâcha ses victimes aussi négligemment qu’on l’eut fait de sacs d’ordures. Couchés dans la poussière, Célestine se tordit de douleur, Rin demeura immobile.

— Qui êtes-vous ? s’enhardit à demander Amerkant, horrifié. Que faites-vous sous ce chapiteau ?

Il entendait à peine sa propre voix, noyée sous la rumeur anxieuse des conversations qui grossissait sous le chapiteau. L’intruse leva la tête vers lui, cependant. Ses yeux couleur d’obsidienne roulèrent alors lentement dans leurs orbites. D’une voix profonde, ourlée d’un accent étrange où chaque consonne gagnait en âpreté, elle articula :

— Le Puissant arrive. Restez tranquilles.

— Éloquent, commenta une voix lointaine. Vous parlez plutôt bien notre langue.

Entouré par quatre de ses hommes, Makara entra en scène avec la morgue d’un acteur près à servir son monologue.

— Sans vouloir vous vexer, par nos contrées, les dirigeants dignes de ce nom se font rarement annoncer par des enfants. Cela manque de distinction.

— Guerrière, répliqua l’interpellée. Pas enfant. Allez vous faire mourir.

Répondant à la provocation, la garde rapprochée du mestre mit l’étrangère en joue. Se voyant la cible de quatre fusils, elle se prit à sourire.

— Du calme, intervint Makara.

Ses hommes relevèrent leurs armes.

— Léopold, appela Amerkant, tu veux bien m’expliquer ce qui se passe ? Tu sais qui est cette… Tu sais qui elle est ?

— Je te dirais tout si je te croyais capable de comprendre. Malheureusement…

Au même moment, d’autres de ses hommes sortaient la cage du dragon hors de l’arrière-scène. Dans le brouillard, le dessin de ses écailles semblait plus ardent qu’à l’accoutumée et la fumée qu’il expirait plus dense, plus sombre. Il piétinait avec acharnement dans l’exiguïté de sa prison. Pour tout autre que Makara et ses gens d’armes, l’incompréhension était totale.

Dépassés par la situation, terrifiés pour certains, quelques forains tentèrent de quitter le chapiteau avant d’être mis en échec à grand renfort de coude et de baïonnette par les hommes de Makara. Un brouhaha d’indignation s’éleva face à cette répression injustifiée. La menace du fusil qui n’avait pas fait vaciller l’étrangère dissuada les plus hardis de tenter la moindre manœuvre de révolte. Au milieu du chaos naissant, un coup de feu fut tiré.

L’explosion de poudre ramena le calme sous sa forme la plus horrifiante : une torpeur palpable, silence imparfait entrecoupé de spasmes aigus.

L’arme toujours levé vers son tir de sommation.

— Personne ne vous a autorisé à vous exprimer, rappela-t-il d’une voix forte à ses esclaves et employés. Pour votre propre bien, je vous conseille à tous de rester où vous êtes et de vous faire petits.

Ponctuant sa menace, le dragon grogna du fond de sa cage. Son cri fit trembler tout le camp, comme la veille. Il précéda l’arrivée en cortège d’une femme décharnée au torse nu, d’un géant à la barbe en pointe et d’un homme de modeste carrure qu’on eut pu croire blond sous l’ocre des projecteurs. En réalité, il avait les cheveux blancs comme neige. Blanc aussi était son teint. Quant à son visage, il trahissait tant de jeunesse qu’on y voyait à égalité l’enfant qu’il avait fini d’être et l’adulte qu’il commençait à devenir.

Loin de s’opposer à leur progression, les hommes de Makara leur rendirent presque les honneurs, s’écartant respectueusement sur leur passage.

Au bras gauche, l’homme aux cheveux blancs portait un gantelet platiné qui, aux deux extrémités, formaient pointes semblables à des poignards. Le barbu arborait un accessoire similaire au bras droit, mais d’un alliage plus coloré, proche de l’or.

— Vous devez être ce fameux Puissant, supposa Makara à l’adresse du demi-ogre.

Gerane, l’huldra aux cheveux roux, avant lui sourit de toutes ses dents carnassières.

— Togo n’est que le second de notre souverain, Lith Manëlesi, expliqua-t-elle. Celui que vous cherchez se tient juste derrière lui.

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