Le réveil du loup

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 La nuit était bien avancée. Aquilius et Lucretia dormaient profondément dans un silence apaisant. Celui-ci fut interrompu par un bruit de vent, semblable à un murmure fantomatique qui réveilla Aquilius. Il ne vit d’abord rien d’anormal puis aperçut devant l’entrée de sa chambre l’ombre d’une silhouette sur le sol. Aucun esclave n’étant de service de nuit, Aquilius s’empara de son gladius et sortit de sa chambre à la poursuite de cette ombre mystérieuse. Il se rendit compte qu’elle était plus petite qu’un adulte et tenait une lance à la main. L’inconnu alla ensuite dans le jardin, Aquilius en fit de même mais fut surpris de ne plus le voir malgré la lumière de la pleine lune. Après l’avoir cherché du regard, il vit l’intrigante silhouette escalader le mur d’enceinte et se laisser glisser de l’autre côté, vers les bois. Poussé par la méfiance et la curiosité, Aquilius franchit le mur à son tour et se retrouva au beau milieu des arbres touffus.

 Malgré l’obscurité ambiante, il aperçut l’étranger armé d’un épieu et l’interpela :

 — Qui que vous soyez, restez raisonnable. Votre position n’est guère favorable si vous devez affronter un fauve, surtout en pleine nuit. Vous seriez une proie facile pour le monstre qui terrorise la région.

 Pris sur le fait, l’inconnu se retourna et son visage fut légèrement éclairé par un rayon de lune, surprenant Aquilius qui reconnut son propre fils.

 — Que fais-tu ici, Marcus ? Tu devrais être au lit, c’est trop dangereux !

 — C’est pour capturer la bête, que j’ai décidé de chasser moi-même, père, répondit Marcus, exaspéré.

 — Mon fils, tu n’as pas besoin de prouver ta valeur dans une aventure aussi dangereuse.

 — Au contraire, père. Si je vous ramène le corps de cette créature que j’aurais tuée de mes propres mains, vous serez fier de moi et je vous montrerai que je suis digne de votre famille.

 — Ce n’est pas un combat que tu vas mener, c’est une folie ! Tu n’es pas encore apte à lutter et cette créature te dévorera sans que tu lui fasses le moindre mal. Rentre et étudie plutôt les arts et l’écriture qui t’inspirent davantage que la chasse.

 — Vous dites ça parce que vous n’avez plus d’espoir en moi ! Je resterai le petit dramaturge tandis que mon futur petit frère fera la fierté de la famille en respectant la tradition ?

 — Tu nous as entendus, ta mère et moi ? Voyons, ce n’est pas de la déception que j’exprimais, mais un simple constat. Je dois te l’avouer : moi non plus, je ne pensais pas devenir un prestigieux commandant au sein des légions. Je n’ai fait que respecter la tradition familiale et l’ai suivie sans rechigner, voulant gagner le respect de mon père. Quant à toi, tu n’as pas à prouver que tu vaux quelque chose à mes yeux dans la légion, mais dans l’érudition, qui contribue elle aussi au prestige de notre Cité par-delà les frontières et les siècles. Fais ce qui te semble juste et choisis par toi-même ce que tu veux faire de ta vie.

 Après avoir échangé des regards de compréhension et de compassion, le père et le fils se rapprochèrent et se serrèrent très fort l’un contre l’autre. Leur moment de réconciliation fut cependant interrompu par une étrange lumière blanche. D’abord aveuglés, ils finirent par discerner une boule lumineuse d’une blancheur éclatante, de laquelle surgit une silhouette habillée d’une longue toge blanche avec capuche.

 — Tiberius Aquilius, émit une voix féminine aux sonorités fantomatiques, l’heure de la bête est venue.

 Aquilius fut saisi d’effroi car c’était la voix de la druidesse qu’il avait tuée un an auparavant.

 — Non, ce n’est pas possible ! Vous devez être morte et enchaînée dans le Tartarus.

 D’un geste sûr, Aquilius saisit l’arme de son fils tandis que le spectre de la défunte druidesse s’avançait vers eux en flottant dans les airs. L’ancien legatus lança l’épieu en direction du revenant qui continuait d’avancer, laissant le projectile le traverser. Aquilius fut encore effrayé lorsqu’il vit se diriger vers lui d’autres silhouettes blanches et lumineuses qui les encerclèrent, lui et son fils. Il reconnut de nouveau plusieurs de ses victimes de guerre qu’il avait vues dans ses précédents rêves, ainsi que l’esclave sicilien à la gorge monstrueusement déchiquetée. La druidesse se trouvait à présent juste devant lui et révélait petit à petit son visage à la peau pourrie, partant en lambeaux, tout en l’épouvantant avec un sourire de mort.

