Retour au Japon

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Décembre 2015, 2 mois avant la Tragédie

 L’avion attérit enfin après plus de 12 heures de vol plongé dans le noir. Malgré l’épuisement qui me pesait sur les épaules car je ne supportais pas la pression atmosphérique, mon impatience grandissait à mesure que les passagers descendaient. Je réveillais Eliott et mon père qui avaient dormi tout du long. Heureusement que les longs courriers des compagnies aériennes japonaises prévoyaient des films pour s’occuper.

 On s’incrustait tant bien que mal dans le flux humain pour désenquiller nos bagages cabines des compartiments au-dessus de nos têtes, nous plaquant contre les sièges lorsque les autres voyageurs tentaient de sortir de la mêlée pour traverser l’allée centrale. Je peinais à réaliser que nous étions enfin de retour.

 Les arrivées à l’aéroport de Narita s’effectuaient dans une sorte d’immense hangard lugubre traversé par les courants d’airs. Il y avait tout intérêt à sortir nos papiers à l’avance car les agents de contrôle ne traînaient pas. Pour les étrangers qui ne parlaient pas japonais, c’était certainement le moment le plus stressant, l’anglais n’étant pas le fort de nos compatriotes. L’attente fut longue avant que cela soit notre tour. Papa pris les devants et présenta nos papiers à l’agent : un homme dans la quarantaine, le visage peu amical, dont les cheveux grisonnant dépassaient de sa casquette à visière. Il nous toisa tous les trois, demanda à mon père s’il avait besoin d’un permis de travail. Papa expliqua qu’il ne revenait que pour quelques jours, pour voir de la famille. L’homme acquiesça et tamponna nos passeports avant de nous libérer. Elie trépignait : il n’avait pas fumé depuis notre départ et je soupçonnais que son patch à la nicotine ne faisait plus effet. Papa se montrait étonnamment calme, et pourtant il avait refusé d’en faire de même sous prétexte que ça ne fonctionnait pas sur lui.

 On chemina en silence dans le labyrithe de l’aéroport pour récupérer nos encombrantes valises. Mes deux accompagnants se ruèrent dans les boutiques dutyfree pour racheter leur précieux poison tandis que je jetais mon dévolu sur une bouteille de soda et des pocky au matcha qui m’avaient tant manqué. Partout autour de moi, j’entendais parler japonais ou anglais, c’était à la fois perturbant et familier, la sensation d’être de retour chez moi, à ma place. Mon père d’ailleurs n’eut aucun mal à rebasculer dans sa langue maternelle et par la force des choses, on l’imita. Quand nos amplettes furent achevées, on se dépêcha de prendre nos billets de shinkansen pour Tokyo : cela était le moyen le plus sûr et rapide d’y parvenir. Maiko n’avait pas pu faire le trajet pour nous récupérer en raison de son travail.

 A bord du train au bec allongé, les sièges disposaient d’un espace très confortable, particulièrement le bienvenu pour nos longues jambes à Elie et moi. Papa était plus petit que nous, dans la norme de sa patrie, les sièges d’avion comme de trains l’indifféraient. Ce qui était d’autant plus pratique avec ceux-là, c’était la possibilité des les tourner comme bon nous semblait : on pouvait ainsi former un carré familial de quatre places ou les positionner dans le sens initial si nous n’étions que deux ou seul. On opta bien sûr pour la première disposition où je m’assis à côté de mon jumeau bougon dans le sens de la marche pour admirer le paysage défiler à vive allure sans en avoir l’estomac retourné. Contrairement aux trains français, le shinkansen semblait voler sur les rails, on ne ressentait aucune secousse ou même le bruit des rames : un silence complet plongeait les compartiments dans un état méditatif. Le train avalait les paysages où le soleil commençait à décroître.

 Les premiers arrêts s’annoncèrent au bout d’une heure, il nous restait encore une demi-heure de voyage avant d’atteindre notre destination finale : la gare de Shinjuku. Eliott baillait par intermittence, ses écouteurs vissés dans les oreilles tandis que papa, les bras croisés, piquait du nez. J’étais tout aussi crevé mais incapable de me reposer tant que nous étions encore à bord : il me faudrait encore quelques jours avant de redévelopper le sixième sens bien tokyoite qui permettait à mes comparses de s’endormir dans les transports et se réveiller à la bonne station comme si de rien n’était. Pour en avoir été témoin lors de mes nombreuses visites à tante Maiko plus jeune, j’en gardais un souvenir amusé.

