Papa se dévoile

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 Ces jours heureux le hantent à présent. Il n’estimait pas la chance formidable qu’il avait. Aujourd’hui, il traîne un boulet, celui de son existence, il erre dans les bars et les salles de classe, l’esprit perdu dans une époque qui n’est plus. Les gens le regardent avec cette même pitié qui le dégoûte alors il ne cherche plus à les croiser. Il porte son fardeau invisible, croix maudite le condamnant à la solitude et au silence. On ne l’entend plus, on ne le voit plus. Même l’humiliation de certains profs ravis de le soustraire du dessin de monstres pour l’afficher au tableau ne l’atteint plus : il s'exécute avec lassitude, jette un rapide coup d’oeil sur le problème, le résout et se rassoit pour me replonger dans ses crayonnages brouillons. Il ne lui reste que ça. D’autres profs comme Simons par pitié ou par résignation l’autorisent tacitement à s’occuper selon son bon vouloir. Parfois, il sèche les cours, incapable de se lever. Son réveil est un enfer quotidien : dès qu’il ouvre les yeux, la réalité le percute et le cloue sur place. Il reste à scruter le plafond pendant des heures, ignore les relances parasites de son unique ami et s’anesthésie à grand renfort d’alcool et de clopes. C’est mieux que le vide abyssal qui a emménagé dans son âme depuis son départ. La fuite idéale, facile, douce, jusqu’au moment où son estomac affamé l’oblige à dégueuler au-dessus de la cuvette des toilettes où il se traîne telle une larve faible et inutile. C’est ce qu’il est après tout : une larve. Une erreur, un imposteur, une copie d’un frère qu’il adorait plus que tout au monde. Le seul instant où on le force à poser des mots, c’est lorsque la psy le fixe et qu’elle lui demande de parler de tout ceci, de ce qui précéda le chaos. Alors il lui raconte en essayant de se remémorer les événements.

― Et que s’est-il passé ensuite ? demandait-elle avec une patience égale.

 Les mots douloureux se délient, il sort de son mutisme dans ce bureau miteux qui empeste la cire devenu un second foyer comme on fréquente notre boulanger. Il fixait les traits de la quarantenaire bienveillante. Ses yeux bleus clairs le scrutent, sereins, sans jugement, sans rudesse. Ça le change des œillades meurtrières de sa mère et de la fuite de celles de son père. Après la Tragédie, il s’était tu : les mots n’avaient plus de raison d’être, il n’avait plus personne à qui parler.

― Monsieur Kimiko ?

 Ses yeux interceptent ceux du Docteur Hamilton. Il comprend qu’il doit parler, vider son sac et ses tripes, qu’il doit vomir ces mots qu’il n’arrive plus à cracher sur le papier.

― Pardon, où en étais-je ?

― Vous me racontiez vos vacances de Noël chez votre tante, résuma-t-elle.

― Ah oui.

*

Décembre 2015, 2 mois avant la Tragédie.

 Nos vacances filèrent à un rythme indécent, chaque jour nous apportant son lot de découvertes. En fin de compte, Misaki s’était révélée d’une gentillesse infinie, j’en venais presque à comprendre pourquoi Maiko l’appréciait à ce point. Cette dernière nous traîna dans tous les restaurants possibles y compris les plus atypiques : pour la première fois de ma vie je consommais du fugu, ce gros poisson qui se gonfle comme un ballon de baudruche. Elie, fidèle à lui-même , les avait imités en gonflant ses joues, feignant des nageoires mobiles avec ses mains sur les tempes, les yeux louchant. Son air idiot fit rire quelques clients, moins le chef du resto qui s’impatientait. Je le pris en photo avec mon appareil, pas peu fier du cliché qui le représentait bien. Il désigna enfin un des poissons qui nageait innocemment dans le bassin extérieur. Le chef s’en alla chercher une longue épuisette qu’il immergea pour balayer la surface de l’eau et coincer l’animal condamné. Le fugu se devait d’être manger frais, mais pas frais comme le saumon qu’on peut toujours manger tant qu’il est préservé dans de la glace. Non, ce met de choix devait être frais de la seconde, et seuls quelques chefs initiés avaient le droit de le présenter au menu. On ne joue pas avec la neurotoxine. Ce n’est pas pour autant que je le trouvais fameux. Moi qui pensais que je m’en sentirais différent après avoir goûter la mort, m’en trouvait déçu.

