Le médecin de la foi

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 Je me levais aux aurores, au rythme d’une nuit qui s’allongeait avec l’arrivée de l’automne. La nuit qui par ailleurs fut le témoin de mon insomnie. Mon corps entier me lançait, j’avais l’impression qu’un rouleau compresseur m’était passé dessus et m’avait broyé les os. La douche glacée échauffait encore mes muscles si bien que je transpirais comme en été. Torse nu, je descendis me servir mon petit-déjeuner aux alentours de 6 heures. A ma grande surprise, papa était levé, déjà habillé. Lorsqu’il posa son regard sur moi, sa tasse lui échappa des mains. Des centaines d’éclats se répendirent sur le carrelage de la cuisine dans un grand fracas, baignant dans une marre de café chaud. Malgré les dégâts, ses yeux ne me quittèrent pas, sa bouche arrondie en une expression stupéfaite. Ca ne devait pas être beau à voir vu sa tête. Moi qui pensais que personne ne les verrais. Je le saluais comme à mon habitude, m’attelant à éponger le liquide brun et ramasser la porcelaine brisée. Heureusement, il n’avait rien. Ses yeux me suivaient mais il ne disait rien. Que pouvait-il penser ?

 Je me servis un café tandis qu’il fouillait dans le frigo, sans doute pour sortir le lait et la confiture.

― Tiens, mets ça dans ton dos, ça te fera du bien.

 Je me retournais et le découvrais avec une poche de glace entre les mains. Je la pris sans un mot et l’appliquais sur la bosse qui irradiait. Le froid, désagréable, me rappella avec amertume la douche de la veille. Une lutte interne me donnait envie de lui jeter la poche à la figure et de m’enfuir avec Eliott. Mais pour aller où ? Nous serions un poids pour Alice, nous l’étions déjà en lui téléphonant à chaque crise. Elle avait déjà suffisamment de problèmes comme ça. Julien ne pouvait rien faire pour nous non plus. En plein deuil, avec son grand-père qui tentait de les maintenir sur les rails Raph et lui. Il n’y avait aucun refuge. Aucun moyen d’échapper au couroux maternel. Attendre son prochain voyage d’affaires était l’unique solution. Patienter. Attendre la majorité pour prendre notre indépendance et fuir. En attendant, il fallait survivre. Espérer que ses mains ne nous tuent pas avant.

 Nous étions dimanche. Le jour de la messe. Une fois le petit-déjeuner engloutit et la poche de glace redevenue liquide, je m’empressais de remonter pour m’habiller avant qu’Eliott ne me voit dans cet état. Il ne fallait pas qu’il s’en rende compte. Je passais une chemise dont je pris soin de boutonner le col afin de cacher l’empreinte rouge qui le cerclait. Un pantalon de velour côtelé compléta ma tenue dominicale. Maman allait être contente de me voir si fringuant. On oublierait les événements de la veille, je me confesserais comme un garçon obéissant. Peut-être avais-je mérité ma punition après tout. Mentir à ses parents, c’était un grave pêché. Eliott était sauf, c’était le plus important, il n’aurait pas à subir son châtiment. Papa et moi le couvrions tacitement.

 Vers 9 heures, on toqua à la porte. Maman passa une tête. Très pieuse, elle mettait un point d’honneur à respecter la tenue de rigueur pour la Sainte messe : si les pantalons de tailleur de haute couture l’accompagnaient en semaine, le dimanche était réservé à ses longues jupes et robes fluides et bouffantes. Aujourd’hui ne fit pas exception : sa robe chutney longue et évasée aux manches semi-transparentes et bouffrantes était complétée par un foulard lavande et des talons clairs. Son maquillage discret contrastait avec son habituel rouge à lèvres pétant. Elle avait noué ses ondulations brunes en une queue de cheval haute.

 Elle m’embrassa avec tendresse et me complimenta pour ma tenue. Son visage doux cachait bien mon enfer. Elle s’enquit de mon état, s’assurant qu’on ne voyait rien. Il ne fallait pas que mes ecchymoses gâchent sa réputation tout de même ! Elle estima que l’empreinte rouge était trop voyante. Je la suivis jusqu’à la salle de bains où elle déboutonna mon col pour la couvrir de fond de teint.

― Voilà. Comme neuf, déclara-t-elle tout sourire, ses mains posées sur mes épaules. Tu es excusé pour hier. Cependant, je veux que tu te confesses au Père Leroi tout à l’heure, tu m’entends ?

― Oui, maman.

 Son sourire accentua les ridules de ses yeux rieurs. Ces mêmes orbes métalliques qui m’avaient condamné la veille.

― Bien. Tu es bon garçon. Tu as mangé ?

 J’opinais.

― Parfait. Oh, une dernière chose : j’appelerais ton professeur de musique demain pour contester ta participation au concert. Tu auras le droit d’accompagner Eliott bien entendu, je ne suis pas un monstre à ce point.

 Son regard accusateur fit naître une pointe de culpabilité dans mon coeur.

― Je n’ai jamais dis que tu l’étais !

 Un sourire triste et reconnaissant parcourut ses lèvres et ses yeux.