 Absorbé par ma lecture de Bel-Ami de Maupassant, je ne m’aperçus pas tout de suite que nous nous étions arrêtés. Ce fut quand papa et Elie se levèrent que je compris que nous étions arrivés.

 De shinjuku, nous embarquions dans un train local jusqu’à la gare de Seijogakuen-mae. Malgré l’heure, le train était bondé : impossible de s’asseoir, nous étions tous pressés les uns contre les autres ; ça par contre, ça ne m’avait pas manqué. La plupart des passagers étaient des hommes en costard-cravate impeccables trainant leur serviette de travail, la mine épuisée. Les chanceux assis travaillaient encore, leur PC sur les jambes tandis que d’autres dormaient sur l’épaule de leur voisin qui lui-même jouait sur son portable tout droit sorti des années 2000. Partout, le même silence. Ici, on respectait plus que tout le collectif : le moindre comportement discident attirait les regards accusateurs ou l’indifférence froide et plus menaçante encore qu’une réprimande. Sortis de la station, nous constations avec déception que les bus ne tournaient plus : il nous faudrait marcher une vingtaine de minutes dans le dédalle familier jusqu’à la maison de Maiko. Nous étions tous les trois harassés, et pourtant il n’y avait pas d’autres choix. On s’engouffra donc à travers les rues encore fréquentées, sous les réverbères qui diffusaient une lumière orangée tamisée, soutenue par intermittence par les néons colorés des enseignes. On s’arrêta dîner dans un fast-food qui ramena un peu de réconfort dans cet interminable périple puis nous reprenions notre route. La tranquilité des rues contrastait à plus d’un titre à l’environnement bruyant de Lille : jamais je n’aurais eu l’idée de m’aventurer seul la nuit en France, alors qu’ici un sentiment de liberté m’étreignait. Hormis quelques gaijin - n’en étions pas nous-même du fait de notre métissage ? - nous étions entourés de japonais qui ne quittaient jamais la capitale. Le quartier dans lequel vivait la soeur de papa portait sa digne réputation d’accueillir en son sein les plus fortunés : partout, de grandes villas discrètes où plusieurs voitures dont certaines importées des Etats-Unis, stationnaient aux entrées de garage. On devinait aussi la présence d’animaux de compagnies aux niches et aux jouets qui trainaient dans les pelouses parfaitement entretenues. C’était parmi ces habitations que Maiko avait acquis une maison une dizaine d’années auparavant.

 Mon père lui téléphona lorsque l’on pénétra dans la cour protégée : une confiance sans égale régnait si bien que peu de personnes fermaient leur propre porte d’entrée à clef. Il échangea brièvement et finit par nous informer qu’elle avait laissé les clefs dans un pot de fleurs près de la porte et que nous pouvions entrer. On ne se fit pas prier. On retrouva nos chambres comme si nous n’étions jamais partis : des dessins d’Elie tapissaient les murs blancs de la mienne tandis que la sienne, plus sobre, comportait des clichés argentiques de mon propre fait. Eliott admirait ma manie de tout photographier, surtout ses grimaces, et moi la patience rigoureuse de ses monstres méchas inspirés d’Evangélion dont les traits s’étaient affinés et précisés à force de longues heures d’ennuis et de retenues.

 Lorsque Maiko rentra enfin, on piquait du nez dans le canapé du salon. Elle nous accueillit d’un immense sourire lumineux et d’une accolade franche. Elle se montra plus mesurée envers papa, le saluant à la japonaise, en inclinant la tête et le buste. Maiko ne parlait pas un mot de français, elle essayait avec nous mais les règles de grammaires l’achevaient. Si nous étions perdus, elle préférait basculer en anglais qu’elle maîtrisait à la perfection grâce à son poste dans une firme américaine. Plus petite et plus menue que papa, ses cheveux noirs lisses et fins lui tombaient en un carré souple sur ses épaules. Un peu plus âgée que lui, sa presque quarantaine traçait dans le sillage de ses yeux et ses joues, des rides rieuses qui n’enlevaient en rien à son charme naturel. C’était une belle femme rayonnante qui n’avait rien à envier à mon jumeau. Elle déballa son bento de son sac plastique pour dîner en prenant de nos nouvelles comme si nous nous n’étions pas vu depuis deux ans. Dans les faits, c’était le cas mais on maintenait le contact au moins une fois par mois.

― J’ai commandé le poulet frit, on le recevra après-demain. indica-t-elle en sortant ses baguettes et en frappant ses mains l’une contre l’autre. Bon appétit !

