CHAPITRE 30  Un témoin gênant  (Repris)

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Journal d’Éva 15 avril 1942

Je suis soulagée d’avoir réussi à convaincre Claude, mais je suis inquiète de la réaction de leur cher ami, Louis. Augustin m’a assuré qu’il s’en occuperait, je vais donc lui faire confiance.

J’ai enfin l’occasion de faire quelque chose d’utile et de me venger de mon père. J’en ressens presque un plaisir sauvage. Plusieurs fois par semaine, je laisse des enveloppes sous mon lit contenant des documents, photos et informations confidentielles. Augustin les récupère lorsqu’il nettoie ma chambre et les transmet ensuite à ses compagnons. J’espère que mes efforts ne seront pas vains, qu’ils permettront de sauver des innocents et qu’ils contribueront à racheter un peu les erreurs de mon géniteur.

On m’a proposé d’expulser des habitants pour m’attribuer une maison, mais j’ai refusé. J’ai expliqué à mes supérieurs qu’elle était trop éloignée de la Kommandantur. En réalité, je me sens incapable de déloger la famille qui y vit. Et puis, je n’ai pas envie d’être éloignée d’Augustin. Je préfère rester à l’hôtel. Sa présence me rassure.

Je sais que je lui fais de l’effet, mais il ne se comporte pas comme les autres hommes. Lui, au moins, me respecte et me considère comme une personne à part entière. Ce qui n’est pas le cas de son cousin ou de ces gros porcs de la Kommandantur qui ne voient en moi qu’un objet sexuel ou un trophée à exhiber.

Journal d’Éva 29 mai 1942

Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de discuter avec Augustin ces deux derniers mois. Entre mon travail et et le sien, nous n’avons presque jamais pu nous retrouver seuls. Son cousin le suit partout comme une sangsue. Quand ce n’est pas le cas, nous sommes constamment interrompus par madame Augun, Claude ou ses autres amis. À croire que le monde entier s’acharne sur moi.

Il ne semble pas comprendre que j’aimerais passer plus de temps en sa compagnie. Sa timidité et son manque de confiance en lui sont aussi adorables qu’exaspérants. J’ai l’impression qu’il ne voit même pas les signaux, pourtant très explicites, que je lui balance. Je me demande s’il n’est pas eunuque ou s’il n’a passé toute sa vie dans un monastère. Ce serait dommage… Je pense que je vais devoir être patiente avec lui.

Troyes, 30 mai 1942

 Grâce à l’aide que Justin nous apportait à l’hôtel, je disposais de plus de temps libre. René en avait profité pour m’apprendre le métier de mécanicien dans le garage de son père. Il m’avait tout expliqué sur le fonctionnement d’un véhicule motorisé et me laissait désormais effectuer mes propres réparations. Ce soir-là, cependant, rien ne se passait comme prévu.

 Allongé sous un camion allemand, j’essayais tant bien que mal de changer le démarreur qui faisait des siennes. La nuit commençait à tomber et je n’y voyais plus grand-chose. Depuis deux bonnes heures, René et moi tentions de desserrer un boulon rouillé et grippé. À bout de nerfs, je jurais comme un charretier à tout bout de champ. Je regrettai presque d’avoir convaincu René de travailler pour le compte de la Wehrmacht. Il n’avait pas du tout apprécié l’idée. Son père non plus. Ce dernier m’avait même menacé avec une clef anglaise lorsque je lui avais soumis l’idée.

 — C’est quoi ton problème ? T’es complètement malade ! On ne va pas aider ces enfoirés, s’était-il indigné.

 — Si vous acceptez de réparer leurs véhicules, nous pourrons exagérer le nombre de pièces détachées dont nous avons besoin et récupérer le surplus que nous fournirons au maquis, lui avais-je expliqué. Nous pourrons aussi saboter les moteurs lorsque ce sera nécessaire.

 Il avait fini par admettre que l’idée était excellente et m’avait même invité à dîner.