 Après le déjeuner, on se rendait à l’aquarium Sumida pour observer les lions de mer, les gros et les petits poissons. Ou l’on faisait les boutiques pour nous racheter des streetwear qu’on trouvait trop classes quand papa se dénichaient de nouveaux costumes et Tante Maiko des jupes longues. Misaki nous payait un dayaki tout chaud et un café pour nous réchauffer après ces après-midis passées à vadrouiller dans un Tokyo hivernal. Je devais lui reconnaître une classe naturelle qui m’impressionnait. Dans les izakayas de Yoyogi, elle n’était pas la dernière à lever le coude. Quand elle était ivre, elle riait beaucoup, d’un rire chantant et adorable. Maiko bien avinée finissait parfois par nous cacher la vue avec la carte du resto-bar pour l’embrasser. Elie trouvait ça mignon, moi embarrassant, mais il fallait avouer leur complicité. Papa lui ne disait rien, il préférait se resservir une pinte et la descendre en des gorgées expertes.

― Tant qu’elles sont heureuses, je me fiche du reste. m’avait-il dit alors qu’elles étaient aux toilettes et Elie parti quêter un serveur, Comme pour toi, Ren.

― Comment ça ?

― Eh ben si tu aimes les garçons, je m’en ficherai aussi, ça ne changerait rien à qui tu es.

― Je n’aime pas les garçons de toutes manières. Maman me tuerait en plus si je lui faisais ce coup-là.

― Tu sais, ta mère ne sera pas toujours sur ton dos. Un jour viendra où tu pourras décider toi-même de ta vie. J’espère que ce jour-là tu ne regretteras pas de lui avoir trop obéi.

― Pourquoi tu me dis ça ?

Il avait haussé ses larges épaules et porté sa pinte à ses lèvres. Ses joues d’un rouge vif trahissaient son alcoolémie. Ça le rendait étonnement loquace.

― Aime qui tu veux fiston, ne te coince pas dans un mariage trop jeune, t’as la vie devant toi pour ce genre de détails. Si ton truc c’est la musique ou le chant, ou que sais-je, donne-toi à fond et transgresse ces règles merdiques qu’on t’impose.

― Tu sais que tu ne devrais pas donner un tel conseil à un ado et encore moins à ton propre fils ? lui dis-je en souriant.

― Mouais sûrement. Mais tu vaux plus que ce que ta mère cherche à faire de toi. Et moi qui ai grandi sans père, j’aurais aimé qu’on me le rappelle de temps en temps.

 Papa n’évoquait jamais ses parents. Il éludait à chaque fois qu’on cherchait à lui tirer les vers du nez quand on était petits. C’était bien la première fois qu’il se confiait aussi ouvertement à moi, c’était perturbant.

― Mon père est mort avant notre naissance. poursuivit-il de lui-même en se resservant un verre, Il s’est jeté du haut de la tour de sa propre entreprise. Surmenage. A l’époque on ne lui donnait pas encore de nom à ce syndrôme-là, maintenant on l’entend partout : karoshi. Un pauvre bougre se jette sous un train ? Karoshi. Un gars s’effondre à cause des heures sup’ ? Karoshi. Au moins on indemnise un peu plus les familles, et encore. Alors tu sais, savoir que ma grande sœur aime d’autres femmes, c’est le cadet de mes problèmes. Tout ce qui compte, c’est que ce pays de bourreaux du travail ne l’achève pas.

 Je comprenais sa logique. Il s’inquiétait beaucoup pour elle. Tante Maiko était la japonaise moyenne qui ne rechignait pas à la tâche. Elle travaillait sans relâche et rentrait très tard chez elle. Elle nous appelait au beau milieu de la nuit, quand nous, nous passions seulement les pieds sous la table pour dîner.

 Il se tut à nouveau. Un peu alcoolisé moi-aussi, je ne relevais pas un détail important dans ses dires. Un détail pourtant clef qui me ferait plus tard comprendre à quel point lui et moi étions semblables. Pour le moment, je m’attelais à engloutir mes sushis tandis qu’il engloutit son verre.