 Son plateau repas composé de udon, de karaage et de petits légumes se dégustant froid m’ouvrait l’appétit. Elle l’attaqua sans plus attendre et mordit dans un morceau de poulet frit.

― Avez-vous fait bon voyage ? reprit-elle lorsqu’elle eut fini.

― On est morts, gémit Elie qui jouait avec son nouveau briquet.

― Tu fumes toi maintenant ? Et tu ne dis rien ?

 La deuxième question se destinait à mon père qui haussa les épaules d’un air peu concerné.

― Ils sont assez grands pour faire leur propre choix, commenta-t-il.

 Maiko soupira.

― Haru-chan, tu as bien changé…Et Anne-san, elle ne vous accompagne toujours pas ?

 Notre tante n’arrivait pas à prononcer le prénom complet de maman - Anne-Marie - alors elle l’appelait Madame Anne. Ce n’était pas choquant ici que la particule utilisée pour la belle famille soit “san” qui signifie “madame” ou “monsieur”, tout comme on utilisait “chan” pour les personnes les plus proches de notre entourage. Rare en revanche était le fait d’utiliser le prénom, mais Maiko s’en fichait.

 La question innocente de cette dernière raviva la sensation fantôme qui hantait mon cou et mes cauchemars depuis trois semaines. Les marques s’estompaient de jour en jour, qualfeutrées à la vue de tous par mes cols roulés et mon écharpe. Le nez d’Elie s’était miraculeusement remis en quelques jours sans nécessiter d’opération. Depuis la nuit de l'altercation, nous ne l’avions pas revus. Papa nous avait donné quelques nouvelles lorsqu’il nous déposait des affaires de rechange : maman rentrait encore plus tard que lui, partait tôt le matin et ne lui adressait pas la parole.

― Elle…Elle est très prise par le travail, son entreprise lui en demande beaucoup, répondit-il enfin.

 Il reporta son attention sur sa tasse de café noir tandis que sa soeur le détailla avant de se servir un verre.

― Je vois. Ca doit être difficile pour elle. Je suis contente de vous recevoir en tout cas. En fait, j’étais impatiente de vous voir parce que j’ai rencontré quelqu’un.

 Eliott et papa la fixèrent, un sourcil arqué et l’oreille attentive. Moi, ça ne m’intéressait pas plus que ça, surtout si c’était ce que je craignais d’entendre.

― C’est qui ? l’encouragea mon jumeau d’un large sourire.

― Fujimoto Misaki.

 Misaki ? Elle avait enfin guéri alors ?

― Et c’est…? me risquais-je.

 Elie et papa me foudroyèrent du regard.

― Une collègue de travail. On sort ensemble depuis six mois, répondit-elle avec assurance.

 Je levais les yeux au ciel ; il fallait s’en douter.

― Et j’aimerais beaucoup vous la présenter après-demain, continua-t-elle.

― Conneries…murmurais-je. Pourquoi tu veux nous la présenter ?

― Eh bien parce qu’elle est importante pour moi, c’est la femme que j’aime.

― C’est faux, tu ne peux pas aimer quelqu’un qui est…comme toi ! Tu sais il y a des thérapies pour apprendre à aimer les bonnes personnes, tu devrais…

― Ren, ça suffit ! tonna mon père en s’approchant à grands pas de moi.

 Il se saisit de mon épaule, prêt à me relever de force lorsque Maiko arrêta son geste.

― Haru-chan ce n’est rien, il a le droit de ne pas être d’accord avec ça. Je me doute de qui il tient cette opinion, ce n’est pas sa faute.

― Ma mère n’y est pour rien ! rétorquais-je piqué à vif, Je… Je ne vous comprends vraiment pas… C’est contre nature, nous ne sommes pas fait pour aimer des personnes du même sexe que nous… Ce sont des comportements déviants qui peuvent se soigner ! Comme un rhume ou…ou une grippe !

 Les poings de mon jumeau se fermèrent en même temps que les yeux de mon père.

― Va dans ta chambre.

― Mais je…

― Ren, je suis crevé et n’ai pas la force de te faire la leçon une fois de plus, alors avant que je m’énerve pour de bon, obéis-moi.

 Face aux regards accusateurs et colériques je cédais, agacé pour de bon de ne jamais être pris au sérieux.

― Je vous déteste ! crachais-je en me relevant.

 Je quittais la pièce et claquais la porte derrière moi. De toutes manières j’étais épuisé et avais besoin de sommeil, grand bien leur fasse de me punir. Ca ne changeait en rien mon avis sur la question. La perspective de rencontrer cette…femme me dégoûtait.

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