CHAPITRE 29  Tête à tête (Repris)

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  Le restaurant était complètement vide à cette heure tardive. Je m’installai sur l’une des banquettes en attendant Éva. La flamme d’une petite lampe à huile crépitait de temps à autre et projetait les ombres des meubles sur les murs. Une ambiance mystérieuse, presque spectrale, se dégageait du lieu.

 J’affûtai machinalement le couteau que Claude m’avait offert au maquis, les yeux rivés vers l’horloge. Éva était en retard de quelques minutes. Au moment où je me demandais si elle n’avait pas changé d’avis, la dernière marche de l’escalier grinça.

 Elle passa sa tête par l’entrebâillement de la porte et survola la pièce des yeux, comme pour s’assurer que j’étais bien seul. Elle avait troqué son uniforme contre une robe à carreaux, simple, mais élégante.

 — Bonsoir, lançai-je en me levant.

 Elle sursauta, fit un pas en arrière et brandit une chaise comme s’il s’agissait d’un bouclier.

 — Qu’est-ce qui vous prend ?

 — Ce serait plutôt à moi de vous demander ça ! Pourquoi êtes-vous armé ? m’interrogea-t-elle à son tour en désignant le couteau que je tenais toujours dans ma main.

 — Oh ! excusez-moi. C’est un cadeau de Claude. J’étais juste en train de l’affûter.

 — Et… c’est censé me rassurer ?

 — Vous êtes un peu paranoïaque, la taquinai-je en le glissant dans ma poche. Vous savez très bien que je ne vous ferai pas de mal.

 — Vous aussi vous seriez paranoïaque si deux imbéciles avaient tenté de vous assassiner, renchérit-elle en posant la chaise.

 Elle s’assit en face de moi et tripota nerveusement le bracelet qu'elle portait à son poignet. Je n’osai pas briser le silence gêné qui s’était installé et encore moins la regarder dans les yeux. Le fait de se retrouver tous les deux dans la pénombre donnait à cette rencontre un air de rencard très embarrassant.

 Éva semblait aussi stressée que moi, mais à mon grand soulagement, ce fut elle qui engagea la discussion.

 — Votre tante est-elle au courant de vos « activités » ?

 — Ne vous préoccupez pas d’elle. Mes affaires ne la concernent pas.

 Elle croisa les jambes et replaça l’une de ses mèches rebelles derrière son oreille.

 — Elle ne semble pas beaucoup m’apprécier. Je suppose que c’est normal. Après tout, je suis allemande.

 — Ne le prenez pas personnellement. Elle pense que vous êtes tous pareils, mais en apprenant à vous connaître, elle changera sûrement d’avis, la rassurai-je en lui adressant un petit sourire encourageant.

 Pompon sauta sur la table. Éva le caressa un moment avant de reprendre la parole.

 — Vous n’avez pas l’air de partager son point de vue. Je suis allemande, vous êtes un résistant, ne sommes-nous pas censés être ennemis ?

 — Je ne vous considère pas responsable des horreurs commises par le Reich. Et puis, vous m’avez suffisamment prouvé que vous étiez digne de confiance.

 Elle m’examina un long moment. Le souvenir de ses lèvres sur les miennes me revint en mémoire. Une bouffée de chaleur m’envahit aussitôt. Je détournai les yeux et fixai un point imaginaire sur le mur en essayant de penser à autre chose.

 Éva plongea la main dans son sac et farfouilla à l’intérieur.

 — Je crois que ça vous appartient, murmura-t-elle en me tendant l’appareil photo. Je savais qu’ils vous fouilleraient et qu’ils le découvriraient.

 Je poussai un long soupir de soulagement. Elle venait de me retirer une sacrée épine du pied.

 — J’avais peur que vous décidiez de le détruire. Merci beaucoup pour votre aide dans le bureau du colonel. Vous m’avez évité la peine de mort.

 Elle posa ses coudes sur la table et approcha son visage à quelques centimètres du mien.

 — C’était avec plaisir… souffla-t-elle en souriant.

