CHAPITRE 31   La ville des fèves  (Repris)

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Boston, 27 juillet 2018

 Une bourrasque s’écrasa contre l’immense baie vitrée. Augustin tressaillit et ouvrit les yeux. À l’extérieur, la tempête faisait rage. Les vagues déchainées se brisaient sur la digue. Les lumières artificielles de la ville, les éclairs qui marbraient le ciel l’éblouissaient.

 — ET MERDE ! vociféra-t-il.

 Son cœur lui martelait les côtes. Une peur panique engloutissait son esprit. Éva risquait de se noyer ! Il devait repartir tout de suite. Il tourna, retourna avec frénésie les trois premières pages du journal intime, pria dans sa tête, supplia l’univers à voix haute pour que quelque chose se produise, n’importe quoi, mais le carnet semblait s’être éteint. Sa main tremblait si fort que le livre lui glissa des doigts et tomba par terre. L’angoisse, l’impuissance le submergèrent. Il fondit en larmes.


 Audrey rentrait tout juste de ses vacances avec June. Elle pénétra dans l’appartement en bâillant à s’en décrocher la mâchoire avec une seule idée en tête : dormir. Derrière elle, sa grosse valise rose à roulettes frottait sur le parquet. Épuisée par son voyage, elle l’abandonna dans le hall et retira ses chaussures à talons rouges impeccablement cirées. Elle lâcha un grognement de satisfaction lorsque ses orteils revinrent à la vie. Plus jamais elle n’oublierait ses baskets. Elle se traîna comme une loque vers sa chambre puis s'immobilisa. Des sons étouffés s’échappaient du salon. Elle s’approcha et tendit l’oreille. Son frère parlait tout seul.

 — Il faut que je me calme. Réfléchir… Analyser la situation. À chaque fois que je disparais ou que je réapparais, personne ne s’en rend compte, comme si le temps s’arrêtait. Dans ce cas, Éva ne sera seule qu’une fraction de seconde…

 Audrey pénétra dans la pièce et appuya sur l'interrupteur.

 — Qu'est-ce que tu fais, Augustin ? Pourquoi tu restes dans le noir ?

 — Je… Je regardais une dernière vidéo avant d’aller me coucher.

 La jeune femme s’agenouilla à côté de son frère et posa sa main sur la sienne.

 — Ta tablette est éteinte... Tu as les yeux rouges comme si tu venais de pleurer. Qu’est-ce qui se passe ?

 — Laisse tomber, je réfléchissais à voix haute, fit-il en jetant un coup d’œil au journal d’Éva qui traînait par terre.

 Le regard d’Audrey suivit la même trajectoire.

 — C’est encore ce truc qui te met dans cet état ? s’énerva-t-elle en tendant la main pour le ramasser.

 — N’y touche pas ! rugit Augustin.

 Exténuée par le manque de sommeil qu’elle avait accumulé ces dernières heures, vexée par le ton agressif de son frère, elle attrapa le carnet et lui colla sous le nez.

 — Ça suffit maintenant ! Tu vas m’expliquer ce qui se passe avec ce foutu bouquin !

 — Rien du tout, rends-le-moi !

 — Non, ça fait des jours que tu me mens ! Dis-moi la vérité !

 Audrey fixa Augustin qui soutenait son regard. Il pinçait les lèvres, fronçait les sourcils et serrait les dents. En temps normal, il aurait baissé la tête, se serait empressé de tout lui raconter et ne lui aurait jamais parlé de cette manière. Depuis plusieurs semaines, elle ne reconnaissait plus son frère. Il avait beaucoup changé. Il semblait triste, voire déprimé, mais aussi moins timide, plus affirmé, plus expérimenté.

 — Ok, j’ai compris, reprit-elle en élevant la voix. Tu as décidé de n'en faire qu'à ta tête. Dans ce cas, tu peux dire adieu à ta précieuse relique.

 Elle s’avança vers la baie vitrée d’un pas décidé, ouvrit la porte, traversa la terrasse ruisselante de pluie et tendit le journal au-dessus du vide.

 — Arrête ! s’écria Augustin.

 — Explique-moi ce qui t'arrive, ou je le lâche !

 — Il me permet de voyager dans le temps ! hurla-t-il. Voilà, t’es satisfaite, maintenant ?

 Un instant de flottement s’installa dans la pièce. Audrey écarquilla les yeux et fut secouée d’un rire nerveux. Elle examina le visage de son frère. Il ne plaisantait pas. Que s’était-il donc passé pendant son absence pour qu’il déraille à ce point ?

 — Explique-moi tout ! ordonna-t-elle en s'installant sur une chaise, en face de lui.

 Trop las pour continuer à lutter, Augustin capitula. À contrecœur, il lui raconta en détail toutes les aventures qu’il avait vécues grâce au journal d’Éva.

 Malgré son scepticisme, Audrey l’écouta sans l’interrompre. Lorsqu’il eut terminé, elle resta silencieuse et le jaugea du regard. Elle ne put s’empêcher de penser que la longue et pénible maladie de son frère avait eu raison de sa santé mentale.