― Maman est dure avec toi, mais c’est pour ton bien que je le fais.

 Ses mains resserèrent leur prise. Je me mordis la langue pour ne montrer aucun signe de faiblesse.

― Tes deux dernières années de lycée sont charnières, tu n’as pas le droit à l’échec. Une fois qu’elles seront terminées, je sais que tu vas m’abandonner. Je ne chercherais pas à te retenir cependant. Tu seras adulte. J’ai le mauvais rôle, j’en suis consciente mais c’est en étant sévère que je te donne l’opportunité de t’en sortir. Certains n’ont pas cette chance, tu sais ? Des enfants rêveraient que leurs parents s’occupent d’eux comme je le fais.

 Je baissais la tête. Alors elle savait ce qui me traversait l’esprit ? Elle n’avait pas tort sur le fait que l’on nous enviait : nous ne manquions de rien, ni d’argent ni d’affection. Maman faisait de son mieux pour nous. Elle travaillait dur pour subvenir à nos besoins. Elle veillait à notre éducation. Elle était présente quand papa ne l’était pas.

 Sur ces mots, elle me quitta pour réveiller Eliott. Il attendit son départ pour me prendre le poignet et m’entrainer dans sa chambre. Ce simple geste électrisa mon bras entier et me fit grimacer. Il s’excusa, penaud. Débraillé, les cheveux en bataille, son réveil sous le clairon de maman était difficile. Pourtant, ses yeux sombres s’animaient déjà d’une lueur d’inquiétude à mon observation, brûlante et plus que jamais déconfite. Je pensais que cela en resterait là, qu’il chercherait à me faire oublier les ématomes en me demandant conseil sur sa tenue du jour. A mon regret, ce ne fut pas le cas : il attrapa mon bras avec délicatesse, déboutonna ma manchette et releva un pan de tissu. A la découverte de ma peau tuméfiée, il devint exsangue. Je m’empressais de remettre ma manche en place alors qu’il s’effondrait sur le lit, la bouche couverte d’une main choquée.

― Je vais bien Elie. Tout va bien.

 La vague de culpabilité et de colère qui déferlait sur son visage comprima mon coeur dans un étau invisible. Elie souffrait plus que quiconque. Il pleurait pour autrui plus que je ne serais jamais capable. Il s’en voulait même lorsqu’il n’y était pour rien. Elie. Je devais le protéger. Le protéger. Quitte à lui mentir.

― Elie ? Je t’assure que ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air. Ce sont justes des bleus, ce n’est rien. Je vais bien.

 Il fallait qu’il s’en persuade. Que cela ne me brûlait pas, que je ne souffrais pas tant. Que ce n’était que de petites traces colorées, comme quand on se cogne trop fort dans un coin de table. Pourtant, j’avais beau me répéter, ses larmes affluaient comme deux cascades creusant la vallée de ses joues. Je me retrouvais démuni, face à mon jumeau qui pleurait pour moi. Encore. Faire souffrir Eliott, un fardeau que je ne me pardonnais jamais.

 Il sécha ses larmes pour de bon quand papa débarqua pour nous presser. Je le laissais s’habiller et patientais dans la voiture qu’il me rejoigne. Il pleuvait déjà des cordes quand papa et maman s’installèrent dans leur siège. Les beaux jours, nous y allions à pieds.

 L’église catholique Saint Charles, plus petite que celle que nous fréquentions à Lyon, s’ouvrait sur une nef aux colonnes rudimentaires d’un blanc laiteux. Le sol de pavés noirs et de quelques carreaux blancs amplifiait le chuintement des chaussures de la poignée de fidèles qui se disperçait maladroitement sur les côtés où des chaises inconfortables raclaient le sol dans un bruit strident qui couvrait l’orgue. Le programme de la messe du jour tapissait chacune d’entre elles, bien que peu en furent ôtées. Maman nous pressa pour que l’on s’installe dans les premiers rangs. Elle salua les Martin et Monsieur Duval qui patientaient déjà, un rang devant nous. Nous l’imitions par politesse. En dehors des messes, nous n’en n’étions pas familier. Elie trépignait déjà sur sa chaise où ses jambes étaient à l’étroit ; le manque de nicotine devait se faire sentir. Pour papa aussi. Maman les rabroua à voix basse en les traitant de toxicos. Ils lui jetèrent un regard sévère auquel elle ne s’attarda pas. Enfin, lorsque toute l’assemblée fut installée et la porte du narthex fermée, Père Leroi apparut depuis une porte dérobée, derrière le confessionnal. L’homme d’église, à peine plus âgé que ma mère, avait revêtu son aube blanche et son étole liturgique verte, pleine d’espoir et de vie. La tenue de saison ordinnaire. J’appréciais ce rituel bien huilé qu’était la Sainte messe, véritable chorégraphie ponctuée de chants qui nourrissaient l’âme et l’esprit, cette synergie entre tous ces fidèles qui ne se seraient jamais adressés la parole dans un autre contexte. On se levait et on s’asseyait en choeur, formant une vague humaine. Dans ce lieu, tout semblait cristallisé : les espoirs comme les remords que le divin nous octroyait. La Sainte Croix, toute de bois quoique petite, me fascinait : elle donnait un visage et un corps au Pardon. C’était si beau et si unique.

