Mélilémots #7

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Mots à incorporer : Montagne, herbe, pragmatisme, jazz, estamper

L’odeur du cuir lui emplissait les narines à mesure qu’il appliquait le matoir sur la peau. La concentration avait créé une pellicule de sueur sur son visage, le faisant luire à la lueur de la bougie. Les formes qu’il dessinait étaient très simples : quelques arabesques, avec en leur centre, le nom de son client. La ceinture serait bientôt prête.

D’un geste expert, il passa une éponge humide sur son ouvrage pour qu’il retrouve la souplesse nécessaire à son travail. Il se saisit d’un nouvel instrument pour affiner les détails. Encore quelques mouvements et l’artisan examina le résultat. Son client devrait être satisfait, malgré la petite bavure au niveau du « e ». Après un instant d’hésitation, Ulrich reprit son matoir en main et dessina une fioriture qu’il n’avait pas prévue.

Tenant la ceinture à bout de bras, il contempla son œuvre. Cette fois, c’était parfait. Un tintement retentit au loin. Le géant se leva.

— J’arrive !

Il laissa reposer son ouvrage pour qu’il sèche complètement et se dirigea vers la porte de sa boutique.

— Je peux vous aider ?

Un large chapeau de paille se redressa, laissant apparaître le visage d’une jeune femme à l’air soucieux.

— Je m’excuse de vous déranger, je cherche un hébergement pour la nuit.

Ulrich leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait.

— Je ne suis pas un hôtel, madame.

— Je m’en doute bien, répondit-elle avec un sourire crispé, mais je n’ai pas beaucoup de choix, voyez-vous.

L’artisan arpenta le chemin des yeux. Il était assez excentré du village pour ne pas être dérangé par n’importe qui. Enfin, c’était ce qu’il pensait.

— Quel est votre nom ?

— Gisabelle, monsieur ?

— Ulrich.

Avec un grognement, il s’écarta pour la laisser passer. Elle entra avec un sourire, enlevant son chapeau au passage. Elle était aussi délicate et bien habillée qu’Ulrich était fort et sale. Il se sentit soudain bien emprunté dans son tablier en cuir, des traces noires plein le visage.

— Que faites-vous dans la région, miss Gisabelle ?

Elle prit le temps d’examiner la ceinture sur laquelle l’artisan travaillait encore quelques instants auparavant.

— Ceci est votre métier ?

— Oui madame. J’estampe divers accessoires pour les héros de passage.

Elle hocha doucement la tête, passant ses doigts sur l’ouvrage.

— C’est vraiment du bon travail.

— Je vous remercie. Mais vous n’avez pas répondu à ma question.

La jeune femme ne lui répondit pas plus, examinant tout ce qui l’entourait. Elle s’arrêta quelques instants pour humer les herbes qu’il avait mis à brûler, non loin de son atelier.

— De la sauge, n’est-ce pas ?

Ulrich répondit par un grognement, de plus en plus méfiant.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? répéta-t-il, plus insistant cette fois.

— Je voyage, répondit-elle, évasive.

L’artisan s’approcha et lui saisit le poignet avant que sa main n’atteigne ses outils.

— Dans quelle direction ?

Gisabelle leva la tête vers lui, nullement impressionnée.

— Vers le nord.

— Le nord ?

Elle hocha la tête et se dégagea sans effort de sa poigne.

— Le nord. Pourquoi cela vous étonne-t-il autant ?

— C’est que les monstres rôdent, là-bas.

Il se gratta l’arrière de la tête, perplexe.

— Qu’est-ce qu’une jeune dame frêle comme vous peut bien avoir à faire là-bas ?

— Ceci ne vous regarde pas.

Elle lui adressa un sourire enjôleur et s’installa enfin sur un fauteuil au fond de la pièce. Indécis, Ulrich commença à ranger ses outils. Ce n’était pas ce soir qu’il pourrait avancer sur la besace commandée par un autre client.

— Qu’avez-vous envie de faire ?

Une fois son matériel rangé, Ulrich alluma quelques bougies pour illuminer la pièce.

— Nous pourrions peut-être manger ? proposa Gisabelle avec pragmatisme.

Le soleil était tout à fait couché, à présent.

— Manger, oui, bien sûr.

Un peu confus, Ulrich se rendit dans la remise chercher de quoi les nourrir. Au bout de quelques minutes, Gisabelle frissonna en entendant des bruits mouillés, puis comme un os se cassant. Un haut-le-cœur monta mais elle le réfréna aussitôt.

— J’espère que vous aimez la viande, grogna l’artisan en revenant.

Son invitée lui adressa un sourire peu convaincu pour toute réponse.

— En dédommagement de ce que vous faites pour moi, je vous propose un petit divertissement.

Ulrich grogna. Prenant cela pour un assentiment, Gisabelle reprit.

— Je pourrais vous chanter un morceau, qu’en dites-vous ?

Son hôte se contenta de préparer le feu censé cuir leur repas. La jeune femme s’éclaircit la gorge.

— C’est un petit air de jazz de ma composition.

Sa voix s’éleva, lente, langoureuse, rauque, douce aux oreilles. Les poils d’Ulrich se hérissèrent sur sa nuque. Il n’avait encore jamais entendu ce genre de musique. Il se laissa bercer, en oubliant presque ce qu’il était en train de faire. La chanson que la jeune femme chantait racontait la mésaventure d’un homme qui se faisait abandonner par la femme qu’il aimait.

L’histoire résonna si fort en Ulrich qui ne sentit pas la morsure des flammes sur sa peau. Il rugit lorsque la douleur se rappela à lui, faisant se stopper net la mélodie.

— Tout va bien ?

— Non, ça ne va pas, hurla-t-il, ses yeux roulant dans leurs orbites.

Il jura plusieurs fois. Gisabelle s’approcha de lui et posa une main sur son bras.

— Vous voulez me montrer ?

— Non !

Il se dégagea vivement, l’envoyer valser à l’autre bout de la pièce. La jeune femme se redressa avec toute la dignité dont elle était capable. Du coin de l’œil, elle vit que leur repas était carbonisé. Immangeable.

— Très bien, je vais me rendre utile, et aller chercher d’autres morceaux de viande.

Ulrich ricana, tenant sa main blessée à l’écart de tout ce qui pourrait lui faire encore plus mal.

— Pourquoi riez-vous ?

Piquée au vif, elle n’attendit pas sa réponse pour ouvrir la porte de la réserve.

— Vous n’y arriverez pas !

Elle l’ignora et avança dans la pièce. Une bougie dans un coin prodiguait une faible lueur. Du coin de l’œil, Gisabelle aperçut un monticule, une ombre noire qu’elle ne parvenait pas à distinguer. Elle s’approcha et laissa échapper un hoquet d’horreur. Prise de frayeur, elle recula, mais se heurta au torse de son hôte.

— D’où croyez-vous que provient mon cuir ? Il n’y a aucune bête aux alentours.

Tremblant de tout ses membres, Gisabelle supplia.

— Je vous en supplie…

Ulrich ricana de plus belle, caressant du regard la montagne de cadavre qui leur faisait face.

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