 Que signifiait donc cette dernière phrase ? Je déglutis avec difficulté et baissai la tête, incapable de soutenir son regard flamboyant. Je tirai d’un geste convulsif sur le col de ma chemise. La chaleur de la pièce me semblait insoutenable tout à coup. Pourquoi fallait-il toujours que je perde mes moyens devant elle ? Toutes les femmes possédaient-elles le don de mettre les hommes mal à l’aise ?

 — Pour… Pourquoi m’avez-vous donné rendez-vous ? demandai-je en me ratatinant sur ma chaise. Vous auriez pu me rendre l’appareil photo tout à l’heure.

 — Et bien… La discussion que nous avons eue ce matin et les documents que vous m’avez montrés m’ont fait réfléchir.

 Elle marqua un temps d’arrêt et recommença à tripoter son bracelet.

 — J’aimerais collaborer avec la résistance française, lança-t-elle comme une bombe prête à exploser.

 Je l’observai avec stupéfaction. Si ma boîte crânienne avait été transparente, Éva aurait pu voir un gros point d’interrogation flotter à l’intérieur.

 Je n’avais pas imaginé qu’elle puisse changer d’allégeance si facilement. Elle m’avait pondu tout un discours de propagande le matin même, et quelques heures plus tard, elle me balançait cette information comme si elle m’annonçait qu’elle partait faire du shopping. Je repensai à la conversation que j’avais eue avec Claude. Peut-être que je m’étais trompé sur son compte, qu’elle me mentait depuis le début et qu’elle comptait nous infiltrer pour démanteler notre réseau de résistants. L’histoire était chargée de trahisons, de complots et d’agents doubles. Je ne pouvais pas me permettre de suivre mon instinct, faire prendre des risques inutiles à mes camarades du maquis, Marie et encore moins à Justin.

 — Je suis désolé, Éva, mais qu’est-ce qui me prouve que vous êtes sincère et que vous ne nous tendrez pas un piège à la première occasion ?

 — Je vous ai aidé à vous débarrasser du corps d’Heinrich, s’exclama-t-elle, indignée. Je ne vous ai jamais dénoncé. Je vous rappelle également que si vous êtes libre et que vous avez pu récupérer votre appareil photo, c’est grâce à moi ! Va-t-on passer notre temps à nous méfier l’un de l’autre ?

 — Mettez-vous un peu à ma place ! Je me préoccupe surtout de la sécurité de mes amis. Ce matin, vous me vantiez presque les mérites du Reich, et quelques heures plus tard, vous m’annoncez vouloir entrer dans la résistance. Je ne comprends pas ce qui a pu vous faire changer d’avis.

 La décision que j’allais prendre pourrait avoir de lourdes conséquences. Je me sentais responsable de la vie de mes camarades, mais les sentiments que j’éprouvais pour elle altéraient considérablement mon jugement.

 — Donnez-moi une bonne raison de vous croire, insistai-je en voyant qu’elle ne répondait pas.

 Ses yeux s’embuèrent.

 — Je veux me battre pour mes valeurs, mais aussi pour honorer la mémoire de quelqu’un… avoua-t-elle en essayant de retenir ses larmes.

 Sa détresse me bouleversa. La voir pleurer me brisait le cœur. Je posai ma main sur la sienne en espérant que ce simple geste l’apaiserait.

 — Laissez tomber, Éva. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus.

 Elle sortit un mouchoir de sa poche, se tamponna les paupières et reprit contenance en une fraction de seconde. Toute trace d’émotion s’effaça de son visage.

 — Alors, acceptez-vous mon aide, ou dois-je vous supplier à genoux ?

 — J’aimerais beaucoup vous répondre oui, fis-je en grimaçant, mais je ne peux pas prendre cette décision tout seul. Je dois d’abord en parler à Claude. Si j’arrive à le convaincre, peut-être pourra-t-il plaider votre cause auprès de mes camarades.

 — Pourquoi ne pas lui demander maintenant ?

 — Quoi ? C’est impossible, Éva. Il est rentré chez lui et doit être en train de dormir à l’heure qu’il est.

