CHAPITRE 28  Une nouvelle alliée (Repris)

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 Claude, qui ne semblait pas avoir remarqué l’arrivée d’Éva, poursuivait son monologue, la tête penchée vers moi. Cette dernière contourna notre table et se posta derrière lui.

 — Mais ne t’en fais pas, conclut-il. Je ne pense pas qu’elle m’ait vue, je me suis fait discret. Je ne tiens pas à ramener d’esprits frappeurs à la maison.

 — Non, vous n’avez pas été discret du tout, lança Éva en posant son sac à côté de lui.

 Il sursauta, tourna la tête vers elle et lâcha un couinement épouvanté. Son visage vira du jaune au blanc puis au gris en une fraction de seconde.

 — Vous…vous êtes revenue pour nous hanter ?

 Il pointa vers moi un index accusateur.

 — Je n’y suis pour rien ! C’est lui qui vous a tué !

 — Je pensais que vous étiez plus intelligent qu’Augustin, mais je me suis trompée, soupira-t-elle d’un air navré. Comme vous pouvez le constater, je suis bien vivante, et ce n’est certainement pas grâce à vous !

 Elle appuya sa main sur l’épaule de Claude.

 — Si vous attentez une nouvelle fois à ma vie, sachez que j’ai inscris votre prénom, votre nom, votre adresse ainsi que la liste de vos exploits sur mon testament.

 — Vous ne me faites pas peur, répondit Claude. Tout ça, c’est du bluff. Vous n’avez aucune idée de mon identité.

 — N’en soyez pas si sûr, monsieur Duval, c’est bien cela ?

 Claude entrouvrit la bouche, me jeta un regard féroce et m’agrippa par le col.

 — Augustin ! Tu étais censé l’avoir tué ! Pourquoi lui as-tu donné nos noms ? Espèce d’enfoiré !

 — Mais… Je ne lui ai pas donné nos noms… bafouillai-je alors qu’il me secouait comme une bouteille d’Orangina.

 — Vous réglerez vos comptes plus tard, nous interrompit Éva. Je n’ai pas que ça à faire. Augustin, j’ai effectué une réservation il y a quelques jours. Puis-je avoir les clefs, s’il vous plaît ?

 J’adressai un sourire d’excuses à Claude puis récupérai le registre des clients, rangé dans un meuble, derrière moi. En le feuilletant, je m’aperçus que Marie avait attribué à Éva la seule chambre du troisième étage, située juste en dessous de la mienne.

 — Ma tante a dû faire une erreur, soulignai-je. Elle a oublié de noter votre date de départ.

 — J’embauche demain à la Kommandantur de Troyes. Je vais séjourner à l’hôtel pour une durée indéterminée.

 Je déglutis et manquai presque de m’étouffer avec ma salive. Après lui avoir tendu la clef de la 31 et lui avoir souhaité un agréable séjour, je m’apprêtai à regagner ma place, mais elle m’interpella.

 — Pourriez-vous m’aider à monter mes valises, s’il vous plaît ?

 Le ton de sa voix m’indiqua qu’il s’agissait plus d’un ordre que d’une requête.

 — Bien sûr, Éva. Attendez-moi devant votre voiture, j’arrive tout de suite.

 Elle se dirigea vers le hall d’entrée, donna un grand coup de sac à Claude et claqua la porte sans s’excuser.

 — J’espère que tu as une bonne raison de nous avoir menti, Augustin.

 — Je t’expliquerai tout à l’heure… promis-je en m’éloignant.

 — T’as intérêt ! De toute façon, tu ne pourras pas te défiler. Je t’attends là !

 Adossée contre la portière d’une Citroën flambant neuve, Éva m’attendait, les bras croisés. Ses longs cheveux blonds ondulaient au gré du vent. Je ne pus m’empêcher de l’admirer quelques instants en repensant à la douceur de ses lèvres. Lorsqu’elle m’aperçut, elle m’invita à la rejoindre d’un petit signe de la main.

 — Je n’ai pris que quelques affaires, m’indiqua-t-elle en ouvrant le coffre.

 — Quelques affaires ? m’exclamai-je devant les deux énormes valises qu’elle avait visiblement maltraitées pour pouvoir les fermer.

 — Il y en a deux autres, ajouta-t-elle en se mordant la lèvre.

 Je jetai un coup d’œil sur la banquette arrière. Un long soupir d’exaspération s’échappa de ma bouche. Elles paraissaient encore plus volumineuses que les deux premières.

 — Apparemment, vous n’êtes pas du genre à voyager léger…

 — Je n’ai pas vraiment le choix vu la vitesse à laquelle vous détruisez mes robes !

 Après avoir extirpé ses bagages du coffre dans la souffrance et la transpiration, je manquai d’éclater en sanglots devant la première marche de l’escalier. J’ignorais de quelle manière j’allais les transporter jusqu’au troisième étage, mais je refusais de perdre la face devant Éva. Plutôt mourir que de passer pour une mauviette.