 Soulagés de pouvoir compter sur un garagiste, les Allemands se bousculaient pour nous passer commande. Nous nous servions régulièrement dans les caisses de munitions et d’armement qu’ils oubliaient, en ne prélevant que de petites quantités pour ne pas éveiller les soupçons.

 René s’agenouilla à côté de moi et passa sa tête sous le camion.

 — Bon, tu t’en sors ?

 — Ça y est ! claironnai-je en lui tendant la pièce qui m’avait résisté trop longtemps.

 — Ce n’est pas trop tôt ! Je croyais qu’on allait y passer la nuit ! lança-t-il en me débarrassant de l’écrou maudit.

 — Si tu veux que ça aille plus vite, fais-le toi-même ! Je pourrais rentrer à l’hôtel et me reposer un peu.

 — Non ! Tu termines ce que tu as commencé. En plus, c’est à cause de toi qu’on est surchargés de travail ! Demain, tu t’occuperas de tester la moto de Louis, je viens de finir sa révision. Il la récupérera dans la journée.

 — Louis ?

 — Oui. Il est arrivé hier soir, juste avant le couvre-feu. Il m’a confié sa bécane, mais nous n’avons pas eu le temps de discuter. Il avait l’air de très mauvaise humeur…

 Un mauvais pressentiment me remuait l'estomac. Je m’étais engagé à assurer la sécurité d’Éva et de prévenir Louis qu’elle avait rejoint notre camp. Persuadé qu’il ne reviendrait pas avant un très long moment, j’avais procrastiné et n’avais pas cherché à le contacter, trop inquiet à l’idée de lui avouer mon mensonge.

 Éva assistait à une importante réunion à Dijon et reviendrait à Troyes dans la soirée. Je devais me dépêcher de réparer ce foutu camion et passer au maquis pour prévenir Louis avant qu’il ne tombe sur elle.

 Je ne manquais pas d’arguments pour le convaincre qu’elle était bel et bien de notre côté et pourrai compter sur le soutien de Claude. En quelques semaines, elle nous avait fourni plus d’informations que ce que nous récoltions habituellement en deux ou trois mois. Claude avait même fini par admettre que cette collaboration était une véritable aubaine.

 Pour protéger Éva, il avait fait croire à nos camarades que cette aide inespérée provenait de Thérèse, une amie proche souhaitant garder l’anonymat. Claude faisait figure d’autorité au maquis. Personne n’avait donc cherché à en savoir plus. Jean lui avait même ordonné de la féliciter pour son « patriotisme ».

 Des bruits de pas précipités résonnèrent dans le hangar.

 — Augustin ! beugla Claude en surgissant dans le garage comme un boulet de canon.

 Je sursautai et me cognai la tête contre le moteur.

 — Augustin ! répéta-t-il.

 — Ça va, je suis là ! maugréai-je en me massant le front avec la paume de ma main couverte de cambouis.

 — Ils vont tuer Éva !

 — Quoi ? m’exclamai-je en m’extirpant avec difficulté du châssis.

 — Louis est revenu dans le coin. Il a découvert qu’Éva était vivante et a ordonné à Jean, Jacques et quelques autres personnes de le suivre.

 Il s’égosillait, parlait si vite que j’avais du mal à le comprendre. Je retirai ma cotte de travail avec empressement et la jetai par terre.

 — Tu es sûr de toi ? Où sont-ils partis ?

 — Oui, j’en suis certain. C’est Colette qui m’a prévenue. Elle a entendu les gars discuter du piège qu’ils comptent tendre à Éva sur la route de Verrières, au niveau du pont du batardeau.

 Je me ruai sur mon vélo, mais Claude me retint par la manche.

 — C’est foutu, Augustin, tu n’arriveras jamais à temps.

 — Je n’ai pas le choix ! Justin a emprunté le camion de Marie pour se rendre à Dijon.

 — Prenez plutôt la bécane de Louis, intervint René en me jetant un casque et les clefs. On n’a pas eu encore le temps de la tester, mais tant pis.

 — Il va nous massacrer… gémit Claude.