 La sermon du jour rappela l’importance des valeurs familiales, l’entraide et l’écoute, l’amour de soi et d’autrui. “Enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur, car cela est juste. Honore ton père et ta mère – c’est le premier commandement avec une promesse – afin que tu prospères et que tu vives longtemps sur la terre”. Les prédications de Père Leroi imprimaient les mots de maman un peu plus dans mes chairs meurtries. Eliott me coula un regard exaspéré. Il n’aimait pas l’homélie du jour. De toutes façons, sa réticence pour tout ce qui avait attrait à la spiritualité enflait depuis plusieurs semaines. Il rechignait à prier comme à étudier. Le dessin en revanche s’enracinait en cours et à la maison : il noircissait des pages entières de ses cahiers et ses carnets à dessin de portraits et de monstres mécha aux détails remarquables. Il était doué. C’est bien pour ça que ses professeurs d’arts plastiques chantaient ses louanges aux conseils de classe depuis qu’il tenait un crayon. Pour le reste, disons qu’il se contentait du minimum syndical pour ne pas déguster.

 Au confessionnal constitué de bois embaumant la cire, je me repentais de mon pêché après la messe. Père Leroi m’accorda le pardon divin et me recommanda de lire le psaume 51 des versets 3 à 12. Maman en pris note et remercia le prêtre lorsqu’elle sorti de sa propre expiation. Je me demandais bien ce qu’elle avait pu lui confier, si elle s’était montrée honnête ou s’était bien cachée de lui dire. “Un prêtre, c’est le médecin de la foi, m’avait-elle dit un jour, il est là pour écouter sans jugement et en toute confidentialité ce que tu as à lui avouer. Si tu es honnête, il saura trouver le remède dont ton âme a besoin”. Mon remède du jour serait de recopier 100 fois ces versets curateurs. Elle discuta avec lui une dizaine de minutes, lorsque tout le monde eut quitté l’église.

 Papa et Eliott s’éloignèrent pour fumer. J’aurais préféré leur compagnie quitte à subir les volutes empoisonnées, mais elle en décida autrement, m’apostrophant tandis que je les rejoignais. Lorsque j’approchais, son sourire s’agrandit : qui se douterait qu’elle soit capable de nous battre ? Personne. On soupçonnerait papa, parce que c’est bien connu, il n’y a que les hommes qui battent les femmes. Et puis un homme qui se fait battre, c’est impossible, elle doit forcément être boxeuse ou bodybuildée pour en avoir le dessus, sinon, ce n’est qu’un moins que rien, incapable de la tenir. Une autre raison pour laquelle, on se taisait. Personne ne nous croirait. Personne ne nous a cru jusqu’à présent, pas même les flics.

― Ah ! Mon chéri, je disais à Père Leroi que l’on serait ravis de l’aider dans l’organisation de la messe de minuit. Je compte sur toi !

― C’est très charitable de votre part Madame Kimiko. Nous en serons ravis également. Ren, penses-tu pouvoir libérer quelques heures durant les prochaines semaines afin de préparer cet événement ?

 Maman darda sur moi un regard insistant. J’opinais. C’était un faux choix, comme chaque année. Lorsque j’étais plus jeune j’aimais bien y contribuer avec Eliott, c’était amusant : avec d’autres enfants, on préparait les décorations qui embellissaient l’église la veille de Noël avec du papier crépon, des couronnes de polystirène, des branches de sapin et des pommes de pins que l’on ramaissait en forêt en automne.

― Les garçons pourraient vous aider aussi pour le service d’accueil dans le cas où personne ne se manifesterait, compléta maman avec détermination.

 Père Leroi acquiesça et nous remercia. Pas sûr qu’Elie serait aussi ravi. Nous avions grandi et l’excitation de Noël s’était muée en indifférence que seule la messe de minuit teintait de joie. Les cadeaux n’étaient plus que des enveloppes où un chèque trônait. D’une année à l’autre, nous le passions au Japon, avec Maiko. On mangeait du poulet frit d'un célèbre fast-food, on riait, on chantait, papa et Maiko buvaient jusqu’au coma et nous profitions de cette pause pour nous échapper dans les rues de Tokyo endormies. Le ferait-on cette année ? Tout dépendait de maman. Avec un peu de chance, elle travaillerait.

 Maman ne nous accompagnait plus au Japon. J’ignorais pourquoi. Peut-être à cause des fréquentations de tante Maiko. En un sens, je la comprenais. J’avais dû mal aussi avec le fait qu’elle aimait les femmes, ça me dépassait. Elle n’en restait pas moins une femme gentille qui ressemblait beaucoup à Elie en termes de caractère. Quel dommage que sa maladie la fasse aimer les mauvaises personnes. Maman disait qu’au Japon, il y avait moins accès aux traitements, que les thérapies pour cette maladie étaient coûteuses. Maiko n’avait peut-être pas les moyens de se soigner après tout ?

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