 Alors que je traînais ses valises, le visage crispé comme si j’étais constipé depuis des jours, elle afficha un large sourire et m’adressa quelques paroles d’encouragements.

 Deux allers-retours éreintants plus tard, je déposai ses bagages au pied du lit, à bout de souffle et en sueur.

 — Voilà. Avez-vous besoin d’autre chose ? demandai-je, la respiration haletante.

 — Non merci, répondit-elle en réprimant un fou rire. Pourriez-vous me rejoindre au restaurant de l’hôtel à minuit ? J’ai quelque chose d’important à vous dire, mais je n’ai pas le temps de vous en parler maintenant. Le Colonel Schulz m’a invitée à dîner.

 — Euh… Oui, bien sûr.

 — Parfait. À tout à l’heure, Augustin, dit-elle en me fermant la porte au nez.

 Je rejoignis l’escalier, contrarié de savoir qu’elle passerait la soirée en compagnie d’un autre homme. J’eus à peine le temps de poser un pied sur les tomettes du rez-de-chaussée que Claude m’empoigna par le col de ma veste et me plaqua contre le mur du couloir.

 — Qu’est-ce que tu foutais ? J’ai fini par croire que tu essayais de m’éviter. Maintenant que je te tiens, tu vas tout m’expliquer ! aboya-t-il en me postillonnant au visage.

 — Claude, tu me fais mal… Je vais tout te dire, mais lâche moi.

 Il serra les poings pour contenir sa colère et consentit enfin à me libérer.

 — Viens avec moi, je vais te préparer à manger, ajoutai-je en me dirigeant vers la cuisine.

 Il me suivit en marmonnant des paroles incompréhensibles et s’installa sur une chaise, raide comme un piquet. Alors qu’il donnait de grands coups de fourchette rageurs dans son assiette, je lui racontai en détail le plan que nous avions mis en place pour simuler la mort d’Éva.

 Claude pointa sa fourchette vers moi comme s’il s’apprêtait à me jeter une malédiction.

 — Tu te rends compte dans quel pétrin on est à cause de toi ? Je n’avais pas plus envie que toi de la tuer, mais Louis avait raison, c’est une des leurs. S’il le découvre, on est morts, Augustin.

 — Comment veux-tu qu’il l’apprenne ? Louis est rentré à Paris. Il ne repassera pas dans le coin avant un bon moment.

 — Pourquoi a-t-il fallu que tu donnes mon nom à cette boche ? Me mentir ne te suffisait pas ?

 — Je n’aurais jamais fait une chose pareille ! m’indignai-je. Elle a dû se le procurer autrement.

 Claude enfouit sa tête dans ses mains et se massa les tempes.

 — Quand je pense que je me suis inquiété pour toi… Tu t’es bien foutu de ma gueule à jouer les déprimés pendant des semaines.

 — Je l’étais vraiment, Claude. Même si Heinrich était un salaud, sa mort m’a hanté pendant des jours. Et puis, l’idée de ne plus jamais revoir Éva m’était insupportable, lâchai-je sans réfléchir.

 Il fronça les sourcils, me jaugea du regard quelques instants et bondit de sa chaise.

 — Ne me dis pas que tu es amoureux d’elle ?

 — N’importe quoi ! me défendis-je d’un air exagérément indigné.

 — Bon-sang, ressaisis-toi, Augustin, s’écria-t-il en claquant son verre sur la table. C’est une nazie ! Tu te rends compte de ce qui pourrait nous arriver si elle transmettait nos identités à la Gestapo ?

 — Mais je ne ressens rien du tout pour elle ! réfutai-je en rougissant. Ne t’inquiète pas, tu peux lui faire confiance. Malgré toutes les occasions qu’elle aurait eut de le faire, elle ne m’a jamais dénoncé. C’est quelqu’un de bien, tu peux me croire. Si elle n’avait pas été là ce matin pour me sauver les fesses…

 — Comment ça, elle t’a sauvé les fesses ? me coupa-t-il d’un ton tranchant.

 Après avoir rassemblé le peu de courage qu’il me restait, je lui rapportai avec appréhension l’échec de ma mission.

 Il leva les yeux au ciel, l’air excédé.

 — Donc, si j’ai bien compris, c’est elle qui a l’appareil photo ?

 — Oui, j’en suis presque sûr.

 — Bon, tu sais ce qu’il te reste à faire… Tu dois absolument le récupérer !

 — Elle m’a donné rendez-vous à minuit. J’en profiterai pour le lui réclamer.

 — Comment ça, qu’est-ce qu’elle veut ? demanda-t-il d’un air soupçonneux.

 — Je l’ignore, elle ne m’a rien dit de plus.