 — Tu ne me crois pas, n’est-ce pas ? fit Augustin en baissant la tête d’un air abattu.

 — Si je te racontais une histoire pareille, qu’est-ce que tu me répondrais ?

 — Je te conseillerais probablement d’aller consulter un psy, reconnut-il.

 — Tu sais, avec toutes les épreuves que tu as traversées dans ta vie et les lourds traitements qu’on te prescrit chaque mois, ça ne serait pas surprenant que…

 — Je ne suis pas fou ! s’insurgea Augustin. Je te signale qu’Éva m’a mentionné dans son journal. Tu n’as qu’à vérifier par toi-même !

  Pour faire plaisir à son frère, Audrey parcourut les trois premières pages lisibles qu’il lui indiquait. Elle réfléchit et pesa soigneusement chacun de ses mots pour ne pas le brusquer.

— Tu vois bien qu’elle n’a pas écrit ton prénom.

 — Tu le fais exprès ? C’est moi qui lui ai rendu son bracelet, moi qui l’ai sauvé de l’incendie à la Kommandantur et encore moi que les soldats ont arrêté !

 — Augustin… Je pense qu’en feuilletant ce livre, ton imagination t’a joué des tours. Tu as dû t’endormir en le lisant et…

 — Je sais faire la différence entre un rêve et la réalité. Je ressentais la douleur, la sensation de l’eau sur ma peau, le goût des aliments… Là-bas, je suis mécanicien et hôtelier. Comment expliques-tu le fait que je sois capable de te lister toutes les pièces d’un Faun L900D567 allemand ou d’une VW 82 Kübelwagen ? Es-tu au courant que, pendant l'occupation, Justin s’était réfugié chez sa tante qui s’appelait Marie et qu’elle possédait un hôtel ? Comment pourrais-je connaître sur le bout des doigts la cartographie exacte de la ville de Troyes sans n’y avoir jamais mis les pieds ? Tu penses que j’aurais pu, sans m’en rendre compte, faire autant de recherches sur internet pour alimenter mon « délire » ?

 Audrey se sentait dépassée. Son frère souffrait vraisemblablement d’un trouble psychiatrique. Elle avait bien conscience qu’il serait plus sage d’en parler au médecin ainsi qu’au reste de sa famille. Pourtant, la morosité qu’il traînait avec lui depuis des années semblait s’être volatilisée le temps de son récit, comme si son délire apaisait tous ses maux.

 Elle décida de garder ce secret pour elle et de le surveiller de près, en se promettant de prendre les dispositions nécessaires si la situation empirait. En attendant, elle comptait le mettre face à ses contradictions. Peut-être serait-ce suffisant pour qu’il revienne à la raison.

 — Augustin, tu es le plus rationnel de la famille. Tu étudies les sciences dans l’une des universités les plus prestigieuses du monde. Tu t’es forcément posé des questions. Te connaissant, je suis convaincue que tu en as tiré des conclusions. J’aimerais savoir lesquelles.

 — Et bien… j’ai deux théories. Comme toi, j’ai d’abord pensé que je devenais cinglé ou que j'avais simplement rêvé. En me renseignant sur internet, j’ai trouvé des témoignages de personnes qui font des rêves lucides, mais ça n’a rien à voir. Je suis presque sûr de ne pas être psychotique. Ça fait dix ans que maman m'oblige à consulter un psy. Il s’en serait rendu compte.

 — Est-ce que tu lui as déjà parlé de ces « voyage » ?

 — Non, j’attends d’obtenir des preuves pour le faire.

 Audrey haussa les sourcils et se massa les tempes. Cette conversation aurait pu être comique dans d’autres circonstances.

 — Tu es donc persuadé d’avoir remonté le temps ?

 — Je n’en suis pas sûr. Il s’agit peut-être d’un univers parallèle. Malheureusement, il me manque trop d’éléments pour pencher vers l’une ou l’autre de ces possibilités.

 — Bon, imaginons que ce que tu as vécu soit réel. Tu pourrais éliminer l’hypothèse des univers parallèles en laissant un indice ou une trace de ta présence dans le passé que nous pourrions retrouver.

 — C’est une bonne idée ! admit-il en se demandant pourquoi il n’y avait pas songé plus tôt. Lors de mon deuxième voyage, j’ai failli être fusillé et enterré dans un charnier. Quand je suis revenu à Boston, j’ai envoyé un mail. Je vais te montrer !

 Il pianota sur sa tablette tactile et fit pivoter l’écran en direction de sa sœur.


Madame, Monsieur,

Suite au décès de mon arrière-grand-père, Justin Augun, résistant français de la Seconde Guerre mondiale, je me permets de vous contacter pour vous faire part d’un témoignage qui pourrait vous intéresser.

Dans ses mémoires, il a mentionné l’existence d’un charnier près de Dijon. Avec ses camarades, ils y auraient enterré deux soldats allemands.