 L’izakaya très animé à cette heure-ci semblait s’être refermé sur nous. Un mélange d’odeurs exotiques saturait l’air ambiant. La promiscuité, elle, nous faisait suer à grosses gouttes. On ne s’entendait plus penser au milieu des conversations ivres des clients. Le japonivre ne fut jamais aussi populaire qu’en ces lieux. Des armées entières de costards-cravates noirs et blancs envahissaient le peu d’espace disponible. La chaleur étouffante des cuisines ouvertes, à à peine deux mètres de notre tablée, n’arrangeait pas notre suffocation. Pourtant c’était dans ces lieux trop bruyants et trop exigus que je me sentais le mieux, sûrement à cause des litres de bières qu’on buvait.

― Votre mère m’a parlé de votre maquette. J’aimerais beaucoup l’écouter, déclara-t-il soudain en se saisissant de ses baguettes pour dévorer son katsudon.

Misaki, Maiko et Elie étaient revenus de leurs escapades. A l’évocation de ce projet, mon jumeau baissa les yeux sur son plateau de gyozas et ne dit rien.

― Quelle maquette ? s’intéressa Misaki après avoir recommandé un nouveau plat.

― Renny-chan et Elie-chan sont musiciens, répondit mon père du tac au tac si bien qu’on ne put même pas éluder.

 L’entendre me surnommer ainsi embrasa mes joues. Je ne savais pas ce qui m'embarrassait le plus : le fait qu’il ait mentionné notre activité ou ce surnom ridicule qui avait bercé ma tendre enfance. D’un même mouvement, ma tante et sa copine se tournèrent sur nous, les yeux écarquillés, lâchant toutes les deux un “Yabai !” admiratif. Cette expression est un peu le “putain” des Français : passe partout et tout aussi populaire pour traduire l’excitation, la colère, la surprise, la joie ou la tristesse, tout dépend du contexte.

― Ça fait longtemps ? Vous ne m’en aviez pas parlé, dit Tante Maiko en nous scrutant tour à tour.

 Elie, assis à côté de moi, était rouge. Lui qui d’habitude se vantait d’être la future étoile montante du rock restait muet, à boire sa bière d’une traite. Il était de nouveau bizarre depuis quelques jours et je ne comprenais pas pourquoi. J’étais persuadé que ça allait mieux depuis que nous étions au Japon, qu’il retrouvait un peu de paix et de normalité auprès de Maiko et de papa, mais au plus profond de moi, je le sentais : quelque chose clochait. Ses sourires trop spontanés me faisaient tiquer, mais quand j’essayais de lui parler, il me répondait toujours d’un grand sourire amusé “J’me sens merveilleusement bien ici ! Tu t’fais des idées.” Et je le croyais.

― Quelques années, répondis-je à sa place voyant qu’il ne réagissait pas. On a enregistré une maquette pour la présenter au concert de fin d’année de notre lycée. Mais maman n’a pas voulu que j’y participe à cause du bac. Donc c’est Elie qui va prendre ma place pour le présenter.

 Bien que déçu par ce rappel, j’étais heureux, persuadé qu’Elie donnerait tout sur scène, je lui faisais une confiance aveugle. Il était né pour ça, quand bien même j’étais le chanteur du groupe, il avait ce quelque chose en plus qui lors de nos précédents concerts avait transcendé la foule. Bien sûr que j’étais peiné d’être à nouveau relégué en simple spectateur et de ne pas pouvoir vivre cet instant unique, innommable, d'allégresse lorsqu’il entamait un solo et que Julien et Florian le rejoignaient et s’épuisaient au sang pour déchaîner la foule à nos pieds. Cet instant incroyable où le plancher de la scène sous nos pieds se mettait à vibrer jusque dans nos os au rythme des percussions frénétiques de notre batteur. Que nos camarades nous regardaient, les yeux brillants, et chantaient en coeur nos reprises, gesticulants comme des tarés au Hellfest. La scène me manquait déjà terriblement et la perspective d’en être écarté pendant deux ans me laminait le cœur. Pour être tout à fait honnête, Docteur, je craignais de me rendre compte que le groupe que nous formions pouvait exister sans moi. Qu’il pouvait conquérir des sommets sans moi. Mes amis et mon propre frère étaient d’un talent fou, et je l’avoue, non sans honte, mais je les enviais.

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