 Elle tendit son bras et pointa quelque chose du doigt.

 — Pourtant, il me semble que c’est lui qui nous espionne dans la cuisine depuis que je suis arrivée. À moins que ce soit son frère jumeau ?

 Au même moment, Pompon poussa la porte en miaulant. Claude, accroupi dans l’encadrement, un couteau à la main, lâcha un : « putain de chat » exaspéré.

 Il se résigna à se redresser et s’installa à côté de nous. Il m’expliqua qu’en sortant de l’hôtel quelques heures plus tôt, il avait changé d’avis et décidé d’assurer mes arrières sans me prévenir. Il avait raconté à Marie qu’il ne pouvait pas rentrer chez lui ce soir et qu’il s’était arrangé avec moi pour passer la nuit ici.

 Après une bonne heure de négociations, il sembla enfin disposé à accepter l’aide d’Éva. Il avait fini par admettre qu’un agent double au sein de la Kommandantur constituerait un atout majeur pour notre cause. Nous avions convenu qu’elle nous fournisse des informations que je transmettrai à mes compagnons sans leur en préciser la provenance.

 — Pour résumer, je vais prendre tous les risques pour que vous vous fassiez mousser par vos supérieurs ? s’indigna Éva en croisant les bras.

 — Ce sera juste temporaire, lui répondit Claude. Nous allons vous donner un nom de code français. Thérèse, par exemple. Le moment venu, lorsque vous aurez fait vos preuves et qu’ils ne pourront plus douter de votre sincérité, nous révélerons votre véritable identité à nos compagnons.

 — Je vois que je n’ai pas le choix… Et concernant ce cher Louis ? S’il me…

 — Ne vous inquiétez pas, Éva ! la rassurai-je avec insouciance, trop heureux à l’idée de passer du temps avec elle. Vous n’avez rien à craindre. Je vous garantis qu’il ne reviendra pas à Troyes avant un bon moment.

 — Augustin, tenta de protester Claude. Je crois qu’elle a raison, ce n’est pas…

 — Arrête d’être si défaitiste ! Je m’occupe de Louis ! S’il repasse dans le coin, je me chargerai personnellement de lui expliquer la situation. Je sais qu’il comprendra. Il sera ravi d’avoir Éva dans nos rangs.

 Claude esquissa une moue dubitative, mais n’insista pas. Puisqu’il ne pouvait pas quitter l’hôtel sans transgresser le couvre-feu, je lui attribuai l’une de nos chambres libres pour la nuit.

 Une fois sur le palier du troisième étage, la porte de la salle de bain s’ouvrit. Éva m’observa avec un mélange de surprise et de curiosité. Débarrassée de son maquillage et de ses artifices, elle paraissait plus jeune, plus avenante. Elle était superbe, même au naturel. Ses longs cheveux blonds encore humides retombaient le long de sa robe de chambre. Une pensée soudaine me traversa l’esprit : que portait-elle en dessous ?

 Mes joues s’enflammèrent. Je me hâtai de détourner les yeux et m’intéressai plutôt au robinet du radiateur, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art fascinante.

 — Vous aviez l’intention de m’espionner pendant que je prenais mon bain ? Ça ne vous a pas suffi de le faire au théâtre ?

 — Euh… c’est que… ma chambre se situe juste au-dessus de la vôtre, me justifiai-je sans oser la regarder.

 — C’est très judicieux. De cette manière, vous pourrez surveiller mes moindres faits et gestes.

 — C’est Marie qui vous a attribué cette chambre. Je n’y suis pour rien.

 Elle fit un pas dans ma direction, puis un autre et s’arrêta à quelques centimètres de moi.

 Mon cœur s’emballa. Je ne parvenais pas à détacher mon regard du sien. Le petit chérubin et les papillons recommencèrent à danser la java au creux de mon ventre.

 — Au fait, Augustin, murmura-t-elle. N’oubliez pas que vous me devez deux robes et une paire de chaussures.

 — Je… Je promets de vous rembourser lorsque Marie me versera un salaire décent, articulai-je avec beaucoup de difficulté. Ce qui risque de prendre des années.