D’après ses indications, les tombes devraient se situer à la sortie du village de Plombières-lès-Dijon près de la départementale D10. Il a précisé qu’il fallait prendre le premier chemin à droite après l’oratoire dédié à la vierge, et qu’il suffisait de rouler jusqu'à atteindre une clairière bordée de chênes centenaires.

En m'appuyant sur toutes ces informations, j’ai pu déterminer la localisation GPS ainsi que l’image satellite du lieu. Vous trouverez les coordonnées ci-jointes.

J’espère que ces renseignements vous seront utiles et que les corps des disparus pourront être rendus à leurs familles.

Mon arrière-grand-père a également mentionné l’existence d’un cousin américain, immigré en France entre 1939 et 1942. Il s’appelait Augustin Augun, comme moi. Auriez-vous des informations le concernant ?

En attendant votre retour,

Cordialement,

Augustin Augun


 — Tu as envoyé ça à qui ? s’inquiéta Audrey.

 — À plusieurs associations d’anciens combattants français.

 — Ils t’ont répondu ? s’alarma-t-elle, mal à l’aise à l’idée qu’il avait peut-être fait déplacer toute une équipe de professionnels pour rien.

 — Je n’ai eu qu’un seul retour, déclara-t-il en double cliquant sur le courriel correspondant. Regarde !

Monsieur,

Je vous remercie pour votre message. Je suis honorée de parler à un descendant de Justin Augun. Les membres de notre association se joignent à moi pour vous présenter nos condoléances.

Nous avons mobilisé plusieurs bénévoles qui ont minutieusement exploré le lieu que vous nous avez indiqué. Nous avons élargi les recherches aux alentours, mais nous n’avons découvert aucune trace du charnier décrit par votre arrière-grand-père. Toutefois, il existe d’autres témoignages mentionnant l’existence de cet endroit. Il n’est donc pas impossible que nous le retrouvions prochainement. Dans ce cas, je vous en informerai au plus vite.

En ce qui concerne Augustin Augun, je n’ai trouvé qu’un seul article de journal à son sujet. Il aurait rencontré le Général de Gaulle en 1944 à Paris pour une remise de médaille avec votre arrière-grand-père. Je n’ai malheureusement pas pu approfondir mes recherches. Beaucoup d’archives n’ont pas encore été numérisées.

Cordialement,

Claire Danton.


 Augustin montra à sa sœur l’article de journal dont il était question.

 — Tu vois, ils parlent de moi !

 — Ce n’est qu’une coïncidence… Tu n’es pas le seul à t’appeler Augustin. Il n’y a même pas de photo.

 Le jeune homme ne se démonta pas. Il parcourut le site de généalogie découvert des mois plus tôt et pointa son index sur le prénom de Tristan Augun.

 — Regarde ! Marie et Tristan sont les deux seuls Augun installés en France. Ils n’ont jamais eu d’enfants ! Tu as désormais la preuve sous les yeux que je ne raconte pas de bêtises.

 — Augustin… C’est un site collaboratif, et surtout, non exhaustif. Il leur manque des milliers d’informations. Tu ne peux pas t’y fier. En plus, dans son mail, madame Danton a précisé qu’elle n’avait trouvé aucune trace du fameux charnier que tu m’as décrit.

 Augustin commençait à perdre patience. Il soupira avec exaspération.

 — Tu as lu ce qu’elle a écrit ! D’autres témoignages prouvent que je n’ai pas halluciné. Je me suis peut-être trompé en localisant le lieu. La topologie a dû changer en quatre-vingts ans.

 — Cette Claire Danton… tu ne la connais même pas. Ce n’est peut-être qu’une simple bénévole et…

 — C’est une historienne française ! l’interrompit Augustin. Elle s’est spécialisée sur la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai fait des recherches sur elle. Elle a publié plusieurs ouvrages à ce sujet. On peut lui faire confiance lorsqu’elle affirme que le charnier existe.

 — Elle n’a rien affirmé du tout, s’agaça Audrey en élevant la voix. Papy a dû t’en parler quand tu étais petit et tu t’es fait des films.

 — Je l’ai vécu, Audrey ! Je peux t’assurer que cet endroit existe. Claude et Jean y ont enterré deux Allemands dans une même tombe. L’un d’eux possédait un briquet en or frappé du sigle du IIIe Reich. Si quelqu’un le découvre, ce sera la preuve que je voyage dans le temps !

 Consternée par les propos extravagants de son frère, Audrey secoua la tête et se pinça l’arrête du nez.

 — Même si on le retrouvait, ça ne voudrait rien dire du tout ! Les nazis ont dû en fabriquer des tas !

 — Oui, mais celui-ci a été déformé par une balle.

 — Tu racontes n’importe quoi ! Ça fait une heure que je prends sur moi pour te ménager, mais trop c’est trop ! Je viens de me taper dix heures d’avion à côté d’un mec qui sentait la transpiration et qui ronflait comme un porc. J’ai mal aux pieds, je suis crevée et j’en ai ras le bol d’écouter tes âneries. Je vais me coucher !

 Elle bondit de sa chaise et, sans un regard pour son frère, rejoignit sa chambre.

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