 — Tu ne vas pas quand même pas tomber dans le panneau ! C’est trop risqué, je suis sûr que c’est un piège !

 — Tu es beaucoup trop pessimiste. Tout se passera bien, j’ai confiance en elle.

 — C’est toi qui es trop naïf, Augustin. On va faire entrer le loup dans la bergerie. Je vais t’accompagner ce soir pour garder un œil sur elle.

 — Je sais très bien me débrouiller tout seul ! protestai-je d’un ton abrupt. Je n’ai pas besoin d’un chaperon. Si elle te voit, elle risque de se braquer. En cas de problème, je pourrais toujours compter sur l’aide de Marie et Justin.

 — Bon… Je n’ai pas vraiment le choix, concéda-t-il à contrecœur. Ne laisse pas tes sentiments altérer ton jugement. N'oublie pas que ma vie et celle de Louis sont en jeu.

 Il jeta un coup à sa montre et récupéra son manteau.

 — C’est bientôt l’heure du couvre-feu, je dois partir, ajouta-t-il. T’es quand même un sacré filou, Augustin. Tu as même réussi à berner Louis ! Et lui qui disait que tu ne deviendrais jamais un bon espion…

Journal d’Éva, 30 mars 1942

Je suis enfin rentrée de mon dîner avec le colonel. Je n’en pouvais plus de l’entendre parler du poste qu’il a décroché au camp de Dachau. J’ai dû prendre sur moi pour me comporter comme une gentille fille bien élevée et éviter de provoquer un scandale. Ce sale type me dégoûte presqu’autant qu’Heinrich. Je me sens épuisée d’avoir joué la comédie. Je me suis allongée sur mon lit pour dormir un peu, mais je n’y arrive pas. Tous les évènements de la journée tournent en boucle dans ma tête.

En sortant de la gare ce matin, j’ai croisé ce Claude Duval qui changeait une ampoule devant l’imprimerie. Il a eu si peur en me voyant qu’il a failli tomber de son escabeau. Cet imbécile avait garé le camion de son entreprise juste à côté. Son nom était inscrit en gros sur la carrosserie. Maintenant qu’il pense que je détiens des documents compromettants à son sujet, je vais être tranquille pendant un bon moment.

Quelques minutes plus tard, j’ai aperçus Augustin et son cousin sur l’avenue. Je n’en croyais pas mes yeux. Je les ai suivis jusqu’au bureau du Colonel Schulz. Heureusement que j’avais une lettre à lui déposer. Le prétexte était parfait. Quand je suis arrivée en haut de l’escalier, son cousin s’est enfui en courant. J’ai tout de suite compris qu’ils mijotaient quelque chose. J’ai du mal à comprendre qu’on puisse abandonner ainsi un membre de sa famille.

J’ai ouvert la porte et j’ai vu le bout d’une chaussure se faufiler sous le lit. Je ne savais pas trop comment réagir. La situation aurait pu être comique si je n’avais pas été persuadée qu’ils étaient là pour comploter contre nous. Je l’ai menacé avec mon arme. J’espérais que ça suffirait à le convaincre de renoncer, mais au lieu de ça, il m’a mis sous le nez ces photos… J’ai eu l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. J’ai même cru que j’allais m’évanouir. Comment peut-on faire subir ce genre de choses à des êtres humains ? J’avais déjà des doutes depuis un moment sur la légitimité du Reich, mais là… Ça dépasse l’entendement. Quand je pense à mon géniteur… Comment peut-il participer à de telles horreurs ? Je le hais. Je les déteste tous. Ce sont de véritables ordures.

Je n’ai même pas eu le temps de reprendre mes esprits que le colonel est arrivé. J’ai eu si peur pour Augustin que je l’ai aidé et lui ai dérobé son appareil photo. Il est si têtu qu’il n’aurait jamais accepté de me le confier. Heureusement, Schulz ne s’est pas rendu compte de la supercherie et l’a laissé repartir.

Je ne peux pas m’empêcher de rire en repensant à la tête qu’il a faite juste avant que je ne l’embrasse. Il était tellement gêné, comme s’il s’agissait de son premier baiser ! En tout cas, j’ai bien senti que ça lui avait plu... Et je dois avouer qu’à moi aussi. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je crois que j’ai des sentiments pour lui.

Ce n’est vraiment pas le bon moment pour tomber amoureuse. Je me sens coupable. Je suis censée être en deuil, mais à la place, je batifole comme une adolescente de quinze ans. Tout se bouscule dans ma tête.

Une chose est certaine, je ne peux plus continuer à cautionner les actes commis par le Reich. Après ce que je viens de découvrir, je serais incapable de me regarder dans un miroir si je restais les bras croisés. Il est temps que je me batte pour mes propres valeurs. Et puis, je sens au fond de moi que c’est le meilleur moyen de rendre hommage à Mark.

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