 — Vous n’avez pas vraiment le choix. On ne peut pas se permettre de perdre une si bonne espionne…

 — Comment es-tu au courant ? l’interrogeai-je en enfourchant la moto à la hâte.

 — Je ne suis pas idiot. Thérèse est apparue en même temps qu’Éva. Les informations qu’elle nous fournit sont tellement précises qu’elles proviennent forcément du camp adverse.

 — Tu en as parlé à quelqu’un ? demandai-je en démarrant.

 Claude enfila un casque et s’installa derrière moi.

 — Bien sûr que non ! Elle nous aide et c’est tout ce qui compte. Le reste ne me regarde pas. Allez, dépêchez…

 Mais la fin de sa phrase fut couverte par le vrombissement du moteur.

 Je m’élançai à vive allure dans les rues de Troyes. Nous roulions si vite que le vent me fouettait le visage. Je priai pour qu’aucune patrouille ne vienne nous ralentir.

 Une dizaine de minutes plus tard, j’avais traversé la ville et rejoignais la départementale.

 — J’espère que nous serons rentrés avant le couvre-feu, me hurla Claude à l’oreille.

 — Je me fiche du couvre-feu ! Éva a besoin de nous !

 — Je ne comprends pas pourquoi Louis veut la supprimer avec toutes les informations qu’elle nous a fournies.

 — En fait… Je ne lui ai encore rien dit…

 Il frappa le haut de mon casque avec son poing. Une désagréable vibration se répandit dans mon crâne jusqu’à ma mâchoire.

 — Putain, Augustin, tu déconnes ! Tu avais promis à Éva de t’occuper de Louis. Tout ça, c’est de ta faute ! Si elle survit, tu vas passer un sale quart d’heure.

 L’épais brouillard qui dissimulait une grande partie du paysage et le moteur proche de la rupture m’obligèrent à décélérer. Claude me tapa sur l’épaule et désigna de l’index les contours du pont qui se dessinaient dans la brume. J’acquiesçai d’un hochement de tête puis m’arrêtai sur le bord de la route.

 Je plissai les yeux dans l’espoir de distinguer mes camarades cachés dans les fourrés, mais je n’y voyais pas à plus de dix mètres. Les lumières jaunies de deux phares apparurent au détour d’un virage et nous éblouirent.

 Au même moment, plusieurs détonations éclatèrent autour de nous. La voiture en approche fit une embardée et percuta le parapet en pierre avant de finir sa course dans la Seine.

 — NON ! m’écriai-je, horrifié.

 Je dévalai la berge infestée de ronces, jetai mon casque, mon manteau, mes chaussures sur l’herbe humide puis plongeai dans le fleuve sombre et glacé.

 Guidé par les phares toujours allumés, je nageai le plus vite possible pour rejoindre la voiture. Mon cœur battait à tout rompre, les muscles de mes cuisses et de mes épaules me brûlaient, l’angoisse me tenaillait l’estomac.

 Je m’agrippai au parechoc du véhicule et me hissai jusqu’à la portière côté conducteur. Les rayons de la pleine lune qui filtraient à travers la brume éclairèrent le visage d’Éva, reposant contre le volant. L’eau s’engouffrait par les impacts de balles et lui recouvrait déjà les épaules.

 Je suppliai l’univers pour qu’elle soit encore vivante, frappai de toutes mes forces contre la vitre en hurlant son nom, mais elle ne répondit pas. La portière, bloquée par le poids de l’eau, refusa de s’ouvrir.

 La voiture s’enfonça lentement dans la vase. Avec l’énergie du désespoir, je décochai un coup de pied contre la vitre qui céda aussitôt. La Seine envahit le reste de l’habitacle et la pression s’équilibra. J’arrachai presque cette foutue portière qui se déverrouilla enfin. En approchant ma main du poignet d’Éva, j’aperçus son bracelet qui brillait d’une étrange lueur bleutée. Lorsque mes doigts l’effleurèrent, des fourmillements remontèrent le long de mes bras. Mes muscles tressaillirent et ma tête s’engourdit…

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