9.1

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Yue avait le don commode, sinon étrange, de s’endormir n’importe où, n’importe quand. Usée par l’attente, elle s’était assoupie à même la terre humide, près du petit dragon dont la chaleur et le ronronnement mélodique l’avaient bercée. Pourtant, elle s’était réveillée ailleurs.

La petite fille ne se tirait jamais du sommeil qu’en sursauts violents, comme au sortir d’une apnée prolongée. De là, il lui fallait trois ou quatre secondes pour retrouver le sentiment, puis la conscience ; celui d’avoir dormi, puis celle de s’être réveillée. Commençait alors une quête de repères plus ou moins longue.

Il faisait sombre. Yue reposait sur une couche aussi grande que la tente qui l’abritait. Les rideaux qui l’encadraient étroitement étaient fins, quoiqu’opaques. Yue se serait attendue à avoir froid sans poêle. Il n’en était rien. Elle avait presque trop chaud sous le drap qui la couvrait. Les coussins s’entassaient en nombre considérable derrière elle. Ils n’étaient points brodés et parfumés comme ceux de Célestine, mais uniformément lisse. Cela n’avançait pas Yue quant à savoir où elle se trouvait.

Un trait de lumière barrait verticalement la toile. Devinant une sortie, Yue l’approcha à quatre pattes. Arrivée à portée de main, elle avança plus que de raison et trop vivement. Sa main ne rencontra aucune résistance. Elle tomba toute entière, tête en avant, sur une dalle de pierre moirée. Elle gémit piteusement en frictionnant une bosse naissante.

Sa quête de repères en était au point où elle comprenait tout juste qu’elle venait de tomber d’un lit ; un grand et beau lit à baldaquin, comme elle n’en avait jamais vu que dans les livres d’images.

Aveuglée par la lumière du jour, Yue peinait à garder les yeux ouverts. Elle se leva, trébucha sur sa cheville blessée, mais parvint à se maintenir debout. Puis elle boitilla jusqu’à la fenêtre la plus proche. Le verre granuleux des carreaux ne donnait à voir qu’un amalgame de taches colorées.

— Papa ? appela-t-elle à tout hasard.

Aucune réponse.

Yue prit une minute pour s’observer. Elle était encore en Vierge de Sainte-Légende, drapée de soie sale pour avoir couché sur le sol. Elle se rappelait enfin le tableau vivant, le filage, la première…

Des bruits de pas légers et cliquetants se firent entendre. S’armant de courage et d’un tisonnier qui lui tomba sous la main, Yue se mit en garde. Elle tourna sur elle-même, scrutant chaque accès à l’affut de celle que choisirait son ennemi. Trois coups résonnèrent contre la plus grande des portes.

Grêle, dégingandée, désarticulée, immense, une silhouette de pantin sans visage se glissa dans la chambre par l’entrebâillemen. Son corps aux faux semblants humanoïdes ne paraissait tenir que par un long fil de fer qui l’aurait traversé tout entier, à la façon d’un collier de perles. Le monstre n’était qu’un empilement de pierres rugueuses, petites et grandes, dont la plus haute et la plus massive culminait à près de trois mètres du sol.

Deux sentiments contradictoires et familiers lacérèrent le cœur de Yue : peur et fascination.

Le pantin posa ce qui devait lui être un genou sur le sol. Il tendit ensuite un simulacre de main à Yue. Callée à la jointure de deux pierres plates qui lui tenaient lieu de phalanges, une couronne de feuilles automnales se balançait.

Yue ouvrit de grands yeux. Quoi qu’elle n’eût aucun moyen d’en être sûre, elle crut reconnaître le bijou tressé par Isaac, la veille, dans la bambouseraie. Son tisonnier lui en tomba des mains.

— Merci, hasarda-t-elle en saisissant délicatement le bijou. C’est… gentil.

Elle se le posa négligemment sur la tête, espérant satisfaire le pantin par ce geste. Couronnée de travers et rouge d’embarras, elle s’astreignit à fixer l’endroit où auraient dû se trouver les yeux de la créature si elle en avait été pourvue.

— Est-ce que tu sais parler ?

Le silence du pantin lui laissa entendre que non.

— Est-ce que tu comprends ce que je dis ?

Un mouvement de balancier, comparable à un hochement de tête, donna espoir à Yue. Elle réfléchissait à sa prochaine question lorsque la créature se remit en mouvement. Il quitta la pièce deux fois plus vite qu’il n’y était entré, faisant à nouveau montre de sa mouvance hybride.

— Attends !

Ignorant la gravité de son entorse, elle s’élança à sa poursuite. Elle traversa deux grandes pièces sur lesquelles elle ne prit pas le temps de s’attarder. La dernière porte qu’elle passa lui remit le ciel au-dessus de la tête. Cette fois-ci, elle se perdit en contemplation.

L’éclat du soleil et celui d’un millier d’étoiles cohabitaient sur un ciel bleu poudré de rose. Sous cette voûte de contradictions, un relief gracieux, verdoyant et fleuri s’étendait à perte de vue.

— Dragon ?

Le souffle court, Yue tourna doucement la tête. Hormis son père, une seule personne l’appelait par ce surnom.

— Isaac ? devina-t-elle.

Elle ne vit d’abord que le pantin sans visage, demi-caché à l’angle d’un mur. Son petit frère se tenait à peine plus en retrait. Yue eut à peine le temps de le voir qu’il lui tombait dans les bras. Elle resta roide dans l’étreinte, incapable de comprendre pourquoi étreinte il y avait.

Lorsque Isaac se détacha et que Yue put scruter l’émeraude de ses yeux, la petite fille se laissa choir dans l’herbe, arrivée à bout de forces et d’émotions.

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