 — Le talisman que ton fils porte autour du cou m’empêche d’exercer une quelconque influence sur lui. Mais il ne pourra le protéger contre la bête tapie en chacun de nous. Laisse la peur te gagner !

 Une frayeur sans pareil s’empara alors d’Aquilius. Il fut pris d’une douleur intense qui le fit grimacer comme si son visage se déformait. Complètement démuni face à cet horrible spectacle, Marcus ne pouvait que regarder son père saisi de spasmes violents, ponctués de bruits d’os brisés et de contractions musculaires. Aquilius laissa tomber sa tunique, se mettant complètement à nu, et hurla de douleur tout en grimaçant monstrueusement. Sa mâchoire et son nez s’allongèrent, tout comme ses bras, ses jambes et ses doigts, dans un craquement de cartilages et de chairs. Tels ses oreilles, ses ongles devinrent pointus et se transformèrent en griffes acérées qui lui déchirèrent les doigts. Le corps d’Aquilius était à présent bien plus grand que celui d’un homme ordinaire, et squelettique, comme s’il n’avait rien mangé depuis plusieurs jours. Sur sa peau se mirent à pousser à une vitesse surnaturelle des poils gris qui recouvrirent tout le corps, achevant de transformer l’homme en bête. Émettant des grognements bestiaux, le loup se retourna vers Marcus qui s’empara du gladius de son père. Derrière la bête, le fantôme de la Louve des Ardennes tendit son doigt en direction du jeune homme puis disparut telle une fumée s’évaporant dans l’air.

 L’adolescent était partagé entre la peur et la pitié, car il espérait que dans ce monstre aux yeux rouges et féroces persistait l’homme qui l’avait élevé et éduqué. Le loup bipède bondit sur le jeune garçon, toutes griffes dehors, tandis que Marcus brandissait son arme.

 Plus loin, à l’orée de la forêt, dix légionnaires patrouillaient, menés par leur decurio tenant une torche. Ils s’arrêtèrent brusquement au son d’un cri bestial dont l’écho brisa le silence de la nuit. Effrayés et intrigués, les militaires se précipitèrent dans la forêt en courant. Un autre cri se fit entendre. Certains qu’il était poussé par un jeune homme torturé par la douleur, les légionnaires accélérèrent le pas mais durent s’arrêter brusquement, choqués par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

 Un immense loup se tenait sur ses deux pattes arrière, le dos courbé. À ses pieds était étalé le corps éventré d’un jeune garçon. La bête regarda les Romains qui reculèrent d’un pas, impressionnés par sa taille et son aspect squelettique. Malgré la faible luminosité, le decurio vit qu’un gladius était enfoncé dans la cage thoracique du monstre et qu’à sa patte avant droite était attaché un pendentif doré, la bulla de la victime qui n’était autre que Marcus. Légèrement affaibli, le loup retira le gladius de sa poitrine en grimaçant de douleur et s’enfuit à quatre pattes, poursuivi par le decurio et ses dix légionnaires.

 Le grand loup courait aussi vite qu’il le pouvait dans l’obscure et dense forêt, mais il devait ralentir régulièrement à cause de sa blessure. Les gouttes de sang qui s’en échappaient aidaient les militaires à le poursuivre, malgré la distance que le monstre essayait de gagner sur eux. Il dut cependant s’arrêter car d’autres lueurs de torches suivies de légionnaires s’avançaient vers lui. Un pillum se planta juste devant lui tandis que d’autres pila et épieux pleuvaient autour de lui, l’incitant à fuir. Dissimulés derrière des arbres ou des arbustes, les Romains projetaient tour à tour leurs lances sur le loup dès qu’il passait devant eux.

 Servilius, qui s’était emparé de l’arme d’un de ses hommes, attendit que la créature arrive derrière l’arbre où il se trouvait. Il lança son épieu d’un geste rapide, qui alla transpercer le flanc du monstre qui s’étala un peu plus loin. Attendant les autres légionnaires, Servilius suivit le tracé du sang répandu sur le sol, le menant vers le loup monstrueux qui avait terrorisé les environs. Cependant, arrivés au bout de la piste ensanglantée, les militaires virent le cadavre d’un homme mûr, entièrement nu, transpercé par un épieu. Intrigué, Servilius l’observa et reconnut son ancien legatus, le regard vide, du sang s’écoulant de sa bouche. Examinant le corps attentivement, Servilius découvrit que dans la main droite d’Aquilius se trouvait la bulla de son propre fils. Dans la paume de son autre main, il vit une mystérieuse tache de naissance dont la forme aux contours très nets représentait un loup hurlant.

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