 Elle laissa échapper un petit rire cristallin puis s’avança vers sa chambre. Elle inséra la clef dans la serrure et disparut dans l’entrebâillement de la porte.

Troyes, 31 mars 1942

 Je n’avais pas beaucoup dormi la nuit précédente. Savoir qu’Éva séjournait juste en dessous de ma chambre, que j’aurais l’occasion de la croiser tous les jours m’exaltait. D’humeur guillerette, j’avais enfilé mon tablier et aidé Justin à dresser les tables du petit-déjeuner. Alors qu’il me demandait ce qui mettait en joie de si bon matin, Éva, qui avait déjà revêtu son uniforme de la Wehrmacht, entra dans le restaurant. Elle me salua d’un geste de la main et s’installa à une table.

 — Vous vous connaissez ? me demanda Justin. Ce n’est pas elle que j’ai croisée dans les couloirs de la Kommandantur ?

 — Si, c’est bien elle. Quand elle est entrée dans le bureau du colonel, je me suis caché sous le lit. Elle ne m’a pas vu, mais nous avons échangé quelques mots à l’hôtel hier soir. Rien de plus.

 Je ne me sentais plus capable d’accorder ma confiance à Justin. Éva prenait beaucoup de risques en collaborant avec nous et je ne voulais pas lui attirer de problèmes supplémentaires. J’ignorais quelle pourrait être la réaction de Justin s’il venait à l’apprendre, d’autant plus qu’il semblait détester les nazis. Je préférais donc lui dissimuler la vérité jusqu’à ce que les autres membres du maquis l’acceptent dans nos rangs.

 — Augustin, m’interpella Éva. Serait-il possible d’avoir du café, s’il vous plaît ?

 J’opinai de la tête et me dirigeai vers la cuisine. Justin m’y rejoignit presque aussitôt.

 — Rien de plus ? Dans ce cas, pourquoi elle t’appelle par ton prénom ? s’enquit-il, les sourcils levés.

 — Je ne sais pas, répondis-je d’un ton dégagé.

 — Elle est plutôt jolie. Tu ne pourrais pas me présenter ?

 Je n’en avais pas du tout envie, mais il ne comprendrait probablement pas si je refusais. À contrecœur, je lui demandais de prendre les viennoiseries et m’occupai de ramener le café à la table d’Éva. Alors que je la servais, Justin s’empressa de s’asseoir en face d’elle. Je ne pus m’empêcher de serrer les dents. Il ne manquait pas de culot.

 — Bonjour, mademoiselle. Je suis Justin, le cousin d’Augustin, annonça-t-il d’un ton ampoulé. Si vous avez besoin de quelque chose, je me ferai un plaisir de vous aider.

 Elle lui lança un regard méprisant et détourna la tête.

 — J’ai surtout besoin de prendre mon petit-déjeuner seule. Je sais très bien ce que vous faisiez hier à la Kommandantur. Sachez que la lâcheté est un défaut que j’exècre au plus haut point.

 Justin lui jeta un coup d’œil mauvais, se leva et traîna des pieds jusqu’à la cuisine.

 — Je suis désolée, Augustin, mais les hommes comme lui m’exaspèrent, me confia-t-elle.

 Après avoir discuté quelques instants avec elle, je me retirai et m’occupai des autres clients.

 Encore une fois, l’attitude de Justin me décevait. À contrario, la réaction d’Éva m’avait enchantée. Une future histoire d’amour entre eux me paraissait très mal engagée. Je ne pus réprimer le sourire de satisfaction qui se dessinait sur mon visage à cette pensée. Je me demandais si ma présence ici venait de modifier la relation qu’ils étaient supposés entretenir à l’avenir, ou si j’étais le lien qui leur avait permis de se rencontrer. Je penchai plutôt vers cette dernière théorie. Les caractères d’Éva et de Justin me semblaient incompatibles, mais peut-être apprendraient-ils à s’apprécier avec le temps. J’espérais tout de même que ce ne soit pas trop le cas.

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